22 avril 2008
Jacques Diouf, directeur général du Programme alimentaire mondiale des Nations unies, a mis en avant les facteurs qui ont conduit à cette hausse subite des prix, à savoir une baisse de la production due au changement climatique, des niveaux de stocks extrêmement bas, une consommation plus grande dans les économies émergentes telles que la Chine et l’Inde, le coût très élevé de l’énergie et du transport et surtout la demande accrue pour la production de biocarburants2.
Les Etats-Unis ont été les principaux promoteurs, avec le Brésil, de la politique des biocarburants pour faire face à la montée du prix du pétrole, négligeant les conséquences dramatiques et prévisibles d’une telle production. Ainsi, pour satisfaire ses besoins en énergie, Washington promeut une stratégie qui va conduire une grande partie de l’humanité au désastre. Il n’y a aucun doute là-dessus et les grandes institutions internationales sont unanimes à ce sujet, y compris le Fonds monétaire international (FMI)3.
La FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, a souligné que l’augmentation mondiale de la production de biocarburants menaçait l’accès aux denrées alimentaires pour les populations pauvres du Tiers-monde. « A court terme, il est très probable que la rapide expansion des carburants verts, au niveau mondial, aura des effets importants sur l’agriculture d’Amérique latine », a affirmé la FAO4.
En effet, la production de biocarburants s’effectue aux dépens des cultures vivrières en puisant dans les réserves d’eau, et en détournant les terres et les capitaux, ce qui entraîne une augmentation des prix des denrées alimentaires et « mettra en péril l’accès aux vivres pour les éléments les plus défavorisés », conclut l’Organisation dans un rapport présenté au Brésil5. Les conséquences sociales désastreuses de cette politique sont aisément prévisibles alors que l’insécurité alimentaire frappe déjà 854 millions de personnes6.
Le Brésil, qui s’efforce de propager la production des biocarburants en Amérique latine et en Afrique, a nié le fait que cette politique était responsable de la hausse des prix des des denrées alimentaires à travers le monde. Le ministre des Finances Guido Mantega a fait part de son désaccord : « Cela met en péril la production alimentaire […] aux Etats-Unis, mais pas au Brésil, pas dans les pays d’Afrique, pas dans les pays d’Amérique latine, qui ont assez de terres pour produire les deux7 ».
Le président brésilien Luis Inacio Lula da Silva a également récusé cette thèse. « Ne me dites pas, pour l’amour de Dieu, que la nourriture est chère à cause du biodiesel. La nourriture est chère parce que le monde n’était pas préparé à voir des millions de Chinois, d’Indiens, d’Africains, de Brésiliens et de Latino-américains manger », a-t-il affirmé. Lula a plaidé en faveur des biocarburants car le Brésil en est le deuxième producteur mondial derrière les Etats-Unis8.
Mais les cours des matières premières contredisent de manière cinglante les propos de Mantega et du président brésilien. La production de biocarburants se substitue aux cultures alimentaires et encourage fortement la hausse des prix. Ainsi, le prix du riz a augmenté de 75% entre février 2008 et avril 2008 alors que le prix du blé s’est envolé de 120% sur la même période9.. Il en est de même pour les produits de base tels que le soja, le maïs, l’huile mais également le lait, la viande et autres10.
Le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon a réclamé des mesures d’urgence pour mettre fin à la crise alimentaire11. La Banque mondiale a appelé les gouvernements des pays membres à intervenir rapidement pour éviter la propagation du cataclysme alimentaire et a souligné que le doublement du prix des produits de base au cours des trois dernières années « pourrait pousser plus profondément dans la misère 100 millions d’individus vivant dans les pays pauvres ». Le prix du blé, par exemple, a augmenté de 181% en trois ans. Le FMI a mis en garde contre une hécatombe annoncée : « Les prix de l’alimentation, s’ils continuent comme ils le font maintenant, [...] les conséquences seront terribles. Comme nous l’avons appris dans le passé, ce genre de situations se finit parfois en guerre12 ».
Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, a qualifié la production massive de biocarburants de « crime contre l’humanité » et a averti que le monde se dirigeait « vers une très longue période d’émeutes ». Il a clairement désigné les coupables en fustigeant la politique désastreuse du FMI, le dumping agricole de l’Union européenne en Afrique, la spéculation boursière internationale sur les matières premières engendrée par les biocarburants, le gouvernement des Etats-Unis et l’Organisation mondiale du commerce13.
La mise en garde de Fidel Castro
Il y a plus d’un an, le 28 mars 2007 pour être précis, l’ancien président cubain Fidel Castro avait mis en garde le monde contre le danger représenté par les biocarburants. Dans une longue réflexion intitulée « Plus de 3 milliards d’êtres humains dans le monde condamnés à une mort de faim et de soif prématurée », il avait dénoncé « l’idée sinistre de convertir les aliments en combustible » élaborée par le président Bush comme ligne économique de la politique étrangère des Etats-Unis. Le locataire de la Maison-blanche a fait part de sa volonté de produire 132 milliards de litres de biocarburant d’ici 201714.
« Aujourd’hui, nous savons précisément qu’une tonne de maïs peut produire seulement 413 litres d’éthanol en moyenne […]. Le prix moyen du maïs dans les ports étasuniens s’élève à 167 dollars la tonne. Il faut donc 320 millions de tonnes de maïs pour produire [132 milliards de litres] d’éthanol. Selon les données de la FAO, la récolte de maïs aux Etats-Unis pour l’année 2005 s’est élevée à 280,2 millions de tonnes. Même si le Président parle de produire du combustible à partir de gazon ou de copeaux de bois, n’importe qui comprend qu’il s’agit de phrases absolument dénuées de réalisme15 ».
Pour Fidel Castro, si une telle recette était appliquée aux pays du Tiers-monde, le nombre de personnes qui seraient atteintes par la famine et le manque d’eau prendrait des proportions vertigineuses, sans parler des conséquences écologiques. « Il ne restera plus un seul arbre pour défendre l’humanité du changement climatique16 ».
L’ancien président cubain avait également fustigé l’intention de l’Europe d’utiliser non seulement le maïs mais également le blé, les graines de tournesol, de colza et d’autres aliments pour la production de biocarburants. Cela entraînerait – écrivait-il – un essor de la demande, une hausse colossale des prix de ces matières premières alimentaires et une crise humanitaire aux conséquences tragiques. Les prévisions de Fidel Castro se sont malheureusement avérées exactes17.
Le leader révolutionnaire cubain a proposé une solution simple pour effectuer des économies d’énergie :
« Tous les pays du monde, riches ou pauvres, sans aucune exception, pourraient économiser des millions de dollars en investissement et en combustible en changeant simplement toutes les ampoules incandescentes par des ampoules fluorescentes, chose que Cuba a faite dans toutes les demeures du pays. Cela représenterait un répit pour résister au changement climatique sans laisser mourir de faim les masses pauvres du monde18 ».
Un moratoire immédiat sur les biocarburants est indispensable
Loin de tirer les leçons du drame social et humain qui traverse la planète, les Etats-Unis ont réaffirmé leur volonté de multiplier par deux les énormes surfaces qu’ils consacrent déjà aux biocarburants. L’Europe a également affiché son intention de développer ces produits de substitution19. Les conséquences seront tragiques car le pire est à venir.
La souveraineté alimentaire est un droit inaliénable des peuples. Il n’en est point de plus important. La pauvreté et la famine ne sont pas des fatalités mais les conséquences directes d’un système économique inhumain et destructeur qui viole le droit à la vie des déshérités de la planète. Pour cette raison, il est impératif de lancer un moratoire immédiat sur les biocarburants sous peine de faire face un véritable génocide. Cette production est insoutenable d’un point de vue moral, politique et social. L’espèce humaine est en passe de s’autodétruire. Il est plus que jamais urgent de mettre un terme à cette course folle vers l’apocalypse.
Notes
1 The Associated Press, « La communauté internationale confrontée à une sérieuse crise alimentaire », 14 avril 2008.
2 Ibid.
3 Reuters, « Face aux émeutes de la faim, DSK s’interroge sur les biocarburants », 18 avril 2008.
4 Reuters, « La FAO met en garde contre les biocarburants », 15 avril 2008.
5 Ibid.
6 Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2006 (Rome : FAO, 2006), p. 8.
7 Reuters, « La FAO met en garde contre les biocarburants », op.. cit.
8 Le Monde, « Le président brésilien, Lula, plaide en faveur des biocarburants », 17 avril 2008 ; Marco Sibaja, « Brazil : Biofuels are not at the root of hunger crisis », The Associated Press, 17 avril 2008.
9 Lesley Wroughton, « La crise alimentaire reconnue comme une priorité mondiale », Reuters, 14 avril 2008
10 Ibid.
11 The Associated Press, « Crise alimentaire : Ban Ki-moon réclame des mesures d’urgence », 14 avril 2008.
12 Veronica Smith, « Crise alimentaire : la Banque mondiale sonne l’alarme », 14 avril 2008.
13 Agence France Presse, « Les biocarburants, ‘un crime contre l’humanité’ d’après le rapporteur de l’Onu », 14 avril 2008.
14 Fidel Castro Ruz, « Condenados a muerte prematura por hambre y sed más de 3 mil millones de personas en el mundo », Granma, 29 mars 2007.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Le Monde, « Les tartuffes de la faim », 17 avril 2008.
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