Dimanche 24 avril 2016, M6 diffusait deux documents sur les attentats qui ont endeuillé la France et la Belgique en l’espace de cinq mois, les 13 novembre 2015 et 22 mars 2016. Le premier, dans Zone interdite, à base d’images choc et de témoignages inédits, replongeait les téléspectateurs français dans la tragédie du Bataclan et des tueries annexes (une émission censurée en « replay » sur l’Internet en moins de 24 heures par la chaîne), tandis que le second, dans Enquête exclusive, moins en surface, plongeait au cœur de la nébuleuse islamiste radicale de Molenbeek, le nid des équipes de tueurs de Paris et Bruxelles.
Entre le reportage « vérité » chargé d’images dures (agonie de victimes, explosion d’un kamikaze), et l’enquête en caméra cachée, il y a un lien, qui n’est pas dit, mais cela n’est pas le rôle de la télé. Il ne s’agit pas uniquement d’islamophobie plus ou moins rampante, mais de quelque chose de plus profond, qui annonce un changement politique. Car au vu des informations glanées par tous les services d’enquête d’État possibles et par les journalistes depuis ces événements, une chose demeure toujours aussi stupéfiante : la passivité des autorités malgré des signes croissants et alarmants de radicalisation. La question reste posée : pourquoi, malgré la multitude de signes avant-coureurs, les pouvoirs n’ont-ils rien fait ?
Quelque chose de pourri dans le royaume de Belgique, mais aussi de France
Rappelons dans le même ordre d’idées, puisque nous sommes aussi en Belgique, que le truand et pédophile Marc Dutroux était lors de son arrestation définitive en 1996 bien connu des services de police de l’État belge, que son passé criminel était connu (pour séquestrations, viols et enlèvements d’enfants !), que sa planque était connue, et qu’il a été laissé libre d’agir alors que des disparitions d’enfants menaient à lui et à son entourage. Fermons la parenthèse.
Les autorités belges avaient des renseignements précis sur la préparation des attentats de Bruxelles en 2016, tandis que les autorités françaises connaissaient parfaitement une partie de l’équipe qui sera aux commandes des tueries de 2015. Passage de la délinquance de droit commun à l’activisme politique (les « hybrides »), mouvements d’argent, fiches de renseignement, déplacements en Syrie ou en Irak, coordinateurs… On a fait mine de découvrir toute l’Organisation – qui opérait à ciel ouvert, comme si elle était « protégée » – après les tragédies. On ne va pas refaire ici le procès de l’antiterrorisme, dont Bernard Cazeneuve nous dit qu’il empêche dix actions quand il en laisse malheureusement passer une, faute de moyens, de chance, ou de personnel.
- Vaste opération de police le 18 mars 2016 à Molenbeek
Heureusement, les assauts de toutes les forces antiterroristes le 18 novembre 2015 à Saint-Denis et la traque des complices des tueurs après le 22 mars 2016 à Bruxelles mettront définitivement hors d’état de nuire « la filière de Molenbeek ». Des traques et assauts qui auront été suivis en temps réel par une foule de caméras. Comme si le pouvoir avait voulu associer un maximum de gens à sa justice, ou à sa vengeance.
Quoi qu’il en soit, le pouvoir a effectué une démonstration de force dans les points noirs de la République : si la Belgique n’est pas la France, elle y ressemble diablement. Saint-Denis et Molenbeek sont les deux symboles de la crispation identitaire musulmane, et, par réaction, de la crispation identitaire franco-belge.
Le fait d’y « trouver » les responsables des attentats de 2015 n’est pas anodin. En y déployant toutes les forces de police imaginables, tous les services possibles, de l’Antiterrorisme en passant par le RAID jusqu’à la Criminelle (qui passe au peigne fin toutes les scènes de crimes), le pouvoir a testé en grandeur nature sa capacité de récupération des « territoires perdus de la République », selon l’expression désormais usuelle. Ne teste-t-il pas depuis, parallèlement, ses services d’urgence en cas, par exemple, de tuerie de masse ou d’attaque chimique ?
- Assaut à Saint-Denis le 18 novembre 2015
C’est le signe que les choses vont bouger sérieusement, dans les années et peut-être les mois qui viennent. Ça va « taper », dit le jargon policier. Non pas sur la tête, mais au sens d’interventions musclées, en mode militaire. Des quartiers entiers – avec un alibi antiterroriste plus ou moins justifié mais pré-validé par l’opinion – seront bouclés et scannés. Cette stratégie du choc des communautés, un choc des civilisations à l’échelle locale, constitue le socle programmatique pas encore avoué des forces politiques qui montent, à savoir le sionisme libéral, symbolisé par le binôme Valls-CRIF (avec pour base économique l’axe Rothschild-Macron), et le nationalisme semble-t-il plus social de Marine Le Pen, flanquée de ses quadras identitaires.
Le point commun de ces deux stratégies étant la fixation sur l’islam, les immigrés, les banlieues. Un nuage thématique, rappelons-le, qui englobe fantasmatiquement tous les autres, chers aux yeux des Français : le respect de l’identité nationale, la peur du chômage, le financement des minima sociaux, le devenir de l’école, la santé (c’est-à-dire l’assistance publique) et la sécurité. Une fixation thématique 100% fertile, donc. Si l’on voulait résumer brutalement, avec un slogan publicitaire, on dirait que « l’islam en France, c’est l’insécurité à tous les niveaux ». La propagande d’Etat et la communication des intérêts privés martèlent de concert ce clou dans la tête des Français depuis maintenant une décennie.
Le retournement de l’immigré-victime en immigré-bourreau
La proposition n’est pas nouvelle. Soral avait déjà émis l’hypothèse, qui se confirme jour après jour, d’une ferme reprise en main du pays sur le dos des musulmans. Mais pour cela, il fallait les criminaliser. Par le biais de leur radicalisation – et tant pis si elle ne touche qu’une infime minorité de cette communauté –, par l’islamisme, donc, et le prétexte du terrorisme.
- Molenbeek, 100 000 habitants à majorité musulmane, 24 mosquées sur 6 km2
Qu’on se comprenne bien : le terrorisme existe, qu’il soit instrumentalisé ou pas. En revanche, c’est sa « pureté » qui fait débat. La pureté terroriste, qu’est-ce que c’est ? Si tant est qu’elle puisse exister entre les mailles serrées de l’interconnexion des services… On parle de services de renseignement des principales nations (l’Ouganda n’a pas d’espions chez nous), agissant dans un pays donné stratégiquement important, services dont l’entrechoc ou la constitution en blocs « amis » fonde une guerre invisible mais aux manifestations parfois explosives.
La pureté terroriste se résume à une organisation qui peut tenter un ou plusieurs coups, mais très rapidement, sur une période ramassée, le temps qu’elle se fasse « loger » par les services du pays dans lequel elle agit. Organisation qui possède une vitrine politique, qui gagne ainsi en notoriété, avec une liste de revendications à la fois publiques (pour l’opinion des pays qu’elle prend en otage ou qu’elle entend influencer) et secrètes (les deals en « off » avec les gouvernements). Couplage politico-militaire classique, qu’on ne retrouve pas chez Daech ou le Groupe État islamique.
Alors, qui profite des campagnes nihilistes actuelles ? Car il ne peut pas y avoir que des perdants, les tués et les tueurs. Où sont les gagnants ? Qui sont les gagnants ?
L’Asala, un exemple de terrorisme « pur »
Fin 1979, une série de 15 attentats secoue les grandes villes européennes. Le but ? Obtenir la reconnaissance du génocide arménien. En frappant les officiels turcs partout où ils se trouvent. L’Armée secrète de libération de l’Arménie signe ses actions, revendique et réaffirme son but politique. L’écho est mondial. Par la suite, des attentats seront organisés pour obtenir la libération des militants ou terroristes emprisonnés, et faire pression sur tel ou tel pays, par exemple la Suisse en 1980. Il s’agit là de terrorisme clair, transparent. Les raisons peuvent en être morales ou pas, la manipulation de ces groupes à objectif fixe et durée de vie limitée (l’étau se resserre vite autour de ses dirigeants) étant peu probable. Même si des spécialistes soulignent la convergence momentanée de vues et de buts entre les services d’Arafat (OLP) et les poseurs de bombes arméniens.
Il ne s’agit pas ici de défendre un terrorisme « pur » par rapport à un terrorisme impur, puisque les deux entraînent la mort d’innocents : l’Asala tuera huit personnes à Orly le 15 juillet 1983, il est vrai au comptoir de Turkish Airlines. Mais 70 ans après le génocide arménien, tous les Turcs ne peuvent être taxés de génocidaires. Les attentats ciblés sur des personnalités sont mieux « compris » – ou pardonnés – par le grand public. Ils ne touchent pas les innocents, et le rôle des responsables politiques est bien d’être responsables politiquement, avec toutes les conséquences que cela induit. Ce n’est pas une justification de la violence, mais le terrorisme ou l’action/réaction du renseignement (c’est bien pour ça qu’il y a des services « action ») sont forcément violents. On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. On ne pratique pas la pression politique à coups de menaces en l’air. Le passage à l’acte donne un poids certain à la revendication. D’ailleurs, en général, les poseurs de bombes ne restent pas éternellement en prison. Ils font l’objet d’échanges « politiques » plus ou moins discrets entre pays qui ont manoeuvré leurs services terroristes ou antiterroristes, selon le côté où on se place.
Octobre 1983. En pleine guerre Iran/Irak, violant son devoir de neutralité, la France met son poids dans la balance en livrant de l’armement à Saddam Hussein. Les Super-Etendard équipés de missiles Exocet permettent de pilonner les installations pétrolières iraniennes vitales pour l’exportation. Le nerf de la guerre est touché, il répondra. La réplique ne se fait pas attendre avec des attentats iraniens sur le sol français. Le contentieux nucléaire Eurodif suivra, ainsi que le désir des autorités iraniennes de voir libérer Anis Naccache…
La France, qui était un partenaire économique et culturel de premier plan pour l’Iran (sans oublier l’accueil de l’ayatollah Khomeiny pendant son exil), réduira en cendres cette relation historique en quelques années. Pour avoir choisi le camp américain. En Iran, le français était quasiment une seconde langue…
Bruxellistan
Retour en 2015 et 2016 à Saint-Denis et Molenbeek. Les opérations du 18 novembre 2015 dans la capitale du 9-3 et celles du 18 mars 2016 à Molenbeek, le Saint-Denis de Bruxelles, donnent un avant-goût de la guerre plus du tout larvée entre République et « islamistes ». Qui a déclaré cette guerre ? C’est Manuel Valls. Qui a précipité les choses.
Le lien entre délinquants de ces quartiers et musulmans radicalisés étant avéré – on appelle cette variante de l’évolution les « hybrides » – un pas sera franchi lorsque les forces de l’ordre donneront l’assaut à des appartements et des caves qui servent indifféremment de planques aux djihadistes et aux dealers.
Le chaînon manquant entre la délinquance politique et la délinquance de droit commun se situe là, physiquement et conceptuellement. Le lien entre « politiques » et « droits co », qui se croisent et recroisent déjà en prison (voir l’exemple Coulibaly), les uns enseignant aux autres la radicalisation, les autres apprenant aux uns le maniement des armes, fournit ainsi au pouvoir qui se dessine l’occasion de « taper » l’islamopshère. Puis, par amalgames successifs et cercles concentriques, il sera facile d’assimiler à ce noyau noir la sphère de l’immigration toute entière. L’islam sera donc l’ennemi intérieur qui abrite en son sein l’ennemi intérieur terroriste. « On » ne pourra pas s’attaquer à l’un sans s’attaquer à l’autre.
Pour finir, nous noterons l’étonnante passivité, l’aveuglement, la lenteur d’un côté, puis la démonstration de force, de moyens et de célérité de l’autre, de la part d’un pouvoir qui paraît avant les tragédies étrangement paralysé, puis totalement libéré après.