Ce qui suit est le texte du discours que j’ai donné à la Seek, Speak and Spread Truth Conference à Londres samedi dernier 23 novembre 2013.
On nous dit que l’Histoire est une tentative de narrer le passé. Mais en réalité, l’Histoire a très souvent peu à voir avec la révélation du passé. Au contraire c’est une tentative orchestrée et institutionnalisée de cacher la honte sous le tapis.
De nombreux textes historiques juifs, par exemple, sont là pour détourner l’attention du fait étrange et tragique qu’au long de leur histoire, les juifs ont réussi à s’attirer une chaîne interminable de désastres. Mais l’histoire palestinienne n’est, de manière générale, pas différente. Après plus d’une décennie de lutte pour la libération, la situation en Palestine est pire que jamais, et pourtant les intellectuels palestiniens, comme nous le verrons plus loin, s’éloignent de toute compréhension possible des circonstances qui ont conduit au désastre en cours.
Bien que les Britanniques aient beaucoup de crimes de guerres accolés à leurs noms, le British Imperial War Museum a décidé d’allouer un étage entier à l’holocauste juif au lieu de présenter un des génocides made in Great Britain. Les Britanniques, tout comme n’importe qui, préfèrent dissimuler leur honte.
Les comptes historiques sont généralement là pour refouler la vérité et cacher notre honte. Cependant, il est loin d’être aisé de savoir qui est en charge de ces comptes, qui décide de ce qui doit être étouffé et quel chemin doit être pris pour cacher la vérité.
Apparemment, la restriction de la terminologie et la limitation de la liberté d’expression grâce au politiquement correct sont probablement parmi les méthodes les plus usitées. Malheureusement, le discours de solidarité avec la Palestine est dans cette optique un précédent spectaculaire.
Un bref examen de chacun des piliers terminologiques et des principes qui modèlent notre vision du conflit, de son histoire et de ses solutions potentielles révèle qu’ils existent pour dissimuler les causes, idéologies et systèmes de pensée évidents qui sont à la base des crimes au Moyen-Orient en général et en Palestine en particulier.
Mise au point
Nous allons à présent examiner minutieusement la terminologie et les notions qui sont impliquées dans le débat sur la Palestine et exposer une nouvelle fois la nature trompeuse qui est malheureusement intrinsèque au discours progressiste contemporain.
Le sionisme – Les membres du mouvement de solidarité avec la Palestine sont tenus d’éviter le mot en « j » et d’utiliser à la place le mot « sionisme ». J’ai récemment révélé qu’Ali Abunimah, un de mes actuels détracteurs en chef, m’avait conseillé quelques années auparavant de faire référence à Sion quand je pense à juif pour que lui et moi « puissions trouver une base pour un grand terrain d’entente »… En fait Abunimah n’était pas seul. Jewish Voice for Peace m’avait approché avec une offre similaire à peu près au même moment.
La vérité sur ce sujet est que la politique israélienne a peu à voir avec le sionisme. Les Israéliens sont à peine au fait de l’idéologie sioniste, n’étant pas non plus concernés ou motivés par la praxis sioniste. Le sionisme est largement un discours de la diaspora juive, qui se promet d’établir un foyer national juif en Palestine et de civiliser le juif par le nationalisme. Israël est évidemment le produit du projet sioniste ; cependant, les Israéliens se voient eux-mêmes comme des sujets post-révolutionnaires – ils ont transformé le rêve sioniste en une réalité pratique.
En conséquence, la critique du sionisme en soi touche à peine les Israéliens ou la politique israélienne. Tout au contraire, elle détourne l’attention des crimes qui sont commis par l’État juif au nom du peuple juif.
Mais alors, pourquoi utilisons-nous le terme sionisme au lieu de se référer au pouvoir juif, à la politique juive ou à l’État juif ? C’est simple : nous ne voulons pas offenser les juifs « antisionistes » et les juifs en général. Nous choisissons consciemment de permettre à Israël de se tirer d’affaire. Apparemment nous préférons largement cibler un objet imaginaire et fantasmatique qui ne représente presque rien plutôt que de simplement appeler un chat un chat.
Le colonialisme – Les activistes solidaires de la Palestine sont supposés enchaîner leurs phrases avec différentes permutations du mot « colonial » dans l’espoir que plus ils l’utilisent plus il y a de chances que finalement il finisse par passer. En conséquence, les activistes et les intellectuels parlent couramment d’Israël et du sionisme comme d’un « projet colonial ». Mais ils ont évidemment tort.
Le colonialisme se définit traditionnellement par un échange matériel clair entre une « mère patrie » et une nation colonisée. Israël est sans aucun doute une colonie, cependant personne ne peut dire qui était ou est exactement sa mère [1].
Alors pourquoi parlons-nous d’Israël et du sionisme comme d’un projet colonial ? C’est simple : cela nous évite d’admettre que le projet national juif est en effet un projet unique, sans précédent dans l’Histoire. Cela nous évite d’admettre que nous ne comprenons pas ce projet ni ses objectifs. La Gauche et les soi-disant « juifs antisionistes » se cramponnent au paradigme colonial parce qu’il place Israël et le sionisme dans un modèle qui leur est quelque peu familier, eux et leur public. Le paradigme colonial suggère que le projet national juif est aussi malveillant que le colonialisme français ou britannique. Mais la terrible vérité est que nous avons affaire à une forme unique de projet nationaliste raciste et violent.
La colonisation de peuplement – Durant les dernières années, un nouveau baratin terminologique a émergé dans les rangs du mouvement de solidarité avec la Palestine, à savoir « la colonisation de peuplement ». Je suppose que ma critique du paradigme colonial a secoué quelques-uns des soi-disant intellectuels progressistes et « antisionistes », et ils furent poussés à réviser leur récit narratif. Leur effort fit naître un nouveau bébé théorique déformé et dysfonctionnel. Mais malheureusement, la « colonisation de peuplement » n’explique elle non plus pas grand chose. C’est plutôt une tentative désespérée de dissimuler encore davantage le projet national juif.
La colonisation de peuplement se réfère à une situation dans laquelle la super-puissance A facilite la colonisation par le groupe ethnique B d’une terre C. Un tel évènement peut éventuellement conduire à des conséquences violentes pour la population indigène D.
Mais le problème est le suivant. Ce scénario historique A-B-C-D n’a rien à voir avec le sionisme, Israël ou le conflit israélo-palestinien. En réalité, c’était les sionistes (B) qui ont en fait persuadé la Grande-Bretagne, à l’époque une super-puissance (A), que l’établissement d’une patrie juive en Palestine (C) était la voie à suivre. C’était aussi la promesse des sionistes (B) à pousser l’Amérique à rentrer dans la première guerre mondiale qui a conduit lord Balfour à faire adopter la cause sioniste à l’Empire britannique (A). En clair, au lieu d’une chronologie A-B-C-D, en ce qui concerne le sionisme on remarque davantage une chronologie B-A-C-D. C’est le groupe ethnique B qui pousse la super-puissance A à agir en sa faveur.
Mais ensuite nous pouvons nous demander comment il se fait que les activistes solidaires de la Palestine tels que Ben White mentent consciemment lorsqu’ils parlent d’une « colonisation de peuplement passée et présente ». Malheureusement White n’est pas seul, la liste des universitaires et intellectuels qui participent à la diffusion de ce récit erroné est assez impressionnante.
Pourquoi nous trompent-ils, est-ce parce qu’ils sont un tas d’ignorants ? Pas du tout, ils sont en réalité des chercheurs dévoués, ils manquent juste d’intégrité intellectuelle, et ils en manquent sévèrement.
Diffuser le récit de la « colonisation de peuplement » est opéré, une fois encore, dans l’intention de détourner l’attention du fait embarrassant que déjà, en 1917, le lobby juif faisait partie des lobbies les plus puissants de la planète. Un tel aveu pourrait facilement heurter de nombreux juifs dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. De toute évidence, nous ne voulons vraiment offenser personne d’autre que l’intelligence elle-même.
L’apartheid – Les activistes solidaires de la Palestine sont enclins à parler d’Israël comme d’un État d’apartheid. Ils permettent de manière évidente à l’État juif de se tirer d’affaire. L’apartheid se définit couramment par un système d’exploitation basé sur des considérations racialistes. Mais Israël ne conduit pas un apartheid, il n’est pas intéressé par une exploitation. Israël est bien pire, il veut faire partir les Palestiniens. Israël se fonde sur le nettoyage ethnique mû par une logique nationaliste racialiste. Dans cette optique, Israël est très similaire à l’Allemagne nazie. Mais c’est très exactement l’équation que nous sommes censés ne pas voir puisqu’elle peut heurter les juifs et même embrouiller la Gauche.
Le débat sur la solution à un/deux États – La philosophie derrière la « solution à un État » est évidemment éthique et universelle. Mais il y a un léger problème. Elle ne trouve aucun partenaire ou supporteur politique au sein de la société israélienne. Pourquoi ? Parce qu’Israël est l’État juif et la notion de paix est totalement étrangère à Israël et à la culture juive. Le mot « Shalom », qui est couramment traduit par « paix », « réconciliation » et « harmonie », est compris en hébreu comme « la sécurité pour les juifs ».
En conséquence, il était très embarrassant de lire le célèbre intellectuel palestinien Joseph Massad faire une erreur grossière en interprétant le mot « paix » de manière erronée dans le contexte de l’idéologie sioniste et de la politique israélienne.
Dans un récent article nommé « La Paix est la Guerre : la colonisation de peuplement israélienne et les Palestiniens », Massad a écrit : « Faire la guerre pour la paix est tellement intrinsèque à la propagande sioniste et israélienne que l’invasion du Liban par Israël en 1982, qui a tué 20 000 civils, fut appelée l’“opération paix en Galilée”. »
Si Massad avait suffisamment étudié la question il aurait probablement trouvé que, en ce qui concerne les Israéliens, l’opération Shlom Ha-Galil voulait en réalité dire « sécurité » en Galilée plutôt que « paix en Galilée ». Massad aurait pu éviter cette bourde intellectuelle s’il avait lu Quel Juif errant ? plutôt que d’essayer d’incendier ce livre, dont il se trouve que l’auteur approfondit ce sujet de manière occasionnelle.
Les Israéliens supporteraient la solution à un État si celui-ci était l’État juif. Comme Paul Larudee l’a récemment suggéré, les Israéliens supporteraient aussi la solution à deux États si ces derniers étaient deux États juifs. Cependant la seule question qui me taraude est, pourquoi est-ce qu’un bloggeur palestinien tel qu’Ali Abunimah dévierait de sa voie pour nous empêcher d’observer la culture tribale et raciste qui motive l’État juif ?
Est-il possible que certaines des célèbres voix palestiniennes ne veuillent pas elles aussi choquer les Juifs ? Je vous laisser en juger.
La Cause palestinienne
Est-ce réellement le droit au Retour ? ou 1948 ? J’ai été convaincu pendant de nombreuses années que la Nakba était au cœur de la tragédie palestinienne. Mais ensuite le fait de suivre la politique du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions des biens, de la culture et du monde universitaire israéliens) m’enseigna que j’avais pu être induit en erreur.
Quand le mouvement BDS s’est formé en 2005, son premier objectif était de :
1. Mettre fin à l’occupation et à la colonisation (israélienne) de toutes les terres arabes et démanteler le mur de séparation (2005).
Mais ensuite, sans aucun tentative de débattre du sujet publiquement, le siège du mouvement BDS à Ramallah a changé son premier objectif. Il est à présent devenu :
2. Mettre fin à l’occupation et à la colonisation de toutes les terres arabes occupées en juin 1967 et démanteler le mur de séparation.
Des efforts ont été faits pour s’assurer que les organisations palestiniennes soient conscientes de ce changement crucial. Ajouter la date de 1967 a rendu clair que le mouvement BDS acceptait de facto l’existence d’un État juif en Palestine.
Il est assez intéressant que peu de Palestiniens fussent vraiment indignés par l’abandon de la date de 1948 et la reconnaissance d’Israël en tant que tel par le mouvement BDS. Je suppose que son explication est simple. En ce qui concerne les Palestiniens en exil en Occident, 1948 et le droit au Retour ne sont pas les sujets qui importent. J’imagine qu’un tel programme n’est pas guidé par le souci des réfugiés palestiniens au Liban ou en Syrie. Je suppose que les réfugiés à Gaza et Jénine peuvent aussi être scandalisés mais, vu l’état des choses, nous pouvons de toute façon à peine entendre leurs voix. J’imagine que le mouvement BDS est là pour apaiser les « juifs du mouvement » et même les sionistes libéraux. C’est à peine surprenant en considérant le fait embarrassant que le sioniste libéral George Soros qui finance le groupe sioniste J-Street finance aussi le mouvement BDS ainsi que beaucoup d’autres ONG palestiniennes.
État des lieux
Comme nous pouvons le voir, le sionisme, le colonialisme, la colonisation de peuplement, l’Apartheid, le mouvement BDS et même la solution à un État sont tous des concepts trompeurs et ils sont façonnés pour ne pas offenser les juifs antisionistes et même les juifs en général. Ce fait politique surréaliste et macabre explique pourquoi le mouvement de solidarité avec la Palestine a échoué à tenir sa promesse sur tous les fronts sans exception, excepté bien sur un front : avec le soutien de sionistes libéraux tels que Soros, le mouvement de solidarité avec la Palestine est à présent une petite affaire industrielle qui réussit plutôt bien à se maintenir en place. Le résultat absurde est que l’industrie émergente de solidarité avec la Palestine profite en réalité de l’intensification constante de la crise en Palestine – plus la situation sur le terrain se détériore, plus cette industrie pompe de financement.
Je suppose que si nous voulons saisir le sens de cette constante régression, la dissimulation et le refoulement sont évidemment les mots-clefs.
La dissimulation et le refoulement conduisent à l’immobilisme. C’est exactement ce que nous voyons en Palestine et depuis un certain temps – un siècle de lutte qui a conduit à un échec complet. Le mouvement de solidarité avec la Palestine est maintenant plus éloigné que jamais de la compréhension du sionisme, d’Israël et du conflit. Le soi-disant « mouvement » est englué dans un marécage terminologique boueux qui entraîne une paralysie intellectuelle et spirituelle.
C’est exactement le point où la vérité et la recherche de la vérité entrent en jeu. Le rôle de l’intellectuel et de l’artiste est de révéler ce qui est caché. De voir en face ce qui fait mal et de creuser l’essence. Cette recherche d’essentialité est similaire au rôle du psychanalyste qui fouille dans le domaine de l’inconscient.
Quand on vient à la Palestine on doit saisir, une fois pour toutes, ce que représente l’État juif. Nous avons à comprendre ce que sont le judaïsme et la judéité. Nous devons appréhender qui sont les juifs, ce qui les unifie et vice-versa. Nous devons apprendre les relations entre ces différentes catégories et le sionisme et c’est seulement là que nous pourrons être prêts à formuler des pensées pragmatiques et pratiques sur le sionisme, l’État juif et ses lobbies. Lorsque nous serons prêts à le faire, nous pourrons aussi comprendre le rôle des groupes réservés aux juifs au sein du « mouvement » de solidarité. Nous pourrons saisir comment ils ont formaté le discours et supprimé la vérité en dominant notre langue et en restreignant nos libertés intellectuelles. Lorsque nous serons familiers avec la culture, l’idéologie et la politique tribales juives, nous pourrons aussi appréhender le rôle du « Shabbat goy », le concierge qui effectue les services que les juifs préfèrent laisser aux goyim.
Mais notre rôle ne s’arrête pas là. Nous devons aussi comprendre ce que signifie la Palestine. Comment est-il possible que les intellectuels palestiniens régressent au lieu de progresser ? Comment est-il possible que dans les années 1970 les Palestiniens représentaient la première guérilla mondiale, mais plus maintenant ? Que s’est-il passé et pourquoi ? Que veulent les Palestiniens ? Pouvons-nous même parler des Palestiniens ou sont-ils une société fragmentée qui est divisée géographiquement, culturellement, spirituellement, politiquement et idéologiquement ? Et s’ils sont divisés, qui les maintient dans cette division ? Y’a-t-il quoi que ce soit qui puisse les unir ?
Je crois que la politique juive progressiste associée à la gauche non-dialectique sont à blâmer pour ce désastre politique et cette impuissance terminologique. Nous avons affaire à un dispositif de dissimulation qui abandonne le futur juste pour entretenir un écho lointain d’une idéologie du XIXe siècle en pleine déliquescence. Il est là pour alimenter l’oubli de l’Être. Il est là pour nous maintenir à distance de la réalité tragique que nous vivons au moyen d’un refoulement intellectuel et spirituel.
Quand le Orwell de 1984 écrivit à propos de la « novlangue », il avait en tête la Grande-Bretagne. Il avait anticipé l’impact accablant des soi-disant esprits progressistes qui l’entouraient. Il pouvait prédire où les gardiens du politiquement correct allaient peut-être nous conduire. Et – il y a une raison à cela – il fit d’Emmanuel Goldstein la fausse icône dissidente imaginaire.
Le message que je voudrais vous faire passer aujourd’hui est simple : la vraie libération est la capacité d’apprendre à penser, d’apprendre à être intrigué et furieux. La libération consiste à dévoiler ce qui est caché, à penser et re-penser, à considérer, re-considérer, et réviser. Penser c’est viser l’essence, au cœur des choses, au niveau catégoriel. Penser c’est être capable de distinguer entre les symptômes et la maladie. Se libérer c’est couper les ponts de manière compulsive et passionnée et en supporter les conséquences. Se libérer c’est poursuivre la vérité sans relâche. C’est à ce moment exact que la douleur devient satisfaction.