À Alep, les corps d’au moins 65 jeunes de vingt ans, peut-être 80, exécutés d’une balle dans la tête, ont été repêchés mardi d’une petite rivière, la Koïk (ou la Qouweiq), qui traverse le quartier de Boustane al-Qasr (centre de la ville), tenu par les miliciens de l’Armée syrienne libre.
C’est une vidéo d’origine rebelle qui a médiatisé ce dernier carnage, qui endeuille une nouvelle fois Alep après la mort de 80 personnes, en majorité étudiants, dans le bombardement de l’université, le 15 janvier dernier. Les images montrent qu’ils avaient les mains liés lorsqu’ils ont été exécutés puis jetés dans le cours d’eau. Les corps ont été portés dans une école.
Naturellement, les deux camps s’accusent du massacre mais, comme dans le cas du bombardement de l’université d’Alep, la responsabilité des rebelles ne fait guère de doute. Le lieu de la découverte des corps, ce quartier de Boustane al-Qasr contrôlé encore par la rébellion, laisse peu de doutes sur l’identité des coupables. Pour se disculper et accabler le camp gouvernemental, les porte-parole rebelles ont fait valoir qu’avant de traverser Boustan al-Qas, le Koïk arrose des quartiers contrôlés par les forces gouvernementales : les corps auraient donc pu dériver.
Mais les médias et responsables syriens n’ont guère tardé à réagir, faisant valoir que les images diffusées montraient clairement que le l’état actuel du cours de la petite rivière ne permettait absolument pas le « voyage » de ces corps d’une zone à l’autre d’Alep. Et ce mercredi 30 juin, l’agence Reuters et des médias français comme le Figaro répercutent les indications de l’agence syrienne gouvernementale Sana. Selon lesquelles les familles d’un certain nombre de victimes ont pu identifier les corps de leurs proches, des jeunes gens enlevés par les djihadistes du Front al-Nosra, désormais hégémoniques au sein de la guérilla alépine,
Une autre source a indiqué pour le correspondant d’al-Manar (quotidien libanais du Hezbollah) en Syrie que les victimes sont des jeunes hommes connus pour leur position hostiles à l’insurrection. Ils auraient été récemment raflés par les activistes. Reuters et le Figaro, et c’est l’expression malgré tout d’une nouvelle « tendance » dans la médiasphère française, répercutent les accusations et arguments des médias gouvernementaux syriens
Ce ne serait pas la première fois que les rebelles « punissent » une population qui dans sa très grande majorité – et presque tous les médias, même français, l’ont attesté – a refusé de les rejoindre et de les aider. La méthode – mains liées, balles dans la nuque, déjà utilisée par les islamistes contre des prisonniers civils et militaires - comme le procédé consistant à attribuer à l’armée ou aux « chabihas » ses propres crimes, tout cela a un air « familier » : outre le massacre récent de l’université d’Alep, les charniers découverts l’année dernière dans la banlieue sud de Damas ou à Houla/Taldo près de Homs avaient donné lieu aux mêmes mises en scènes vidéos, aux mêmes accusations médiatisées contre le régime syrien et, en définitive, au même mensonge propagandiste. Les rebelles « rentabilisent » leurs meurtres, en les faisant endosser par leur adversaire. Ca a longtemps marché en Occident ; il semble, à lire le Figaro ou Reuters, (et même l’AFP) ou les réactions de nombre de lecteurs, que ça marche moins bien.
Autre point commun avec nombre de tueries médiatisées précédentes, la découverte des corps de ces infortunés jeunes gens coïncide avec une nouvelle réunion diplomatique d’importance sur la Syrie. En l’occurrence à la veille d’une séance du Conseil de sécurité sur la Syrie mardi soir, qui devait entendre un exposé de l’émissaire onusien Lakhdar Brahimi. Celui-ci a tracé un tableau horrifique – et justifié dans une large mesure – de la situation, adjurant le Conseil de sécurité de faire taire ses divisions pour agir de toute urgence. Brahimi s’est d’ailleurs expressément appuyé sur le massacre de Boustan al-Qasr pour étayer d’avantage son propos.
Cette sur-dramatisation pour en arriver assez vite à ceci : Brahimi a demandé aux 15 membres du Conseil de « lever l’ambigüité » de la déclaration finale de la conférence de Genève du 30 juin 2012, qui ne mentionnait pas le départ de Bachar al-Assad comme condition préalable et sine qua non de la mise en route d’un processus de dialogue et de paix, et de la mise en place d’un gouvernement d’union et de transition. Les Russes avaient bataillé pour que ce point, exigé par les opposants et leurs soutiens étrangers, ne soit plus évoqué. Les Occidentaux avaient accepté, de mauvaise grâce, et n’ont cessé depuis d’essayer de « contourner » ou d’ »interpréter » le texte contre le président syrien. Aujourd’hui, le diplomate algérien estime qu’il faut clairement demander le départ de Bachar, dont il a déclaré qu’il avait perdu sa légitimité.
On peut dire que Lakhdar Brahimi vient de lever sa propre ambigüité à lui, en se rangeant à l’exigence de ses mandataires de la Ligue arabe, c’est-à-dire pour l’essentiel le gouvernement princier du Qatar. Au moins et enfin les choses sont claires. Le masque « onusien » de Brahimi est tombé, et derrière il n’y a rien, si ce n’est un pion du Qatar ou des États-Unis. Mais un pion désormais usé et inutilisable : on ne verra plus M. Brahimi à Damas, et à New York Russes et Chinois ne se laisseront pas impressionner par sa « démonstration », sans doute mûrie de longue date.
L’opposition syrienne (patriotique, responsable, indépendante), accuse Fabius
On parlait de Genève : une réunion de l’opposition modérée, dont la principale composante était le Comité de Coordination pour le Changement démocratique – qui regroupe de petite formations de sensibilité « nationaliste arabe » ou kurdes, aussi bien que de gauche plus ou moins marxiste, en tout cas plutôt laïques – vient de s’y tenir lundi et mardi, sous le thème « Pour une Syrie démocratique et un État civil ». On notera le silence assourdissant de l’AFP à cet égard, alors que le CCCND indéniablement joue un rôle sur la scène syrienne, et même internationale car il a l’oreille des Russes. Sa figure de proue, l’universitaire basé en France Haytham Manaa, est lui aussi connue, fréquemment interviewée par les médias occidentaux.
Le CCCND, présidé par Hassan Abdel Azim, réclame, lui aussi, le départ de l’actuel gouvernement, mais rejette plus encore la Coalition nationale de Doha, au nom du refus de l’ingérence étrangère et de la violence. Très concrètement, pour les gens du CCCND, l’ennemi public n°1 du peuple syrien est le terrorisme islamo-radical. Il est à noter que les activités du CCCND, pourtant peu tendre pour le gouvernement syrien, sont tolérés sur place par ce dernier.
À cette réunion de Genève on remarquait, parmi les quelque 200 personnes présentes, la présence de l’intellectuel syrien le plus reconnu internationalement, le poète Ali Ahmad Saïd Esber alias Adonis, dont nous avons plusieurs fois, sur ce site, relayé les déclarations clairement hostiles à l’opposition islamo-atlantiste du genre CNS. « La crise syrienne s’est transformée en un conflit régional et international qui dépasse le renversement du régime et vise à détruire la Syrie et à la transformer en un champ de jihad religieux, auquel participent toutes les instances fondamentalistes du monde », a notamment déclaré Adonis (qui vit à Paris). Et de poursuivre : « Pour œuvrer en faveur d’une Syrie démocratique et d’un État civil, il faudrait avant tout refuser catégoriquement de transformer la Syrie, sous prétexte de changer de régime, en un théâtre de rivalités entre les forces colonisatrices étrangères, intervenant au nom de la défense de la démocratie et des droits de l’homme. Nous devons refuser de la transformer au nom de ce changement en un champ de jihad religieux auquel participent tous les camp islamistes fondamentalistes du monde ».
Qu’ont décidé les congressistes de Genève ? Que l’accord signé dans cette même ville le 30 juin dernier constituait bien « une base applicable » pour travailler à l’établissement d’un « État civil et démocratique« . Bref, ils ne partagent pas le radicalisme, et l’exigence d’un départ de Bachar, de M. Brahimi. Et sont prêts à dialoguer avec le gouvernement syrien « tel qu’il est ».
Les groupes islamistes et l’opposition exilée sous licence qatari n’ont pas été les seuls à être dénoncés par l’opposition patriotique : Laurent Fabius, premier protecteur européen des radicaux, et qui a fait pression sur le gouvernement suisse pour empêcher ou gêner la réunion de Genève – selon Haytham Manaa 67 personnalités syriennes, dont 22 chefs de partis politiques et des activistes travaillant dans des organisations humanitaires et médicales se sont vu refuser un visa pour la Suisse -, en a pris un peu pour son grade lui aussi. Dès l’ouverture de la conférence, lundi, Haytam Mannaa n’a pas manqué de critiquer le rôle de la France à l’encontre de la crise syrienne : « La France vit une confusion dans sa politique concernant la Syrie. la position française est due au fait que notre conférence n’encourage pas la voie qu’elle trace pour la crise syrienne », a-t-il expliqué . C’est la triste réalité : outre que le Quai d’Orsay n’apprécie pas les échanges de Manaa du CCND avec Moscou et Téhéran, force est de constater que par surenchère pro-OTAN – et pro-Israël – la diplomatie française de Hollande/Fabius apparait bien comme le dernier soutien déterminé, avec l’ « investisseur » qatari, de l’opposition radicale, dominée par les Frères musulmans, et associée sur le terrain aux groupes djihadistes.
Les principes d’un John Kerry
Que l’AFP ou le Monde ne parlent pas des opposants de Genève ne change rien au fait qu’ils existent, et sont pour la Russie et ses allés des interlocuteurs valables, bien plus valables que les « ombres » de la Coalition nationale et du CNS, qui ont lassé tout le monde à commencer par le parrain américain. À ce propos, notons cette déclaration d’intention de John Kerry, imminent nouveau responsable du Département d’État américain, faite jeudi 24 janvier : « La politique extérieure américaine ne se réduit pas à l’usage de drones ou au déploiement de troupes à l’étranger. Ses principales composantes sont la sécurité alimentaire, l’aide humanitaire, la lutte contre les maladies et le soutien au développement ».
On verra ce qu’il adviendra dans les faits de ces beaux principes, développés devant la commission des affaires internationales du Sénat américain, qui l’ auditionnait pour le poste – depuis sa nomination a été confirmée par les sénateurs, mardi 29 janvier, par 94 voix contre 3. Il est certain en tout cas qu’ils sonnent comme un clair désaveu de la politique belliciste de Hlllary Clinton, qui achève actuellement de faire ses cartons. Ce « New deal » diplomatique, renforcé par la nomination très probable du Républicain non sioniste et « neutraliste » Chuck Hagel à la Défense, peuvent raisonnablement permettre d’envisager une approche plus « pondérée » du dossier syrien par l’administration Obama II.
Nous avions ouvert cet article par des photos et des nouvelles sinistres d’Alep. Terminons-le sur des images d’espoir et de vie : les cours ont repris à l’université d’Alep, martyrisée le 15 janvier par des missiles rebelles. La vie est la plus forte, même dans une ville martyrisée quotidiennement par les bandes de fanatiques et de semi-délinquants soutenues financièrement par l’émir du Qatar, appuyés techniquement par Ergogan et encouragée politiquement par Paris.