Comme tous les spectacles de masse, le Téléthon est recopié de la télé américaine. On y voit des vedettes comblées s’apitoyer sur des enfants survivants. Le but est de collecter des sous par millions au nom de l’équation incontournable : argent = recherche = guérison, comme d’autres ont admis que croissance=progrès =bien-être ou encore clonage = immortalité.
La magie est renforcée par le sacrifice : il faut courir ou grimper ou nager « contre la maladie ». On dira que c’est plus rationnel que des chrétiens qui se flagellent ou se crucifient ou que des islamistes qui se font exploser, sans même prétendre contribuer au progrès médical. Est-ce certain ?
Faire pleurer…et compter
Déjà 20 heures de Téléthon 2004. Sophie Davant, l’animatrice est inquiète : « Que se passe t-il ? l’an dernier à la même heure nous avions davantage de dons ! Il faut aider la recherche ! il faut donner !… » implore t-elle. Alors, une gamine présente sur le plateau se jette en pleurant sur son petit frère en fauteuil roulant, le caresse , l’embrasse.
Le parrain de l’émission, Gérard Jugnot, essuie une larme. Sophie Davant reprend, véhémente :« Quand vous voyez ça, comment pouvez-vous ne pas donner ? Faites quelque chose !… Aidez la recherche pour ces enfants ! … ». Cette scène putassière n’était pas préméditée, mais elle était possible dès que des enfants traumatisés se trouvaient soumis à une telle dramatisation, et que de gentils présentateurs se croyaient en mission humanitaire.
Dix cadres à 100 000 euros annuels plus les frais (costumes, taxis ; hôtel 4 étoiles en Polynésie, logement de fonction, etc …), la Cour des comptes a décrit l’AFM comme une association caritative tout à fait à la hauteur d’une charité exceptionnelle.Le Téléthon est une grosse affaire : c’est la plus grosse collecte populaire au monde et il capte 3% de tous les dons des Français chaque année. En comparaison l’aide exceptionnelle recueillie, par l’ensemble des 34 ONG collectrices, pour les victimes du Tsunami de Noël 2004 en Asie , a concentré en quatre mois à peine 2,5 fois plus qu ‘un Téléthon ordinaire.
Mais le Téléthon est une entreprise sérieuse : selon l’AFM (Association française de lutte contre la myopathie), à l’origine de ce spectacle en France, pour 100 euros collectés au Téléthon, « seulement » 20 ont été dépensés en frais de collecte et fonctionnement… La belle affaire : si les mêmes 100 euros étaient collectés par l’impôt il en coûterait moins d’un euro ! Par ailleurs les 100 millions collectés à chaque Téléthon permettent aux donateurs une réduction de leurs impôts équivalente à 2/3 de leur don.
Il s’ensuit chaque année un manque à gagner de dizaines de millions d’euros pour l’Etat ! L’AFM est une association à but non lucratif mais les 141 millions d’€ placés en produits financiers en 2008 ont rapporté 7 millions d’euros cette même année, sans compter 52 millions d’€ placés sur des produits de moyen terme et aussi des participations dans des entreprises valorisées à hauteur de 30 millions d’euros… Si 60 millions seulement, sur plus de 100, passent du Téléthon à la recherche, c’est qu’une partie des recettes est, avec raison, utilisée pour améliorer le quotidien des malades, mais c’est aussi qu’une autre part, assez conséquente, sert de façon plus contestable à alimenter grassement la machine à mendier et ses permanents .
Culot et indécence
Les thèmes des campagnes annuelles sont toujours loin de la dure réalité de maladies à évolution tragique et ressemblent à ces slogans publicitaires qui invitent aux opérations commerciales. Au fil des années le Téléthon a promis par exemple « Des gènes pour guérir »(1993) ou « Des gènes-médicaments- un progrès pour la vie » (1997), il a annoncé « Un pas de géant »(2000) et même que « C’était notre espoir, maintenant c’est une certitude »(2006) pour triompher cette année avec « 25 ans…et bien des victoires plus tard ! »(2011)
On notera qu’après une dizaine d’années d’exhibitions d’enfants en fauteuils, condamnés au pire, le Téléthon a été capable de se lancer dans une présentation de « bébéthons » : les bébéthons sont mignons, plutôt blonds, souriants, ils sont des enfants « normaux » pour lesquels on prévoit un futur normal… Faut bien positiver. Car ces bébéthons sont des enfants nés grâce à vos dons, même ceux des grands-mères révoltées par l’avortement…puisque les progrès du diagnostic génétique ont permis d’identifier les embryons ou fœtus « normaux » conçus par des couples « à risque », et ainsi d’éliminer les autres. On ne sait toujours pas soigner mais on apprend à trier efficacement…avec les sous de ceux qui avaient donner pour guérir.
Il y a bien longtemps que je critique l’indécence du Téléthon et cela m’a valu des injures et même des menaces. Exemple : lors d’une réunion annuelle des directeurs d’Unités de l’INSERM, il y a une quinzaine d’années. C’est la pause déjeuner. Un collègue m’aborde en souriant , son plateau repas dans les mains : « Tu es Testart ? ». J’acquiesce tout en lisant sur son badge le nom d’un généticien connu. « J’ai un message pour toi … de la part de Barataud »(Bernard Barateau est le fondateur de l’AFM). Il sourit gentiment et poursuit : « Si tu entends quelqu’un marcher derrière toi dans la rue, retourne toi ! ». Devant ma surprise, il ajoute : « C’est ce qu’il m’a demandé de te dire … Tu en fais ce que tu veux … Salut ! ». Déjà il s’est évadé vers les tables où l’attendent collègues et amis. Et moi, la brebis galeuse, je le pose où mon plateau ?
Des myopathes parmi les indignés
On a parfois mauvaise conscience à combattre, contre une majorité de gens abusés, une opération qui, si elle fait des promesses éhontées, permet malgré tout de pallier les carences de l’Etat en offrant à des invalides des fauteuils adaptées et des aides à domicile. Mais on peut entendre aussi l’indignation de certains handicapés. A l’occasion du Téléthon 2008 un myopathe écrit sur internet : « Ce que je supporte de moins en moins, c’est la médiatisation et l’utilisation d’un gamin de huit ans que l’on gave d’espoir avec les habituelles promesses de guérison « d’ici cinq ans », et ça recommence encore et encore...
Et ce que je considère d’autant plus pervers cette année au niveau de la manipulation médiatique qui est propre à l’AFM, c’est que ce gosse-publicitaire, Thomas, ressemble fortement à un autre gosse valide : le fait qu’il marche est forcément pensé puisque le message mental veut dire quelque chose comme « regardez les familles comme il ressemble à vos gamin-e-s qui sont debout actuellement, comme ça peut arriver aux vôtres également même quand il n’y paraît pas »…Il est signifié aussi, avec ce gamin atteint de Duchenne de Boulogne, que le pire à venir pour lui serait qu’il ne marche plus, qu’il soit en fauteuil électrique, du genre la malédiction insupportable, l’horreur par excellence...
Et je trouve quand même cela gonflé pour tous les gamin-e-s qui sont déjà en fauteuil, et également pour ce gamin Thomas qui de toutes façons, soyons réalistes, sera en fauteuil d’ici quelques années. Alors pourquoi créer cette terreur plutôt que de se concentrer sur comment ce gamin pourrait être accompagné du mieux possible vers la perte de la marche ? Pour moi ça s’apparente vraiment à de la manipulation de masse. Nos conditions de vie ne tiennent pas concrètement à un médicament, c’est nettement plus le délire de victoire des valides, des sacro-saintes familles que l’AFM brandit à chaque phrase, incapable de parler d’individualités handis, de personnes autonomes et indépendantes. »
Un autre myopathe lui répond : « j’ai vraiment cet énorme rêve que les handis bouleversent les clichés, s’approprient leurs indépendances, construisent leurs autonomies. et il me semble que le téléthon est l’ère préhistorique de tout ça. J’ai 28 ans, je doute avoir plus de 10 ans à vivre, heureusement que j’ai depuis longtemps boosté ma vie bien loin des promesses d’autrui, de toute cette création de l’attente-dépendance que le téléthon orchestre minutieusement…Je ne fais plus du tout partie des handis qui soutiennent une image de nous comme celle que les téléthons nourrissent.
J’y ai la vive impression que mon handicap y est justement caché : pas de sexualité (ah si quand tout le monde pionce...), pas de morts dans nos entourages, pas de dépression insidueuse face à l’évolution de la maladie, pas de discriminations sociales (logement, études, travail, relations amoureuses...), pas de vie précaire financière, pas d’inaccessibilité urbaine stagnante... non, que des p’tits handis bien blancs / bien du-centre-ville (ils sont où nos potes handis kailleras aux téléthons ?!), bien gonflés d’espoiiiir, bien souriants... la réalité-bonne-conscience, non merci. Allumez votre quotidien plutôt que la télé !... »
Privatisation de la recherche
Bien sûr, dans un pays où l’on peut gagner 162 millions(1,5 Téléthon !) à la loterie, sans même un argument caritatif, la masse d’argent recueillie par ll’AFM n’est pas l’essentiel du problème. Car le gagnant de l’Euro-Millions peut bien faire ce qu’il veut de ce gain absurde (dont on pourrait prélever 80% pour la santé ou l’éducation ou le logement sans affecter la jouissance du bénéficiaire) cela ne changerait pas la marche du monde.
Au contraire, l’affectation de 638 millions d’euros à la recherche par le Téléthon de 1987 à 2010 a influencé sensiblement la nature des travaux effectués dans les laboratoires. Car, en subventionnant 400 programmes de recherche dans une période où la course aux aides occupe largement les chercheurs, la manne financière détourne ces chercheurs de travaux qui n’intéressent pas le Téléthon mais pourraient contribuer à la connaissance ou au bien public.
Il faut savoir que le budget de fonctionnement (celui qui sert aux recherches elles-mêmes) de l’ensemble des laboratoires de recherche médicale en France est à peine supérieur au butin d’un seul Téléthon. Ainsi l’Etat entretient la machine à trouver (salaires, équipements, gestion) mais sans la nourrir suffisamment, ce qui offre à des opérateurs privés une puissance séductrice capable d’orienter les thématiques, même en saupoudrant de sommes modiques chaque lieu de compétence, y compris sur les plantes transgéniques…
La problématique est plus claire mais pas très différente quand le Généthon, énorme laboratoire privé au budget de 27 millions provenant surtout de l’AFM mais aussi de l’INSERM, s’associe aux multinationales des biotechnologies afin d’être plus compétitif pour prendre des brevets et gagner des parts de marché…
Quand l’argent du Téléthon arrive dans les laboratoires construits et entretenus par l’Etat, il en chasse les recherches foutaises, celles qui sont sans lien avec « le gène médicament ». Alors on recrute des chercheurs, on fait tourner les machines, on prépare les publications, selon les préoccupations de l’Association Française contre les Myopathies. Les maladies infectieuses pourront bien continuer à tuer des millions d’enfants chaque année.
De façon exceptionnelle en ce monde où la pitié exonère de l’intelligence, le Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (SNTRS) écrivait dans un communiqué à propos du Telethon 2007 : « le financement de la recherche par les associations de malades repose sur un malentendu. Les associations financent pour que des traitements soient issus de la recherche, alors que le but premier de la recherche en biologie n’est pas de soigner mais de comprendre les mécanismes du vivant.
C’est une condition indispensable pour envisager d’éventuelles avancées thérapeutiques… Pour obliger les scientifiques à travailler à la commande, le ministère a fait de la capacité à décrocher des contrats un critère de l’évaluation des laboratoires et des chercheurs. Le scientifique n’est plus celui qui fait avancer la connaissance mais celui qui sait « chercher l’argent ». Dans le domaine du biomédical cette politique donne un poids considérable aux associations dite caritatives dans la définition des orientations scientifiques. »
Besoin de rationnel et de démocratie
Comme s’il s’agissait d’un progrès de l’humanité, désormais on court dans les rues contre la myopathie, on marche avec des banderoles contre le sida, on fera bientôt grève contre la mucoviscidose. Pourtant virus et mauvais gènes demeurent indifférents à ces rites sacrificiels…C’est bien de rationnel dont nous avons besoin !
Une vision aveuglante de la recherche médicale fait oublier que la thérapie génique a réduit la complexité du vivant en l’assimilant à une sorte de Meccano dont il suffirait de changer telle pièce pour obtenir tel effet souhaité, comme on le fait croire aussi pour les OGM, . En suscitant de faux espoirs, la thérapie génique pourrait conduire à un échec d’autant plus douloureux qu’il aura été coûteux, y compris pour la connaissance.
On pourrait ne voir, dans les 100 millions du Téléthon, que le succès mérité d’un lobbying efficace, et conseiller alors à toutes les victimes de toutes les maladies de s’organiser pour faire aussi bien. Ce serait omettre que le potentiel caritatif n’est pas illimité. Ce que l’on donne aujourd’hui contre les myopathies, on ne le donnera pas demain contre le paludisme (2 millions de morts chaque année, mais presque tous en Afrique).
Surtout, Il ne suffit pas de disposer de moyens financiers pour guérir toutes les pathologies. Laisser croire à cette toute puissance de la médecine, comme le fait le Téléthon, c’est tromper les malades et leurs familles. Ainsi, après 25 ans de promesses, la thérapie génique ne semble plus être une stratégie compétente pour guérir la plupart des maladies génétiques. Les rares succès concernent des maladies de cellules sanguines dans ce tissu exceptionnel par sa nature liquide et la disposition de cellules souches capables de diffuser dans tout l’organisme une information imposée.
Même le généticien Daniel Cohen, qui nous avait vendu « les gènes de l’espoir » avec arrogance, prend aujourd’hui ses distances avec la thérapie génique, allant jusqu’à affirmer que les traitements sont plutôt à rechercher parmi des médicaments déja connus, en particulier dans l’antique pharmacopée chinoise (Le Monde, 3 décembre 2007)…
Lorsque des sommes aussi importantes sont recueillies, et induisent de telles conséquences pour les patients, les chercheurs et la connaissance, leur usage mériterait d’être décidé par un conseil scientifique et social qui ne soit pas inféodé à l’organisme de collecte…. Mais surtout, plutôt que d’abandonner les choix médicaux aux avocats les plus actifs d’une cause particulière (qui est presque une idéologie), donnons ces moyens de liberté aux populations complètement informées : A quand une convention de citoyens* sur les grandes orientations de la biomédecine ?