Entretien avec Aymeric Chauprade paru dans L’Homme nouveau n°1554 du 23 novembre 2013 (extrait), dossier « géopolitique ».
Professeur de géopolitique à l’École de Guerre de 1999 à 2009 et conseiller géopolitique de plusieurs chefs d’État, Aymeric Chauprade, entre deux avions, a accepté de répondre à nos questions sur la situation internationale, l’évolution des grands courants idéologiques en œuvre dans le monde, les principes de la géopolitique ainsi que sur ses derniers ouvrages parus. À ses yeux, l’affrontement qui se déroule dans le monde est celui de l’unipolarité contre la multipolarité, accompagné d’une bipolarité idéologique qui tente de s’installer partout, joignant ainsi les questions géopolitiques à la théorie du Genre. À sa manière, et selon l’approche propre au géopoliticien, Aymeric Chauprade dresse l’éloge de la civilisation française et chrétienne.
Propos recueillis par Philippe Maxence.
Quelle est votre analyse de géopoliticien sur la situation actuelle en Syrie ?
Aymeric Chauprade : L’État syrien qui ne tenait en tant qu’État-nation qu’à travers l’autorité d’un régime fort, produit de l’arabisme baasiste, est aujourd’hui profondément déstabilisé par la poussée de forces extérieures islamistes, soutenues par les pays du Golfe, la Turquie et leurs alliés occidentaux (États-Unis, Royaume-Uni, France). Ces forces extérieures ont réussi à réveiller la vieille opposition de bastions arabo-sunnites travaillés, depuis des décennies, par les Frères musulmans (Homs, Hama). Ne disposant pas de l’appui majoritaire de la population, sauf dans quelques bastions sunnites, les rebelles ont eu comme stratégie de semer la désolation par le terrorisme, de faire sauter des voitures piégées dans le cœur de Damas, de massacrer des chrétiens, des Alaouites et des Kurdes au motif qu’ils soutenaient le régime. C’est oublier que la moitié au moins des sunnites (notamment ceux de la capitale) soutient aussi le régime.
Ce conflit ne saurait se réduire à une opposition schématique entre la majorité arabo-sunnite et les minorités chiites ou chrétiennes. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Les réseaux de distribution de l’alimentation étant quasiment tous entre les mains de familles sunnites, les zones tenues par le régime mourraient de faim si tel était le cas. Malheureusement, nous sommes soumis, en France et dans l’ensemble des pays qui mènent une guerre occulte au régime de Bachar el-Assad, à une propagande grossière. Nous avons affaire à cette même propagande occidentale, qui a menti s’agissant de toutes les agressions occidentales depuis 1990, contre l’Irak, contre la Serbie, contre la Libye et aujourd’hui contre la Syrie.
Qu’est-ce qui pousse la France à mener la guerre contre les islamistes au Mali et à soutenir ces derniers en Syrie ?
La France a eu raison d’arrêter la descente islamiste vers l’Afrique subsaharienne. Il fallait y mettre un coup d’arrêt. Il n’y avait pas d’autre solution qu’intervenir militairement et cela aurait même pu être fait plus tôt. Les gauchistes autour de Hollande ont retardé l’échéance de manière critique. Le gouvernement a fortement exposé nos militaires en attendant si longtemps. Cette intervention au Mali montre d’ailleurs toute la pertinence de la coopération militaire française dans la zone francophone et notre valeur ajoutée en matière de stabilité. À ceux qui, il y a quelques années encore, à l’UMP ou au PS, voulaient fermer nos bases en Afrique, l’affaire du Mali rappelle que s’il y a une zone où il est pertinent de continuer à vouloir jouer un rôle militaire, c’est bien l’Afrique francophone.
Ce qui est incohérent c’est de soutenir en Syrie ceux que nous combattons au Mali. Et ce sont bien les mêmes : les mêmes djihadistes internationalistes, qui, depuis l’Afghanistan à l’époque soviétique, se sont retrouvés sur tous les théâtres de djihad, face aux Serbes et aux Croates, face aux baasistes irakiens puis aux chiites d’Irak, face aux armées libyenne et syrienne. Il est frappant de constater que la France ne s’oppose aux islamistes que sur les théâtres où elle exerce encore une certaine influence et c’est le cas en Afrique subsaharienne. Ailleurs, là où elle a perdu son influence au profit des États-Unis, elle s’aligne sur la politique américaine et se retrouve de fait dans le même camp que les islamistes. Bien sûr, en apparence, ce n’était pas le cas en Afghanistan, puisque Américains et Français combattaient côte à côte les talibans mais ce n’était qu’apparence puisque l’État profond américain, pendant ce temps, continuait son jeu trouble avec l’islamisme (et la drogue).
Alors que la France s’est placée sur les positions des États-Unis, doit-on voir dans cette attitude l’influence de groupes de pression comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite ou la mise en jeu d’un faisceau de causes ?
À partir du moment où la France a choisi de détruire, aux côtés des Américains, le baasisme irakien, elle a créé les conditions de l’anéantissement de sa politique arabe. En s’éloignant de l’arabisme modernisateur (mais certes autoritaire), elle s’est retrouvée à jouer la même partition que les Américains. Mais jouer la même partition lorsque l’on n’est pas au même niveau de puissance que les États-Unis, c’est évidemment une erreur stratégique majeure. Cela signifie que la France essaie de peser auprès des mêmes alliés (en l’occurrence Qatar et Arabie Saoudite) et comme, par définition, elle ne peut pas peser le même poids auprès de ces alliés proches des États-Unis, elle est prise dans le piège de la surenchère : la surenchère contre les ennemis moyen-orientaux de ces pays du Golfe, à savoir l’Iran et la Syrie.
La politique arabe de la France s’est donc « naturellement » et mécaniquement transformée en une politique plus royaliste que le roi (les États-Unis) au lieu d’être ce qu’elle avait vocation à rester, une politique d’équilibre. En se mettant en première ligne dans une position agressive, la France n’a plus de marge de manœuvre quand il s’agit de trouver un compromis. Le compromis est trouvé entre Washington et Moscou et c’est ce qui s’est passé en Syrie. Nos gouvernants ont détruit les fondamentaux de notre politique étrangère. Et cette destruction est le double résultat de l’adoption de la normalisation européenne (qui consiste à remplacer toute « Realpolitik » par une politique des Droits de l’homme) et de l’alignement sur les États-Unis.
Nous avons sur ce sujet, comme sur d’autres, la preuve de la combinaison malheureuse de l’européisme et de l’atlantisme, du masque des Droits de l’homme et de la politique des intérêts américains à la place de la politique des intérêts français. Bien sûr, il est possible, et probable même, que l’argent du Qatar déversé abondamment en France y soit pour quelque chose. Nos gouvernants se caractérisent à la fois par l’absence de sens du bien commun et par l’appétit pour l’argent. Ils ne croient ni en Dieu ni en la nation, ni dans le peuple puisque le mot populisme est un gros mot pour eux. Alors en quoi voudriez-vous qu’ils croient hormis l’argent ?