La grande émergence de l’individualisme occidental a eu lieu dans la Rome antique. On le voit par exemple très bien chez Catulle, un romain du Ier siècle avant J.-C. :
Moineau, délices de mon amante, compagnon favori de ses jeux, toi qu’elle met sur son sein, toi à qui elle donne le bout de son doigt à baiser, et dont elle provoque les ardentes morsures, lorsqu’elle s’efforce, - elle, mon doux désir, - par je ne sais quels tendres ébats, de soulager un peu sa douleur ; puissé-je jouer avec toi comme elle et alléger ainsi les peines de mon âme triste.
Pleurez, Vénus, Amours, et vous tous, tant que vous êtes, hommes qui aimez Vénus ! Le moineau de mon amante est mort, le moineau, délices de mon amante, lui qu’elle aimait plus que ses propres yeux ! Il était aussi doux que le miel, il connaissait sa maîtresse comme une petite fille connaît sa mère ; il ne quittait jamais son giron, mais sautillant tantôt par-ci, tantôt par-là, pour elle seule il pépiait sans cesse ! Et maintenant, il va par la route ténébreuse au pays d’où l’on dit que ne revient personne. Ah ! maudites soyez-vous, males ténèbres d’Orcus, qui dévorez tout ce qui est joli ; il était si joli le moineau que vous m’avez enlevé ! O malheur ! pauvre petit moineau ! c’est pour toi que maintenant les beaux yeux de mon amie sont gonflés et tout rouges de larmes !
Mais maintenant je te connais ! Aussi, quoique je brûle et me consume plus que jamais, tu n’as plus pour moi ni les mêmes charmes, ni le même prix. - Comment cela peut-il être ! diras-tu. - C’est qu’une telle perfidie force ton amant à t’aimer davantage, mais à t’estimer moins.
Je hais et j’aime. Comment cela est-il possible te demandes-tu peut-être…
Je ne le sais, mais je le sens et je suis torturé.
Lesbie médit de moi constamment et jamais ne tarit sur mon compte : que je meure si Lesbie ne m’aime pas. - La preuve ? - C’est qu’aussi bien moi-même je la maudis sans cesse, mais que je meure, si je ne l’aime pas !
Tous les caractères de l’individualisme occidental sont déjà en place : narcissisme, sentimentalisme, émotivité, psychologisation, etc. Catulle est un romain plein d’humour, il n’y a aucun doute à ce sujet, mais les péripéties de sa vie affective, les aventures de son moi, sont aussi de notre siècle à nous, et sans que le christianisme y soit pour quelque chose...