6 août 1928 | Naissance de Michel Clouscard https://t.co/WuRXI1aZkk pic.twitter.com/Hdgr4aUTqA
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À la fin des années 1970, Michel Clouscard débute une analyse des phénomènes nés du libéralisme triomphant. Sa démarche est clairement une réponse à l’absence de compréhension par le PCF (enfermé alors dans une « orthodoxie » dogmatique) de la société capitaliste en mutation. Face aux graves dérives idéologiques gauchistes de l’après Mai 68, il propose d’actualiser la théorie et la stratégie révolutionnaires en prenant en compte la mutation du système dominant.
Cela l’amène à déterrer les racines de ce qu’il nomme le « capitalisme de la séduction ». Il en fait le cœur de la praxis du capitalisme, c’est-à-dire l’ensemble des manœuvres de la classe dominante pour transformer les rapports sociaux et évacuer la lutte de classe de l’Histoire. Le discours de la séduction repose sur la destruction de l’Être par le paraître, de la Vérité par sa représentation, de l’Intelligence par le conditionnement. Renforçant l’exploitation et l’aliénation déjà existantes dans le capitalisme, elle détruit la conscience même des classes laborieuses.
Une généalogie de la transformation de la société française
Dans l’œuvre de Michel Clouscard, et surtout dans le Capitalisme de la séduction, on trouve un bilan complet de la société post-soixante-huitarde. Aymeric Monville rappelle le contexte de l’écriture de ce livre :
« À l’époque où Le Capitalisme de la séduction est sorti pour la première fois, en 1981 aux Éditions Sociales, ce décryptage du système de rituels initiatiques à cette nouvelle société (flipper, juke-box, poster, jeans, cheveux longs, hasch, moto, rock) est apparu comme un évènement. On sortait alors à peine du structuralisme et les « sciences humaines » ne semblaient s’intéresser qu’aux rituels initiatiques des seuls Bororos (passionnants au demeurant). S’il conviendrait certes d’actualiser quelque peu ces rituels, convenons que le Zeitgeist, l’inconscient collectif n’a, quant à lui, pas changé. La gamme de « l’innocence contestataire » s’est tout au plus étoffée ».
Par cet exercice d’anthropologie des mœurs, il montre que les postures de pseudo-rebelles des enfants de la bourgeoisie devaient être comprises dans un système global. Elles sont des rites d’initiation à la société de consommation que le « libéralisme libertaire » aura mis en place pour assurer la reproduction du modèle capitaliste. Je dois désirer ce que tous désirent, la normalité passant par l’intégration des fausses valeurs de la société marchande.
Michel Clouscard fait remonter au Plan Marshall l’origine du capitalisme de la séduction. Ce plan d’aide à la reconstruction fut un « cadeau » fait par la force économique des États-Unis à l’Europe au début de la Guerre froide. La France, après le Grande-Bretagne, fut le principal bénéficiaire de cette manne nullement désintéressée.
La pénétration du modèle américain fut le début de la mort de la vieille société traditionnelle française. Paysannes comme ouvrières, les classes laborieuses mettaient en application des valeurs d’économie et de rigueur, bases d’une forte conscience communautaire, « l’alliance d’une éthique de la nécessité et d’une morale de l’économie ». Mais l’ouverture au modèle économique et culturel américain allait submerger cette société avec la complicité de notre bourgeoisie nationale. Michel Clouscard n’idéalise pas cette société de la nécessité pour autant, mais il pense que le socialisme pourrait en recevoir des valeurs en héritage.
La conquête de la conscience française fut donc rapide, la société de consommation impliquant la disparition des valeurs traditionnelles. Elles furent remplacées par la frivolité et le mercantilisme. À partir des années 1960, ce modèle culturel de la consommation ludique, libidinale, marginale tend à devenir le modèle des éléments qui étaient les moins impliqués dans la vie de la société traditionnelle : les jeunes et les femmes. Il est à noter que ce n’est pas un anti-jeunisme ou une misogynie latente qui amène Michel Clouscard à faire ce constat, mais une étude des structures sociales de l’époque et du processus de production.
Au contraire, il est véritablement féroce avec une nouvelle catégorie que fait naitre le capitalisme : les métiers non productifs parasitaires (large catégorie allant des faux artistes de « l’art moderne » aux intellos vendus au système, en passant par les publicitaires et autres dealers).
Le règne de la bête sauvage
Avec Mai 1968, la culture de la séduction, jusque là sélective et marginale, va tendre à recouvrir la société globale. Le sociologue évoque alors le rôle du libéralisme libertaire pour faire sauter les derniers verrous moraux et culturels au raz de marée capitaliste.
« Le « libéralisme libertaire » selon Clouscard n’est pas libertaire pour tous et tout le temps. C’est au contraire une stratégie qui permet l’engendrement réciproque du permissif et du répressif, la mise en place d’un système qui se présente, comme dit Clouscard, avec cette exhaustivité elliptique que nous retrouvons souvent sous sa plume, comme « permissif sur le consommateur et répressif sur le producteur. » (A. Monville)
En apparence, le capitalisme est le système qui offre le plus de chance d’assouvir ses moindres passions. Les pulsions de tous ordres sont exaltées par l’idéologie du toujours plus. Désormais, dans le champ de la marchandise, tout désir doit être satisfait immédiatement sur le mode du besoin, dans la possession. Le désir est rebattu au niveau des besoins vitaux. Nous existons en fonction de ce que nous consommons et non à travers de ce que nous construisons de nous-mêmes. L’expérience du rapport à l’autre est enfermée dans le désir de posséder les mêmes attributs de la réussite et de la performance individuelle. La dynamique du désir est manipulée au service du développement du capital.
Ce processus social vise à l’atomisation du corps social, qui serait la fin de la Politique et la totale disponibilité au marché du désir. « La Bête sauvage, débridée et insatiable, c’est l’image choisie par Hegel pour désigner la société civile lorsqu’elle n’est plus qu’un marché, lorsque se réalise l’hégémonie du libéralisme (ou néo-libéralisme) » écrivait Michel Clouscard. « Alors, le conditionnement capitaliste devient tout-puissant… ».
Les classes sociales doivent connaître une rupture avec leur origine, avec la culture historique de leur engendrement. Cette rupture doit tendre à devenir oubli. Ainsi apparaît une disponibilité croissante à d’autres valeurs et permet l’intégration au système. La négation de la réalité de la lutte de classe est la priorité du capitalisme, elle permet de nier les conséquences négatives de sa domination.
Le capitalisme aboutit « au pourrissement de l’Histoire ». Michel Clouscard remarque que « la crise est devenue une stratégie de gestion de la crise ». La société est parfaitement figée et bloquée, « plus c’est pourri, mieux ça tient ! Le pourrissement de l’Histoire est cet enlisement qui n’autorise plus aucun élan ». La société tombe dans la dépression et l’individu se referme sur lui-même. « Tout est permis, mais rien n’est possible. À la permissivité de la consommation de masse, succède la dure réalité de l’interdit de la crise » écrit-il quand débutent les « Trente calamiteuses ».
L’amour fou contre tous les simulacres du capitalisme
Comment sortir de cette situation bloquée ? Michel Clouscard répond qu’il est nécessaire de revenir aux fondamentaux. À la fin de sa vie, il réaffirme l’importance de refonder un destin collectif.
« C’est l’organique en temps que tel de ce corps social que je défends. C’est la substance de l’État. Il appartient à l’histoire et non à je ne sais quel instinct de survie inspiré de la nature, qu’un intérêt collectif transcende les divisions locales face à un péril extérieur commun. (…) Il s’agissait déjà de combattre le péril mortel engendré par la collaboration de la réaction intérieure et de l’impérialisme extérieur ».
Face à la mondialisation du capital, il affirme la nécessité de l’idée de Nation dans un sens clairement révolutionnaire :
« L’État a été l’instance super-structurale de la répression capitaliste. C’est pourquoi Marx le dénonce. Mais aujourd’hui, avec la mondialisation, le renversement est total. Alors que l’État-Nation a pu être le moyen d’oppression d’une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation. C’est un jeu dialectique ».
Il avait aussi entrepris de répondre au Capitalisme de la séduction par une notion bien plus forte. Son Traité de l’Amour Fou aborde longuement le mythe de Tristan et Yseult. Dans ses versions médiévales et wagnériennes, il serait une réponse au mal qui dévore notre société. Pour lui, l’interprétation du mythe ne fait que reprendre la conception platonicienne de l’amour. La réminiscence platonicienne – celle de l’unité perdue, la réconciliation des contraires – n’est aussi que le support, le moyen de la prospective, du cheminement vers le couple, la reconnaissance de l’Autre. L’amour est fait, de ces doux moments qui ne peuvent être dissociés : rétrospection et prospection, attachement au passé et quête de l’avenir, fixation et recherche.
L’effervescence du désir qui ne conduit que vers la frustration n’est pas l’amour. Cela n’est qu’un simulacre d’âmes rongées par l’esprit de l’époque. Une quête vers le vide qui ne mène qu’à la dépression.
Michel Clouscard revient sur l’importance de ce double ancrage dans l’idéal et la réalité qu’offre l’Amour. Dans la mythologie grecque, « Amour visite Aphrodite le jour et passe la nuit avec Psyché. Partage de la chair et de l’âme : la structure. Le libéralisme libertaire bafoue ce qui fait la conscience humaine, son débat intime, sa liberté. La consommation transgression a effacé la Psyché. Je propose comme fondation progressiste la conjugalité et la Psyché. Ce sont les deux amours de l’homme, son déchirement, la double poursuite de l’Éternel Féminin ».
Qui était Michel Clouscard ?
Il est né, en 1928, dans une famille paysanne très modeste du Tarn. « Il cristallise le parcours d’un monde ouvrier qui, en s’emparant des moyens d’expression intellectuels, accède à la conscience pour soi » écrivait Aymeric Monville, qui poursuit la réédition de ses principaux livres aux éditions Delga.
Après des études de philosophie (son directeur de thèse fut Henri Lefebvre), il devient professeur de sociologie à l’université de Poitiers de 1975 à 1990. Dès le début des années 70, Michel Clouscard développe une critique du capitalisme « libéral-libertaire » et de la social-démocratie. Il propose de dé-dogmatiser le marxisme, mais sans abandonner le travail théorique de Marx :
« Il faut actualiser le schéma sociologique de la lutte des classes, reconstituer les termes de l’oppression économique des travailleurs dans le contexte du mode de production de série, analyser les médiations anthropologiques et politico-culturelles du passage de la valeur d’usage à la valeur d’échange, établir l’initiation mondaine à la civilisation capitaliste, récuser le subjectivisme théorique ou l’économisme pour permettre l’analyse conjointe du marché du désir et de la nouvelle exploitation ».
Proche du Parti Communiste Français, il refusera son orientation réformiste de manière radicale :
« Il faut changer de stratégie et de philosophie. Ne plus singer le PS et la troisième voie. Il faut se faire le mainteneur, proposer le sérieux. C’est ce que les gens attendent. Quand je les ai vus faire la fiesta au Comité central (Prada et autres), j’ai trouvé cela dérisoire. Le communisme, c’est prendre en charge le malheur du monde, et sans pathos. On n’est pas là pour la convivialité. Pour ça il y a Jack Lang. Ce qu’il faut, c’est retrouver la praxis. Il faut refaire un monde où “l’action serait la sœur du rêve”, pour citer Baudelaire. Il faut allier Prométhée et Psyché. Les adversaires du marxisme ont mis la main sur la psyché ; il faut leur reprendre ».
Retiré à Gaillac, Michel Clouscard est décédé le 21 février 2009.