La révolte des Gilets jaunes a pris de court le pouvoir en place et l’écrasante majorité des politologues et autres prospectivistes, qui n’ont rien vu venir. Or, ce soulèvement était prévisible, à condition d’avoir utilisé les outils analytiques et la méthodologie adéquats. En effet, la révolte actuelle du peuple français a été annoncée par des voix dissidentes. Parmi elles, Youssef Hindi (l’auteur d’Occident & Islam ou de La Mystique de la Laïcité) dans nombre d’articles publiés depuis septembre 2015, et réunis dans un recueil paru le 25 février 2019 : Du Brexit aux Gilets jaunes.
Rivarol : Quelle est pour vous l’origine profonde du mouvement des Gilets Jaunes ?
Youssef Hindi : Contrairement au diagnostic généralement proposé, le mouvement des Gilets jaunes n’a pas pour unique origine la crise socio-économique, elle traduit l’irruption d’une crise profonde, composée de plusieurs strates : crise religieuse, crise de régime, crise socio-économique, crise de la « démocratie ».
La couche inférieure de la crise est religieuse ; c’est la moins perceptible mais la plus importante en termes d’impact sur la durée. Ce fut l’objet d’étude de La Mystique de la Laïcité : Généalogie de la religion républicaine (2017), où j’analysais, sur la durée, les causes de l’instabilité chronique et ontologique de la République française, depuis 1789 jusqu’à nos jours.
Une instabilité dont la cause première est le défaut d’une croyance collective solidement établie autour de la République. Car la condition sine qua non de la pérennité d’un régime est qu’il soit adossé à une religion (ou à une idéologie) qui lui donne sa légitimité et qui réunisse le peuple autour de lui.
C’est cette absence de véritable religion structurante du régime républicain qui a provoqué tant de bégaiements historiques à la suite de la Révolution de 1789.
Au terme de cette étude historico-politique, je concluais que la Ve République s’effondrerait au prochain tournant de l’Histoire, à l’instar de l’Union soviétique.
Nous vivons donc actuellement en France la convergence de trois principales crises : religieuse, socio-économique et de régime (dont découle la crise démocratique).
J’explique également que le régime républicain connaît à nouveau sa crise chronique, qui se traduit, comme dans les années 1930, par une délégitimation croissante, culminant avec la révolte actuelle.
Un nouveau type de populisme est-il en train de naître dans la rue ?
Je ne parlerais pas de populisme, car le terme prête à confusion. Il s’agit là d’un mouvement fondamentalement populaire, un mouvement qui part de la base. Mais si par « populisme » on entend opposition du peuple à une certaine élite, alors la réponse est oui. Plus précisément, on assiste à une opposition, non pas de classes, mais plus largement entre la majorité des Français (à savoir ceux qui sont dans la rue, et les 75% de la population qui soutiennent le mouvement) et l’oligarchie (que l’on peut appeler les 1%) qui contrôle l’appareil d’État.
Toutefois, comme nous le constatons actuellement, le mouvement n’est pas à l’abri de la récupération des gauchistes, qui ont l’intention de ramener les Gilets jaunes vers la vieille opposition républicaine, entre peuple de gauche et peuple de droite. Une division républicaine qui a pour finalité d’empêcher la guerre politique contre l’oligarchie, qui est l’ennemi principal.
Le Brexit anglais est pour vous un signe avant-coureur des Gilets Jaunes ?
Au lendemain du Brexit j’écrivais que ce dernier pouvait provoquer un effet domino s’étendant à toute l’Europe. Je considérais au fond que le Brexit, comme l’élection de Donald Trump la même année, étaient les symptômes du rejet, par les peuples, du système de libre-échange et de l’idéologie globaliste qui le sous-tend ; leurs effets néfastes se faisant sentir de plus en plus gravement.
Et le mouvement des Gilets jaunes se situe dans la continuité de cette séquence historique. Un mouvement de réaction violente à l’appauvrissement du peuple, tout particulièrement des classes moyennes, causé par le libre-échangisme généralisé et la logique de la dette bancaire qui tend à réduire le peuple en esclavage.
D’ailleurs, au lendemain de l’élection de Macron, j’écrivais dans un article (du 20 mai 2017) que la brutalité de sa politique pourrait entraîner une cassure du tissu social français, amener au point de rupture la France périphérique (qui représente 60% de la population française). Et j’ajoutais que l’explosion de la France périphérique pourrait précipiter la fin du mandat de Macron et conduire à un affaiblissement voire un effondrement du régime.
L’explosion du vieux système Droite/Gauche à la suite de l’élection d’Emmanuel Macron a, paradoxalement, été une chance. La victoire du système a aussi été le début de sa marche vers le tombeau au final ?
La fusion de la gauche et de la droite qui a conduit finalement à la décomposition du système politique est un processus qui a démarré dans les années 1970, avec la disparition progressive des idéologies qui structuraient les partis politiques.
C’est ce qui explique pourquoi, déjà en 2007, le candidat de la droite libérale, Nicolas Sarkozy, à peine élu, a naturellement recruté des membres du Parti socialiste. C’est cette fusion, de ce qu’il convient d’appeler « la droite et la gauche de l’oligarchie », qui a permis à Emmanuel Macron de débaucher tous azimuts des éléments des partis politiques finissant.
L’élection du banquier n’a fait qu’acter la phase finale de cette fusion idéologico-politique de la gauche et de la droite.
Subséquemment, cette disparition de la droite et de la gauche a rendu possible la jonction du peuple de gauche et de droite, ensemble, contre l’oligarchie. Et cette jonction annule mécaniquement le système de division républicain grâce auquel l’oligarchie se maintien au pouvoir.
Les banlieues des grandes métropoles semblent étrangement calme. Comment les populations d’origines extra-européennes réagissent à ce mouvement de la France périphérique ?
Géographiquement, l’on peut dire qu’il existe trois Frances qui vivent, d’un certain point de vue, dans des « espace-temps » différents : la France des métropoles, la France des banlieues, et la France périphérique. Aujourd’hui c’est la France périphérique qui se révolte.
Au risque de vous surprendre, la révolte des banlieues a déjà eu lieu, lors des émeutes de 2005. C’était juvénile, anarchique, chaotique, totalement désordonné, sans revendications structurées, mais les causes étaient bel et bien d’ordre socio-économique.
Mais aujourd’hui, les populations extra-européennes soutiennent le mouvement des Gilets jaunes, comme la majorité des Français ; et certains d’entre eux y participent.
Les groupuscules gauchistes et antifas tentent de radicaliser le mouvement dans un sens négatif. Ces groupes sont-ils des instruments du système ?
Oui, et c’est historiquement vérifié.
Dans un premiers temps, ces groupuscules ont été utilisés pour discréditer les Gilets jaunes, les faire passer pour des casseurs ; et également créer un appel d’air attirant les racailles de banlieues – une division du travail où les antifas cassent et les racailles pillent.
J’expliquais plus haut que le mouvement des Gilets jaunes tendait à annuler l’opposition républicaine. Raison pour laquelle les gauchistes tentent de récupérer les Gilets jaunes et restaurer l’opposition gauche/droite, notamment en lançant leurs nervis contre « l’extrême droite » ; afin que cette dernière tombe dans le piège en réagissant par un réflexe sectaire et se sépare du reste du mouvement.
Un des objectifs stratégiques de la manœuvre des gauchistes (au service du système) étant de purger les Gilets jaunes de ses tendances identitaires, patriotes, et réduire le mouvement à d’inconséquentes manifestations trotsko-syndicalistes.
La répression extrêmement violente par le régime de ce mouvement est pour vous le signe d’un passage à une forme de libéralisme totalitaire ?
J’annonçais dans un article, dès décembre 2015, la transformation du régime en État policier, que j’ai appelé « dictature social-démocrate policière ». J’expliquais alors que l’évolution du régime républicain témoignait de sa difficulté grandissante à absorber la contestation, et qu’il risquait à terme de voler en éclats en raison de son raidissement, dans le contexte d’une délégitimation croissante de la caste politique française.
Plusieurs indices m’ont conduit à anticiper cette transformation dictatoriale, à savoir : le décret du 30 juin 2011 autorisant les représentants de l’État, les fonctionnaires et les militaires, à tirer à balles réelles sur la population pour le maintien de l’ordre public (https://www.legifrance.gouv.fr/jo_p...) ; la multiplication des attentats terroristes qui a « justifié » la mise en place en 2015 de la loi sur le renseignement (l’équivalent français du Patriot Act I et II) dont l’objectif véritable était la surveillance de la population et des opposants politiques ; la modification des articles 16 (l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics) et 36 (celui-ci prévoit de transférer le pouvoir à l’armée en cas de guerre ou d’insurrection armée) de la Constitution, afin d’accorder les pleins pouvoirs à l’exécutif et utiliser la police et écarter l’armée en cas de « régime civil de crise » (http://www.assemblee-nationale.fr/1... ; http://www.assemblee-nationale.fr/1...).
Pensez-vous que cette répression entraîne un durcissement de ce mouvement populaire ? Demain la guerre civile ?
Je pense et j’écris depuis plusieurs années que la rigidification du régime, qui se traduisait hier par des lois liberticides et aujourd’hui par la répression policière, entraînerait à terme la cassure de l’État. Il est difficile de prévoir précisément comment et quand cette cassure adviendra, mais je confirme mon diagnostic : la Ve République est à bout de souffle, comme l’était la IIIe République dans les années 1930.
L’épuisement de la police, la multiplication des bavures, ou un autre événement imprévisible, pourrait entraîner l’effondrement du régime et contraindre l’armée à reprendre la main (temporairement).
Si le système explose, quel projet proposer pour éviter le chaos ?
Il y a toujours, entre le moment d’effondrement d’un système et l’établissement d’un autre, une période de chaos ou tout du moins d’instabilité.
Raison pour laquelle ces dernières années j’insiste sur la nécessité de travailler à l’élaboration d’un projet politique, en anticipation à la décomposition du système. Et cela doit commencer, à mon sens, par la redéfinition de la notion de souveraineté et des sources du droit. J’ai travaillé et écrit (dans plusieurs articles et livres) sur cette question qui est centrale et cruciale dans une période historique de crise de l’État moderne. Dans ce livre Du Brexit aux Gilets jaunes, je retrace l’histoire du concept moderne de souveraineté, qui a donné naissance à l’État moderne. Et je propose, comme première étape, de revenir à la conception traditionnelle de la souveraineté, celle qui garantit la préservation de l’humanité, et la pérennité de la société.
Au niveau international, on observe que la Macronie montre les dents envers la Russie, Le Venezuela et même l’Italie populiste. Comment analyser cette rhétorique guerrière ?
Il cherche à évacuer la pression intérieure, vers l’extérieur. C’est le comportement typique d’un gouvernement empêtré dans une crise socio-économique qu’il est incapable de résoudre. Désigner des boucs émissaires à l’intérieur du pays comme à l’extérieur est devenu le comportement constant des gouvernements successifs depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy.
Il y a corrélation entre crise économique mondiale, crises géopolitiques, et crises domestiques.
Peut-être que c’est une nouvelle crise financière et/ou géopolitique qui abattra définitivement la République française.