Le mystérieux « Ben Laden du Sahara »
Depuis 2003, le gouvernement américain considère le Nord de l’Afrique comme une nouvelle « zone à risques », du fait de l’extension du « terrorisme islamiste » international incarné par Al-Qaida. Son principal relais local serait le GSPC algérien (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), apparu en septembre 1998 et devenu, en janvier 2007, « Organisation d’Al-Qaida au Maghreb islamique ».
Dès mars 2004, lors d’une visite en Algérie, le général Charles Wald, commandant en chef adjoint des forces américaines en Europe (EUCOM), affirmait que des membres d’Al-Qaida tentaient de s’établir « dans la partie nord de l’Afrique, au Sahel et au Maghreb. Ils cherchent un sanctuaire comme en Afghanistan, lorsque les Talibans étaient au pouvoir. Ils ont besoin d’un endroit stable pour s’équiper, s’organiser et recruter de nouveaux membres [1] ».
Constamment réitérée depuis lors, cette thèse est largement à l’origine du spectaculaire rapprochement, autour de la lutte antiterroriste, entre Washington et Alger – même si celui-ci a connu depuis des hauts et des bas. À aucun moment, l’administration américaine de George W. Bush, comme les nombreux think tanks qui la soutiennent en multipliant les « analyses » fouillées du GSPC, n’ont sérieusement questionné la réalité et la nature de cette nouvelle menace. Pourtant, de nombreux éléments attestent que cette organisation (comme avant elle les GIA) est largement instrumentalisée par les services secrets de l’armée algérienne, le tout-puissant Département de renseignement et de sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire), principal centre de pouvoir depuis le déclenchement, en janvier 1992, de la « sale guerre » conduite par l’armée pour « éradiquer » les mouvements d’opposition se réclamant de l’islam politique [2].
Il ne s’agit pas ici de revenir sur tous les aspects de cette manipulation du GSPC par le pouvoir algérien [3], mais sur l’événement en quelque sorte « fondateur » qui marque l’émergence de l’organisation sur la scène médiatique et politique internationale : l’enlèvement et la séquestration en 2003, pendant plusieurs mois, d’une trentaine de touristes européens dans le Sahara algérien. Contrairement à l’auteur d’un récent livre sur « Al-Qaida au Pays du Maghreb » [4], Mathieu Guidère, qui n’évoque pas une seule fois dans ce livre cette prise d’otages, mais attribue ce caractère « fondateur » à deux autres événements (l’attaque d’une caserne en Mauritanie en juin 2005 et la réaction du GSPC à l’enlèvement de deux diplomates algériens en Irak quelques semaines plus tard [5]), nous considérons que l’enlèvement des touristes est un élément clé : il a beaucoup plus frappé les esprits en Occident et a servi de légitimation à la présence américaine dans la région, ce qui en définitive – comme nous le verrons –, était le but recherché par cette action.
En effet, depuis la première enquête que nous avons menée sur cette affaire [6], de nouveaux éléments sont venus confirmer qu’il ne pouvait s’agir que d’une opération organisée de bout en bout par les chefs du DRS, dans le but notamment de conforter leurs intenses efforts diplomatiques pour obtenir de Washington un soutien financier et militaire.
Le maître d’œuvre sur le terrain de cette opération, comme on l’apprendra plus tard, est un certain Abderrazak « El-Para » (dont le vrai patronyme serait Amari Saïfi, et un autre pseudonyme Abou Haïdara) [photo en tête d’article, ndlr E&R], un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne officiellement passé à la guérilla du GSPC et présenté par la presse algérienne et occidentale comme un « lieutenant de Ben Laden » chargé d’« implanter Al-Qaida dans la région du Sahel » : El-Para aurait rejoint la guérilla islamiste dès 1992 et serait devenu le « numéro deux » du GSPC après sa création en 1998. Pourtant, dans les documents alors présentés sur le site Web du GSPC de l’époque [7], il n’est qu’un émir local. Certes, les touristes enlevés ont bien reconnu parmi leurs ravisseurs celui qui est désigné officiellement comme « El-Para » ; mais celui-ci ne s’est jamais présenté sous son nom et ses hommes le désignaient comme l’« émir ». L’opinion publique ne connaissait pas son physique, les touristes l’ont identifié après l’enlèvement et l’état-major de l’armée algérienne, ancien employeur d’El-Para, a affirmé qu’il était celui qui agissait pour le compte du GSPC, lequel n’a pourtant jamais revendiqué cet enlèvement.
C’est cet imbroglio que je vais tenter d’éclairer ici, en reconstituant aussi précisément que possible la chronologie des événements, grâce à toutes les sources disponibles et aux entretiens que j’ai pu avoir avec certains des otages dans les années qui ont suivi leur libération.
Un très étrange enlèvement au Sahara
L’affaire commence de façon mystérieuse, en mars 2003 : les médias européens, germanophones en particulier, annoncent la disparition de touristes européens dans le Sahara algérien. Entre le 22 février et 23 mars, six groupes de touristes ont été enlevés avec leurs véhicules, près d’Illizi : trente-deux personnes au total, dont seize Allemands, dix Autrichiens, quatre Suisses, un Néerlandais et un Suédois. Ils vont vivre une odyssée éprouvante – qui coûtera la vie à une femme, victime d’une insolation. Pendant des semaines, les médias, les responsables politiques et les familles des otages spéculent sur l’identité et les revendications des ravisseurs, qui restent inconnues. Après d’obscures tractations dont rien n’a filtré, les touristes enlevés seront libérés en deux groupes successifs, les premiers mi-mai, les seconds mi-août.
Entre février et août 2003, il n’y a ni communiqué de revendication ni demande financière ou politique de la part des ravisseurs. Il faut attendre la mi-avril pour que certains journaux européens émettent l’hypothèse d’une action du GSPC, sans pour autant avancer d’éléments probants. Plus troublant : certains otages témoigneront après leur libération que l’opération n’aurait pas été ordonnée par le chef présumé du GSPC à l’époque, l’émir Hassan Hattab, mais par El-Para lui-même, lequel aurait décidé seul des rapts alors qu’il se rendait avec ses hommes au Niger pour acheter des armes [8].
Le mystère durera pendant toute l’affaire, mais aussi après son dénouement. On constatera en effet que les médias et les responsables politiques, en Algérie bien sûr, mais aussi – ce qui est plus surprenant – en Europe, semblent s’être donnés le mot pour ne pas poser de questions gênantes et pour ne pas engager d’investigations sérieuses. Cette attitude ne changera pas après la libération des victimes, bien au contraire : les journalistes européens se jetteront alors sur les otages à l’affût de détails croustillants, mais ils omettront de relever les multiples incohérences dans le traitement de l’affaire par les autorités des divers pays concernés. Quant aux otages eux-mêmes, ce n’est qu’une fois le traumatisme plus ou moins dépassé que certains d’entre eux se poseront des questions. En Allemagne, où un véritable embargo médiatique semble avoir interdit la recherche de la vérité sur le fonds de l’affaire, il faudra attendre plusieurs années avant que de rares journalistes se lancent dans des investigations plus consistantes [9]. Les experts en terrorisme, eux, continueront à y voir l’acte inaugural de l’irruption de la menace d’Al-Qaida dans la région du Sahel. Le plus extraordinaire, toutefois, c’est que la justice n’interviendra pas. De la part de la justice algérienne, cela n’est guère étonnant ; mais celles des pays dont sont originaires les touristes enlevés n’agiront pas non plus.
Après leur enlèvement, les otages seront scindés en deux groupes distincts, ne sachant presque rien l’un de l’autre, et chacun d’entre eux étant gardé par une quinzaine d’hommes, qui manifestement ne connaissent pas la région et ne sont pas habitués au climat. Pourtant, l’opération semble bien avoir fait l’objet d’une préparation : à partir de la piste touristique de Bordj Omar Driss vers Al-Hadjadj en contournant l’Erg Tifanin, une petite piste provisoire a été aménagée pour accéder au camp installé pour les premiers otages enlevés le 22 février 2003, qui seront quinze quelques semaines plus tard (c’est ce groupe qui sera libéré au Mali le 18 août 2003, contre une forte rançon ; le second groupe, comptant dix-sept personnes, enlevées durant la seconde quinzaine de mars, sera libéré le 13 mai). Mais il semble qu’à l’origine, il n’était pas du tout prévu d’enlever autant de personnes et surtout pas de les détenir sur une période aussi longue. Le problème de la nourriture se révèlera crucial pour les deux groupes.
El-Para accompagne le premier groupe de touristes pendant quelques jours, le temps d’arriver à l’endroit choisi comme camp, puis il disparaît jusqu’au 19 mai. Pendant ce temps, ses hommes pensent qu’il négocie, ce qui – comme nous le verrons – n’est pas le cas. Toutefois, il accompagnera le second groupe pendant deux à trois semaines, mais il ne communique pas avec les otages : ses lieutenants se chargent des relations avec eux, tandis que lui reste distant et se fait traduire en arabe les entretiens en français, alors qu’il comprend parfaitement cette langue (selon les otages, ces entretiens sont filmés par les ravisseurs).
Les deux groupes passent donc plusieurs semaines dans deux camps fixes distincts pas très éloignés l’un de l’autre, dans la région d’Amguid, à environ 450 km à l’ouest d’Illizi. Les uns et les autres rapporteront que les ravisseurs qu’ils côtoient alors quotidiennement semblent pieux et sincères : ils leur expliquent avoir entrepris cette prise d’otages pour, d’une part, attirer l’attention de l’opinion publique internationale sur la situation en Algérie et, d’autre part, exiger une rançon leur permettant d’acheter des armes. Certains d’entre eux avaient fui la répression, connu les camps de détention du Sahara (de 1992 à 1995), vu les exécutions sommaires et expliquent qu’ils combattent ce régime, mais qu’ils ne veulent pas faire de mal aux otages. Ils racontent notamment que des religieux chrétiens avaient été enlevés par le passé par un groupe armé et qu’ils avaient été tués par les militaires qui avaient attribué ces assassinats aux islamistes (claire allusion aux sept moines français de Tibhirine, assassinés le 22 mai 1996). Les ravisseurs disent vouloir surtout éviter qu’une telle situation se répète et prennent très à cœur la protection de leurs prisonniers.
Donc, pour les otages, il est clair qu’il s’agit d’un groupe armé agissant pour un objectif politique. Ils s’attendent, tout comme leurs ravisseurs d’ailleurs, à ce que le monde entier soit informé de leur situation et des revendications de ce groupe et que des négociations soient engagées. Abderrezak El-Para, manifestement le chef de l’opération, est pour certains otages le chef du GSPC. Pourtant, ayant en principe à gérer les affaires des deux groupes, qui finalement ne sont pas si loin l’un de l’autre tant qu’ils restent en Algérie, il ne prend pas contact avec les gouvernements des pays d’origine des otages ni avec les médias.
Les ravisseurs disposent d’un émetteur radio permettant le contact entre eux et avec le chef, sensé leur donner des directives. Mais ils vont attendre vainement, pendant des semaines, un signe venant de lui et ils sont aussi peu informés de la situation que les otages. Ils sont persuadés que l’opération, dont ils reconnaissent qu’elle n’a pas été bien préparée, ne durera que peu de temps et espèrent de jour en jour un dénouement heureux. Or, pendant des semaines, il ne se passe rien. Une partie des otages a le droit d’écouter la radio et s’étonne de ce silence.
Pourtant, assez rapidement, les otages savent qu’ils ont été repérés par des hélicoptères de l’armée algérienne, qui les survolent régulièrement dès le 16 mars, parfois même quotidiennement, à très basse altitude. Il est certain que les prisonniers ont été localisés, d’autant plus qu’ils font tout pour attirer l’attention des pilotes. À la mi-avril, le premier groupe est même contraint de déménager du camp initial vers des grottes situées à quelques kilomètres, en raison, selon certains des ravisseurs, d’un débarquement de troupes non loin de cet emplacement. Un mois plus tard, quelques jours après la libération du second groupe, le premier se mettra en route vers le Sud, fuyant les militaires. Comment se fait-il qu’Abderrezak El-Para, qui manifestement se déplace beaucoup avec un groupe restreint, n’ait pu être localisé et mis hors d’état d’agir ?
Mai 2003 : la mise en scène de la libération du second groupe d’otages
Durant tout ce temps, l’opinion publique, elle, n’est informée de rien. Un mois après la disparition des touristes, les spéculations vont encore bon train : s’agit-il d’un groupe armé islamiste, de bandits, de contrebandiers, de Touaregs ? Quelles sont leurs revendications ? Il n’y a aucune certitude qu’il s’agisse du GSPC, ni d’Abderrezak El-Para. Ce n’est que le 17 avril 2003 – près de deux mois après les premiers enlèvements – que l’hebdomadaire autrichien Profil émet l’hypothèse d’une prise d’otages commanditée par un certain Mokhtar Belmokhtar, présenté comme un dirigeant du GSPC. Le journal affirme également que l’un des groupes a été localisé par l’armée algérienne, qui l’observe sans intervenir.
Quant aux autorités allemandes – les plus concernées par l’affaire, puisque les ressortissants allemands constituent la moitié des otages –, leur comportement est pour le moins curieux. Alors que manifestement, elles savent où se trouvent les otages, elles ne rassurent pas les familles invitées à plusieurs rencontres au ministère des Affaires étrangères à Berlin, en leur confirmant que leurs proches sont en vie [10].
Une armada de militaires et de civils est alors déployée dans le Sahara, mais officiellement rien ne filtre. Le 29 et 30 avril, la presse algérienne rapporte que les otages seraient en vie, aux mains de « terroristes » localisés par l’armée, détenus en plusieurs groupes séparés géographiquement, mais tous dans la région d’Illizi [11]. L’armée algérienne aurait planifié une « intervention militaire », mais les autorités allemandes refuseraient cette solution et plaideraient pour une négociation, afin de préserver la vie des otages. C’est à cette occasion qu’est évoqué pour la première fois le nom d’Abderrezak El-Para.
Le flou persiste cependant, alors que des hauts responsables des pays dont sont originaires les otages se succèdent à Alger. Le 10 mai, le ministre des Affaires étrangères de la RFA, Joseph Fischer, et le chef des services de renseignements de ce pays se rendent en Algérie. Trois jours plus tard, le 13 mai, le second groupe de dix-sept otages est libéré à 80 km au sud-ouest d’Amguid. Officiellement, l’armée algérienne a mené un « bref assaut au cours duquel des précautions ont été prises pour préserver la vie des otages [12] ».
Une « libération » fort curieuse, qui ressemble, selon certains des otages libérés, à une mise en scène. Ce jour-là, ils sont contraints à marcher environ quinze kilomètres pour rejoindre des rochers sous lesquels les ravisseurs les obligent à se cacher, sans donc chercher à les utiliser comme boucliers humains pour se défendre de la prétendue attaque des militaires. Après l’« assaut », ce ne sont pas les militaires qui viennent chercher les otages dans leurs refuges, mais ces derniers qui en sortent seuls, l’un après l’autre. Malgré le feu nourri qu’ils ont entendu, ils sont extrêmement surpris de ne voir aucun mort, alors qu’officiellement, il est question de neuf, puis de quatre, ravisseurs tués. Et il n’y a aucune trace des survivants : ils semblent s’être évaporés, alors qu’ils étaient encerclés par les militaires et ne disposaient pas de véhicules pour s’enfuir. Pourtant, on le verra, certains de ces ravisseurs rejoindront l’autre groupe de preneurs d’otages.
Les touristes libérés sont emmenés par hélicoptère à la caserne militaire d’Amguid, où ils sont reçus et interrogés par le général Abdennour Aït-Mesbah, alias Sadek – lequel avait été nommé en 2002 « chargé de mission » à Tamanrasset du chef du DRS, le général-major Mohammed Médiène, dit « Toufik » [13]. Le général leur raconte que quatre des assaillants ont été tués dans l’un des véhicules des voyageurs – que les ex-otages ont eu l’occasion de voir dans la caserne, criblé de balles. Ils apprendront toutefois plus tard que les analyses effectuées en Allemagne sur ce véhicule ne décèleront aucune trace de sang [14]. D’Amguid, ils sont transportés à Tamanrasset et, de là, vers Alger où de nombreux ministres et des hauts gradés les accueillent à l’aéroport. Transférés à l’hôpital Aïn-Naadja, ils sont encore interrogés par des membres du DRS en présence d’un agent des services de renseignements allemands. Et ils sont de nouveau filmés.
Une fois de retour dans leur pays, les otages allemands reçoivent une semaine plus tard la visite de fonctionnaires de la police judiciaire (BKA), qui les interrogent pendant deux jours. Lors de ces débriefings, les ex-otages sont étonnés de voir des photos des assaillants datant de la période de leur séquestration. Ils y reconnaissent les ravisseurs, mais aussi leurs véhicules subtilisés. Ces photos n’ont pas été prises par un avion, mais au sol [15]. Qui les a prises ?
Et le 5 juin 2003, le quotidien autrichien Kronen Zeitung affirme qu’en réalité, la localisation et la libération du second groupe d’otages n’auraient été possibles que grâce à l’infiltration parmi eux d’un agent du BKA [16]. La dernière personne enlevée par le GSPC, un archéologue allemand, portait en effet sur lui un émetteur qui permettait de suivre le groupe. Le BKA avait prévu qu’il rejoigne le premier groupe d’otages, enlevés en février. Ses compagnons d’infortune s’étonnaient du fait qu’il voyage seul, ce qui n’est pas courant au Sahara, dans un véhicule comportant un réservoir de plus de 400 litres de carburant – une aubaine pour El-Para, qui s’en est tout de suite emparé. C’est le fameux véhicule criblé de balles que les otages libérés verront à Amguid et dans lequel auraient été prétendument tués quatre des ravisseurs.
Tous ces éléments laissent pour le moins perplexe. Les otages libérés le 13 mai ont constaté que le « commando spécial de l’armée algérienne » n’avait pas investi le camp pour neutraliser les membres du groupe armé. L’opération, pourtant, ne présentait guère de difficultés : quelques dizaines de mètres séparaient ravisseurs et otages, et ces derniers étaient gardés par un seul homme en arme ; de surcroît, les ravisseurs faisaient régulièrement leur prière, se séparant alors de leurs armes. De même, il est invraisemblable que la petite piste provisoire que les assaillants semblaient avoir aménagée vers le campement qui devait accueillir les otages n’ait pas été repérée et que le groupe puisse rouler dessus sans être intercepté. Tout aussi surprenant, le fait que l’armée n’ait pas arrêté El-Para, alors qu’il se déplaçait dans ce véhicule connu des services de renseignements et qu’il empruntait même tranquillement une des pistes principales, ce qui avait étonné les otages. Autre anomalie : durant tout le temps passé en Algérie, on l’a dit, les deux groupes de ravisseurs communiquaient entre eux et avec leur chef par radio ; or, le code qu’ils utilisaient ayant pu être déchiffré par le BKA, ces communications ont été interceptées et les groupes étaient localisés en permanence. Le BKA le confirmera au retour du second groupe enlevé en mars et libéré en mai [17].
Mai-août 2003 : fausses négociations et pénible odyssée vers le Mali du premier groupe d’otages
Le 13 mai, le premier groupe d’otages, enlevé en février, apprend la libération du second à la fois par la radio et par leurs ravisseurs, lesquels s’en réjouissent. Ayant pris contact avec leurs camarades qui détenaient le groupe libéré, ils rapportent qu’il n’y a pas eu d’opération militaire, mais qu’il s’agissait d’une « intervention militaire concertée, afin que le gouvernement algérien puisse continuer de prétendre ne pas négocier avec des terroristes [18] ». D’ailleurs, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères allemand, Jürgen Chrobog, interviewé le 14 mai par la Deutsche Welle au sujet de la libération des otages, ne voudra pas préciser s’ils ont été relâchés ou libérés de force [19].
Par radio, El-Para ordonne à ses hommes du premier groupe de se rendre avec leurs otages au bout de la piste aménagée (par laquelle ils étaient passés trois mois auparavant), où il compte les rejoindre. Il aurait trouvé une « solution » et promet que le 18 mai, les autres touristes seront libres. Au même moment, ces derniers entendent à la radio que des troupes auraient été concentrées à Illizi et s’apprêteraient à lancer une seconde opération pour libérer les Européens, retenus à 150 km de là. Il est aussi question de négociations autour d’une rançon. À ce moment-là, tout le monde croit à un dénouement imminent de l’affaire. En Europe, les différents ministères des Affaires étrangères informent les familles des mesures à prendre quand les ex-otages arriveront – et les médias se jettent sur elles, à l’affût de la moindre information. L’arrivée annoncée de hauts gradés algériens à Illizi est aussi interprétée dans ce sens.
Mais quand le groupe d’Européens rencontre El-Para, ils apprennent qu’il n’y a aucune « solution » : selon lui, il y aurait eu des négociations, mais l’intervention de l’armée pour libérer le second groupe de prisonniers les aurait interrompues. En l’écoutant, les otages doutent toutefois de la réalité de ces « négociations » ; et ils n’ont pas tort, puisque ce n’est que début juin que les hommes d’El-Para enregistrent une vidéo et demandent à l’un des Européens de les aider à rédiger un courrier destiné aux ambassades suisse et allemande à Alger. Cette prétendue « lettre de revendication » est photographiée par les otages (elle sera publiée dans le livre déjà cité de Rainer et Petra Bracht) : rédigée en français, elle ne ressemble en rien à une lettre de revendication, car elle ne comporte que la présentation du GSPC et les grandes lignes de son programme, sans aucune allusion à la prise d’otages ni à des exigences financières. Pourquoi produire un communiqué en français sans aucun contenu ?
Les otages, cachés dans les monts du Mouydir/Iffetessene, s’installent de nouveau dans l’attente, sans savoir ce que l’émir – qui s’absente à nouveau – entreprend pour leur libération. Les autres membres du groupe armé n’en sont pas informés non plus et tentent de récolter quelques informations par radio. Ils commencent à s’impatienter et nombre d’entre eux désapprouvent l’opération ; mais ils n’osent pas désobéir à leur chef, qui leur a ordonné d’attendre. L’un d’eux raconte que tous les otages auraient été enlevés « par hasard » : en réalité, ils auraient été à la recherche de quatre Toyotas avec des plaques d’immatriculation françaises. Les informations à propos de contacts et de négociations avec les autorités recueillies à la radio ou auprès des ravisseurs sont très contradictoires. Et fin juin, il s’avère une fois de plus que les négociations n’ont pas été entamées.
El-Para récupère les derniers membres du groupe qui avait séquestré les Européens libérés mi-mai et rejoint le groupe avec les autres otages [20]. Le 26 juin, tous quittent le camp dans lequel ils ont passé plusieurs semaines, pour se rendre au nord du Mali. C’est l’une des étapes les plus difficiles pour les otages, car le transport se fait dans des véhicules surchargés, conduits de manière si dangereuse que plusieurs accidents manquent de leur coûter la vie. Mais le plus éprouvant est le manque d’eau, dans une chaleur suffocante, ce qui provoque la mort de l’une des otages allemandes, Michaela Spitzer, 45 ans ; elle est enterrée en Algérie (son corps sera rapatrié plus tard en Allemagne).
Arrivés enfin au Mali, El-Para ne semble toujours pas avoir entamé de négociations. Pourtant, les lettres des otages envoyées par un intermédiaire sont arrivées à leurs familles. Ils vont changer plusieurs fois de camp, mais leurs conditions de vie s’améliorent considérablement. D’après l’un des otages, des membres de la « 9e division » (Sahara) du GSPC vont alors se joindre à eux ; ils semblent fortement critiquer cette action, car selon eux, l’Islam interdirait l’emprisonnement de femmes et de personnes âgées [21]. Ce qui contredit certaines allégations de la presse algérienne selon lesquelles le groupe de Mokhtar Belmokhtar (l’émir supposé diriger cette « 9e division ») aurait participé à – voire organisé – cette opération [22].
Pendant ce temps, des représentants des gouvernements allemand, suisse et néerlandais se rendent en Algérie et au Mali. Ils sont donc informés de la présence des otages dans ce pays. Mi-juillet, ces derniers apprennent que l’émir a pris contact avec l’ambassade allemande à Bamako, mais il semble ne pas savoir comment régler l’affaire. Finalement, le 20 juillet, l’un des otages rejoint El-Para ; il restera avec lui jusqu’à la libération du premier groupe. Le processus de négociation semble enfin enclenché, mais on ignore la teneur des tractations, l’otage concerné, à notre connaissance, n’en ayant jamais fait état publiquement. Des médiateurs maliens sont désignés et des médicaments et des vivres de l’ambassade allemande sont acheminés par leur canal jusqu’aux otages. Une nouvelle vidéo des otages est enregistrée début août et, peu après, deux véhicules sont mis à leur disposition par le gouvernement malien afin de les transporter vers la capitale. Le 18 août, ils rejoignent l’émir et leur compagnon d’infortune à un endroit qu’ils avaient déjà traversé à leur arrivée au Mali. Les intermédiaires maliens les reçoivent et tout est filmé par un membre du GSPC ; enfin, les touristes se retrouvent entre les mains des autorités maliennes, qui les amènent à Gao, puis à Bamako.
Fort curieusement, ils ont pu récupérer leurs papiers d’identité et autres documents, et garder leurs notes personnelles et leurs pellicules photos, y compris celles des preneurs d’otage. Étonnant est aussi le fait que l’un des ravisseurs, possédant un téléphone portable, ait donné son numéro à certains Européens, qui ont pu le joindre plus d’un an plus tard, alors que selon ses dires il se trouvait encore au Mali [23]. Quatre ans après, ce numéro semblait encore actif, bien que personne ne réponde.
Comme on l’apprendra plus tard, la libération des derniers otages aurait été obtenue en échange du versement par le gouvernement allemand d’une importante rançon, estimée à 4,6 millions d’euros, au groupe d’El-Para [24].
Bouteflika : « Un groupe terroriste affilié à Al-Qaida »
L’ensemble des éléments dont nous disposons atteste que la seule hypothèse permettant de faire coller les différents éléments du puzzle est que toute l’affaire a été gérée par le DRS – ce que les gouvernements occidentaux concernés, et en particulier le gouvernement allemand, ne pouvaient ignorer. Car, outre les anomalies déjà évoquées, bien d’autres confirment cette hypothèse. Comment expliquer, par exemple, qu’un groupe se définissant comme politique organise une prise d’otages sans en informer l’opinion publique ni ses sympathisants ? De fait, il n’y a jamais eu aucune déclaration publique du GSPC à ce sujet.
La presse algérienne se réfère à la publication de communiqués du GSPC en relation avec cette affaire, comme celui du 18 août 2003 annonçant la libération des derniers otages ce jour-là.
Dans son documentaire télévisé déjà cité (Verschwörung in der Sahara), la journaliste Susanne Sterzenbach a filmé ce texte dactylographié d’une page rédigé en arabe, à en-tête du GSPC/5e région et signé par l’« émir de la 5e région, Abou Haidara Abderrezak Amari Al-Aurassi » (c’est-à-dire El-Para) : il récapitule les prises d’otages et confirme des tractations avec l’armée algérienne pour la libération des derniers otages ; il affirme que l’armée aurait tout fait pour liquider le groupe avec les otages et que, faute d’y parvenir, elle l’aurait laissé partir vers le Mali. Il revient également sur la libération du premier groupe, qui n’aurait pas été le résultat d’une attaque militaire mais le fait d’une décision de ses hommes.
Comment expliquer que le principal support de communication du groupe, son site Web, n’a pas publié ce document et, plus encore, n’a pas mentionné une seule fois l’opération ? (Le seul document qui s’y réfère indirectement est un appel, daté du 14 octobre 2004, du GSPC aux combattants du mouvement tchadien, le MDJT, qui séquestrera El-Para et certains de ses hommes quelques mois plus tard.) D’ailleurs, Mathieu Guidère, dans son analyse des écrits du GSPC et de la mutation du groupe en « Al-Qaida au Maghreb islamique », n’évoque pas une seule fois cette fameuse prise d’otages, ce qui est tout de même surprenant vu l’importance que prendra l’affaire dans le discours occidental autour d’un prétendu « sanctuaire de terroristes » dans le Sahel, qu’une coalition d’armées locales sous la régie des Américains se doit de combattre.
À l’époque, certains observateurs osent tout de même poser quelques questions ou exprimer quelques doutes quant à la responsabilité du GSPC dans le rapt. Des ex-otages parlent même de combattants islamistes indépendants, sans affiliation au GSPC ni à Al-Qaida. Ainsi est-il constaté que le GSPC n’est pas implanté au Sahara : l’organisation de cette opération, l’orientation dans le désert, la mise en place de la logistique et du ravitaillement, l’approvisionnement en eau et en carburant, tous ces aspects vitaux durant une période si longue nécessitent des soutiens de l’extérieur. Or, si elle ne provient pas des rares habitants de la région – et sur ce point, il n’y a jamais eu confirmation de l’existence de complicités –, cette aide est venue d’ailleurs. De plus, à cette époque, il n’est aucunement dans les habitudes du GSPC de pratiquer des enlèvements, encore moins d’étrangers ou de s’attaquer à des civils.
Si l’implication des services secrets algériens dans l’opération ne peut donc faire de doute, reste à en comprendre la motivation. Les premiers éléments de réponse à cette question se trouvent dans la presse algérienne elle-même. Car tout au long du déroulement de l’affaire, d’avril à août 2003, elle a publié des dizaines d’articles signés des relais habituels du DRS. Des articles fourmillant d’informations contradictoires, dans une confusion habilement entretenue, typique des services d’« action psychologique » du DRS. De cette confusion, émergera progressivement la thèse de l’organisation de l’opération par le GSPC, relais d’Al-Qaida. Pour ne citer qu’un exemple, un article du quotidien Le Jeune Indépendant affirmait ainsi en juillet 2003 : « Au cours d’une conférence conjointe avec le président fédéral autrichien, le Dr Thomas Klestil, M. Bouteflika a déclaré pour la première fois depuis le début de cette affaire que les otages étaient entre les mains d’un groupe terroriste affilié à Al-Qaida d’Oussama Ben Laden [25]. »
Et dans les toutes dernières semaines de l’affaire, les journaux algériens présentent désormais comme une certitude l’implication d’Al-Qaida, par GSPC interposé. Dans les quotidiens qui distillent régulièrement les « informations » provenant selon eux des services de renseignements, toute une légende autour du personnage El-Para est alors brodée, évoquant notamment ses liens avec l’« internationale islamiste » [26]. À partir de début août, les réticences perçues auparavant s’estompent et certains journalistes ne doutent plus : c’est Abderrezak El-Para, « numéro deux » du GSPC, qui est à l’origine de la prise d’otage et celui-ci est « proche » d’Al-Qaida. Il en est de même pour Mokhtar Belmokhtar, contrebandier notoire sévissant dans le Sud de l’Algérie : alors que, durant des mois, son appartenance au GSPC était présentée comme sujette à caution, voilà qu’il est dénoncé comme complice d’El-Para [27].
L’affaire des otages marque ainsi l’entrée du GSPC sur la scène internationale et, selon les divers partisans de la thèse d’une présence d’Al-Qaida au Sahel – qui occultent presque tous les très nombreuses bizarreries de l’affaire –, l’entrée de l’organisation de Ben Laden dans la région. Une opération dont on comprendra plus tard – grâce notamment aux témoignages des otages, même si leur perspective ne permet pas de saisir toutes ses facettes – qu’elle était une manipulation destinée, pour ses commanditaires du DRS, à placer l’Algérie au cœur d’une stratégie américaine de contrôle militaire du Sahel. C’est ce que démontrera, dans deux articles très documentés publiés en 2005 et 2006 [28], l’universitaire britannique Jeremy Keenan, spécialiste du Sahara qui se trouvait en Algérie au moment de la prise d’otages, mandaté par des proches des victimes.
Apportant maintes informations inédites, Keenan relève notamment qu’une première tentative avortée d’implantation terroriste dans le Sahara avait eu lieu avant celle du printemps 2003 : en octobre 2002, un groupe de touristes avait été enlevé à Arak, mais ils avaient pu s’échapper ; poursuivis par la gendarmerie algérienne, les ravisseurs seront arrêtés, et… aussitôt relâchés sur ordre du chef du DRS à Tamanrasset, ce qui signait, explique Keenan, l’organisation de l’opération par le DRS [29].
« La preuve que les Américains voulaient »
Dans son documentaire déjà cité diffusé en juillet 2007 sur la chaîne allemande SWR, la journaliste Susanne Sterzenbach accorde elle aussi, suite à son enquête, un rôle décisif, dans le déroulement des événements de l’époque, au projet américain de sanctuarisation de la zone du Sahel [30]. Dès 2002, le Pentagone, à travers l’Office of Special Plans (qui préparait également la guerre en Irak), avait mis sur les rails l’« Initiative Pan-Sahel », qui structurera sous égide américaine – quelque mille soldats des forces spéciales seront envoyés sur place dans ce but – la coopération antiterroriste entre la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad [31] (en juin 2005, l’Initiative Pan-Sahel sera élargie à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, au Sénégal et au Nigéria, devenant la Trans-Saharian Counter-Terrorism Initiative, dotée pour cinq ans par Washington d’un budget annuel de 100 millions de dollars).
Dans ce contexte, l’enlèvement des touristes européens apparaîtra comme une justification idéale pour cette nouvelle présence américaine en Afrique. Et, de fait, au cours des mois suivants, des centaines d’articles fleurissent dans la presse occidentale, présentant cette affaire comme marquant l’ouverture d’un second front géographique dans la « guerre globale contre la terreur » de l’administration Bush. Et cela sans craindre les affirmations délirantes, comme par exemple celle du journaliste américain Stewart M. Powell fin 2004, selon lequel « on estime que la région du Sahara abrite désormais plusieurs milliers des quelque 30 000 djihadistes qui sont passés dans les camps d’entraînement de Ben Laden en Afghanistan dans les années 1990 [32] ».
Une « estimation » évidemment de pure propagande, puisque, comme l’explique Jeremy Keenan, interviewé par Sterzenbach dans son film, il n’y avait aucune activité terroriste dans la région avant 2003 : « Il n’y avait rien. Pour de nombreuses raisons, on peut dire cela avec certitude. D’une part, il n’y avait pas d’incidents terroristes classiques dans cette région avant l’ “affaire des otages” ; d’autre part, la base économique de la population dépend du tourisme. Le Sahara était une des régions les plus sûres du monde. La région est traditionnellement hostile à toute forme d’extrémisme islamique. Des extrémistes ne pourraient pas séjourner plus de cinq minutes dans cet environnement hostile. » Le gouverneur de Kidal, au nord-est du Mali, localité qui durant cette affaire était souvent présentée comme un fief des extrémistes, rapporte qu’il y avait bien des prêcheurs venus du Pakistan et d’Algérie, des membres de la Jamaâ Tabligh qui ont des adeptes dans la région. Mais ces derniers sont bien connus, et tout à fait paisibles. Ils ont même participé aux négociations pour la libération des otages.
Keenan poursuit en expliquant la nature très singulière du groupe des ravisseurs des touristes européens : « La plupart des preneurs d’otages étaient des vrais salafistes. Ils ne voulaient pas tuer, mais ils étaient dirigés par un agent du DRS. Je ne pense pas que les autres preneurs d’otages le savaient. Toutes les preuves, interviews et protocoles d’audition que j’ai vus montrent qu’ils ont été induits en erreur par leur propre chef, l’émir El-Para, qui portait une douzaine de noms différents et avait une histoire personnelle très douteuse. »
Et Keenan donne son explication de la détention particulièrement longue du premier groupe d’otages. Initialement celui-ci devait être libéré juste après celui relâché le 13 mai. Le 19 mai, leurs ravisseurs leur indiquaient que leur libération était planifiée ce même jour. Keenan est alors à Alger : « [Les services algériens] faisaient d’énormes efforts pour emmener les otages dans la zone du Sahel afin que la thèse de la présence terroriste dans le corridor fonctionne. S’ils avaient été libérés en mai, la stratégie principale aurait échoué. Je pense qu’au sein des services secrets algériens, il y avait un désaccord à ce propos, s’il fallait les laisser courir en Algérie ou s’il fallait les transférer vers le Sud pour atteindre l’objectif final. […] J’avais un rendez-vous avec un ministre à Alger le 19 mai. Le ministre lui-même me disait : “Ils sont libres, c’est magnifique, nous devrions exporter notre armée partout dans le monde.” Nous étions dans son bureau privé et avons écouté général Lamari à la radio. Il racontait le déroulement de la libération. Le soir, tout a été démenti. »
Pour Keenan, « les Algériens voulaient à tout prix prouver quelque chose. Autrement dit, ils ont transporté le terrorisme du Maghreb par le Sahara au Sahel. La seule raison pour déplacer cette affaire d’otages vers le Sud était de transplanter la terreur ou le terrorisme, de l’emmener du nord vers le sud dans la zone du Sahel, donc exactement ce que voulaient les Américains. Les Américains avaient maintenant la preuve de la “théorie de la terreur en forme de banane” – la forme de la zone qui s’étend dans le Sahel. Voilà donc la preuve que les Américains voulaient. […] Maintenant ils reviennent toujours sur cette preuve qui entre-temps n’est plus récente : le GSPC a enlevé trente-deux otages, voilà la preuve. »
Fin 2003, un groupe du GSPC retourne vers le nord avec des armes (achetées, selon la presse algérienne, avec la rançon reçue du gouvernement allemand [33]). Révélée par des images satellites américaines, l’information est transmise à l’armée algérienne qui bombarde le convoi, au sud d’In Salah : la guerre contre le terrorisme est déclenchée dans le Sahara…
Quant à Al-Para, curieusement, on n’entend plus parler de lui ni de ses actions pendant sept mois. Le 18 mars 2004, il est fait prisonnier, avec ses hommes, par un groupe de rebelles tchadiens, le MDJT. Après d’obscures tractations entre ce groupe et les services libyens, ces derniers récupéreront El-Para et le remettront aux autorités algériennes, le 27 octobre 2004. L’épilogue de l’affaire sera plus étonnant encore : officiellement détenu par les autorités algériennes, officiellement considéré comme « ennemi numéro un » dans le Sahel par les États-Unis – qui l’avaient qualifié de « Specially Designated Global Terrorist », catégorie où figurent Ben Laden et ses principaux lieutenants – et par l’Allemagne – où le tribunal de Karlsruhe avait émis contre lui un mandat d’arrêt international [34] –, aucun de ces deux États ne s’intéressera vraiment à lui. Plus extraordinaire : le 25 juin 2005, l’État algérien, lui, va faire juger et condamner El-Para, par le tribunal criminel de la cour d’Alger, à la réclusion à vie pour « création d’un groupe terroriste armé [35] » ; mais ce jugement sera prononcé… par contumace, car, selon la justice algérienne, qui ne recule pas devant l’absurdité, El-Para serait toujours « en fuite »…
Ce qui, dix-huit mois plus tard, n’émouvra pas le secrétaire d’État allemand à la Sécurité, August Hanning, en visite en Algérie en janvier 2007 : « Nous ne le [Abderrezak al-Para] réclamons plus. D’après mes informations, il est entre les mains des autorités algériennes. Il est jugé et condamné pour des actes qu’il a commis en Algérie [36]. » Propos des plus surprenants, puisque El Para n’avait pas encore été jugé pour le rapt des trente-deux touristes. Il ne l’était toujours pas en septembre 2007. Depuis trois ans, El-Para a tout simplement disparu. Aveu implicite, s’il en était besoin, de la volonté du DRS d’effacer de la scène « terroriste » et médiatique un agent devenu inutile. Et cela avec la pleine bénédiction des services de renseignements occidentaux...
Salima Mellah, septembre 2007