La question afghane est dramatique parce qu’elle n’est pas réfléchie et qu’elle ne l’a jamais été. Sur place, de jeunes hommes meurent sans savoir pourquoi. Qu’au moins, on ne fasse pas la guerre à moitié.
Autant la guerre contre l’Irak avait été remarquablement analysée et maîtrisée à chacune de ses étapes tragiques par la diplomatie française et les dirigeants politiques d’alors, autant l’embarquement dans l’affaire afghane apparaît aujourd’hui incontrôlable et incontrôlé. On a l’impression que le seul mobile de la dramatique intervention que nous payons chaque jour plus cher est celui de s’aligner sur un atlantisme sans nuance.
Ce qui fait peur, c’est que nous avons l’impression que les politiques d’aujourd’hui n’ont pas réfléchi aux étapes assurant la victoire et la sortie ; celle-ci passe par l’afghanisation complète du conflit et le retrait complet de nos hommes. Si telle n’est pas la volonté du peuple afghan, il n’y a aucune raison pour que nous versions notre sang pour eux. Nos enfants se battent pour un combat qui n’est pas le leur, pour un pays qui n’est pas le leur, pour une civilisation qui n’est pas la leur, voire pour des intérêts qui ne se voient pas et surtout pour un gouvernement étranger dont la légitimité est douteuse et le crédit inexistant. Plus grave, le principal acteur occidental met ouvertement en cause le régime pour lequel nos soldats tombent. Plus dramatique encore, nos ministres disent publiquement que cette guerre est perdue [1].
Il n’est pas étonnant que les capitaines sur le terrain se posent des questions sur l’intelligence de la situation que possèdent les hommes politiques français et leurs généraux. Il suffit à un jeune énarque de froncer les sourcils pour qu’un général quatre étoiles se mette au garde-à-vous ! Rien à espérer de ce côté-là.
Sur le front afghan, le jeune officier se pose donc des questions :
Dois-je engager la population à mes côtés et lui faire prendre le risque de se trouver désarmée quand nos ministres doutent de la victoire ? On connaît notre histoire (l’Indochine, l’Algérie…).
Officier OMLT (Operational Mentoring Liaison Teams) [2], quelle va être la fiabilité de mes hommes lorsqu’ils lisent qu’on risque de se retirer, que nos chefs mettent en cause l’autorité du gouvernement pour lequel ils se battent et notre capacité à vaincre ?
Comment mes hommes (afghans) peuvent-ils réagir lorsqu’ils constatent que les généraux américains les plus charismatiques et les plus aimés des troupes occidentales sont ouvertement critiqués, menacés de suspension de leur commandement par un gouvernement américain indécis, gaffeur et politicien ? Gouvernement sur lequel le nôtre s’aligne sans nuance.
« En guerre, on fait la guerre »
On peut faire beaucoup de reproches à Bush mais au moins, on ne peut pas lui retirer la cohérence de ses vues et des conséquences que cela impliquait. Il a soutenu totalement ses généraux et ses troupes, et son appui au nouvel État afghan a été sans faille, si mafieux fût-il. Il faut prendre des positions claires face à l’ennemi, sans discours moralisateur tiers-mondiste. En guerre, on fait la guerre. Jeanne d’Arc a bien compté parmi ses généraux le triste Gilles de Ray et le terrible La Hire.
Pour les Français, la situation est tout à fait nouvelle. Des officiers généraux ont fait abusivement le parallèle avec la guerre d’Algérie. Celle ci n’avait rien à voir. Elle était menée sur un territoire français, en présence de plus d’un million de Français d’origine métropolitaine vivant sur place depuis quatre générations, et avec la complicité d’une population musulmane majoritaire à nos côtés. Raison pour laquelle la guerre fut gagnée et le FLN écrasé. On connaît la sinistre suite, et comment notre sortie fût bâclée par les politiques. Cette fin est peut-être le seul lieu de comparaison possible.
Une chose est sûre : nos gosses se font tuer. Ils se battent avec une générosité inouïe pour une cause mal définie. Le discours du café du commerce : « Vous savez là bas, les femmes se font couper la main ! » est stupide. Il en faudrait un peu plus pour définir notre politique étrangère car si telle était la raison de la guerre, il conviendrait de s’engager dans tout le Moyen Orient et l’Asie centrale. Cela fait beaucoup !
Nous voulons des politiques et des généraux dont la pensée soit claire. Si on fait la guerre, on la fait totalement et le gouvernement tient un discours unanime ; ceux qui ne sont pas d’accord se retirent. Mais que des ministres puissent tenir ouvertement des propos défaitistes dans la grande presse a un impact terrifiant sur le terrain. Avancer des raisonnements désabusés pour discussions de comptoir est honteusement irresponsable quand on joue la vie de ses compatriotes.
L’alternative
L’alternative est simple : soit on retire tout notre contingent, soit on s’engage sans demi-mesure.
En leur temps, Villepin et Chirac ont fait un choix puissant pour épargner à la France l’aventure irakienne. Elle a ainsi protégé son autorité internationale et gagné l’estime des pays arabes et du Sud. Imaginons un instant si nous avions eu le gouvernement actuel à cette époque…
Se retirer aujourd’hui peut se justifier pour d’innombrables raisons : la France a des intérêts propres à défendre sur des territoires où sa présence est légitime, on pense à l’Afrique. On peut très bien comprendre que la France mène une opération ponctuelle, mais il est gravement irresponsable de s’installer dans un conflit meurtrier où la ligne politique choisie soit de plus en plus opaque avec des discours contradictoires de nos ministres et un silence assourdissant de nos généraux.
Si La France reste, le gouvernement doit parler d’une voix et tenir un discours mobilisateur. En est-il capable ? Ce qui est dramatique, c’est que nos dirigeants commandent à des enfants qui ont des qualités exactement contraires aux leurs : nos soldats sont prêts au sacrifice de leur vie, ils acceptent l’ascèse d’une vie extrême, le régime des opérations extérieures (OPEX) leur offre parfois seulement trois mois de vie en métropole par an (et ce rythme infernal peut durer vingt ans pour un sous-officier), ils sont désintéressés, ils ont le sens de la patrie et du bien commun, ils sont extraordinairement solidaires entre eux. Bref, des héros commandés par des mufles ?
Du côté américain, les généraux ne veulent pas s’en laisser conter. Ils ont fait comprendre à leur Président qu’on ne faisait pas la guerre à moitié. Une réaction qui devrait servir d’exemple.
[1] Bernard Kouchner au micro de France Inter, le 28 septembre 2009 : « Est-ce qu’il faut rester sur place ? Oui. Est-ce qu’il y a une possibilité de victoire militaire ? Non. » [2] La mission des Operational Mentoring Liaison Teams (OMLT) est d’ « amener progressivement les unités de l’Armée nationale afghane (ANA) à un niveau d’efficacité opérationnelle leur permettant une prise en compte autonome des tâches sécuritaires » (source : ministère de la Défense).