Au terme d’un nouveau séjour d’observation en Syrie, force est d’admettre que, plus que jamais depuis le début des événements, la réalité du terrain diffère du tableau catastrophiste qu’en proposent les médias en Europe et aux États-Unis.
Très éloignée de la vision simpliste d’une insurrection populaire contre une dictature, la conjoncture syrienne se décline effectivement de manière plus complexe et l’opposition au président Al-Assad, bien loin de constituer un bloc solidaire, se révèle fragmentée et très locale.
À l’intérieur du pays et dans les grandes villes, le calme règne, et l’armée régulière est fidèle au gouvernement, soutenu, fût-ce par défaut face à l’islamisme radical, par une majorité de la population, à commencer par les communautés alaouite et chrétiennes, mais aussi par la classe moyenne sunnite, favorable aux réformes économiques entreprises depuis 2000.
Seules les villes de Hama et de Homs connaissent des troubles significatifs, et des agglomérations de moindre importance, le long des frontières turque et libanaise, à travers lesquelles s’infiltrent des combattants, armés et soutenus par l’étranger.
À Homs, pendant deux jours, j’ai observé l’opposition, qui contrôle deux quartiers ; dont celui d’al-Bayadah, où j’ai rencontré Fadwa Suleiman, porte-parole des insurgés.
Les rebelles de Homs –il s’agit bien d’une rébellion armée- ne constituent pas la principale préoccupation du gouvernement, qui parviendrait à ramener l’ordre en quelques heures de combats, s’il ne craignait la réaction de l’opinion internationale et de donner du grain à moudre au couple franco-qatari, désireux, pour des raisons encore obscures, de promouvoir une intervention armée similaire à celle qui s’est achevée par la mort de plusieurs dizaines de milliers de civils en Libye.
La situation est plus simple à Hama. J’ai là aussi été introduit au sein de l’organisation de l’opposition. Pas plus qu’en juillet, je n’y ai vu de manifestant armé. Policiers et militaires occupent les principaux boulevards et places.
Les manifestants sont donc contraints de se réunir par groupes de quelques centaines seulement, dans les ruelles latérales. Leurs seules armes sont des pierres, qu’ils lancent sur les forces gouvernementales, lesquelles répliquent par des gaz lacrymogènes et des tirs de plombs de chasse, rarement par des tirs de balles. Hama n’est donc pas le théâtre de violents affrontements, mais s’y déroule quotidiennement une poignante intifada.
Les réels défis pour le régime sont, d’une part, les groupes de combattants salafistes, qui se déplacent et commettent çà et là des atrocités (enlèvements, mutilations, exécutions sommaires) contre des soldats et des policiers, mais aussi contre des civils qui refusent de les appuyer, et, d’autre part, l’Armée syrienne libre (ASL), composée de déserteurs et d’éléments étrangers, qatari et libyens notamment, entraînés par des éléments de l’armée française dans les camps de « réfugiés » au Liban et en Turquie.
L’ASL attaque les agglomérations proches des zones frontalières, principalement Zabadani, au nord-ouest de Damas, à la frontière du Liban, Talkalakh et Qousseir, dans la province de Homs, et Idlib, à proximité de la frontière turque.
Les factions libanaises hariristes qui la soutiennent au Liban prennent ainsi le risque de provoquer l’extension du conflit au territoire libanais. Le Hezbollah, allié de Damas, pourrait en effet soulager considérablement le gouvernement syrien en attaquant les bases arrière de l’ASL.
Une des questions qui s’imposent est donc celle de la désinformation. Comment expliquer une telle différence entre la réalité du terrain et les propos tenus dans nos journaux et sur nos petits écrans, qui donnent de la Syrie l’image d’un pays à feu et à sang, où la répression aurait fait plus de six mille morts (un nombre de plus en plus souvent avancé sans emploi du mode conditionnel) ?
Pour l’essentiel, une réponse : l’OSDH ; l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (ou, plus exactement, « les » OSDH), la source quasiment unique des médias occidentaux, presque systématiquement mentionnée dans tous les articles de journaux et reportages télévisés.
En Juillet 2011 déjà, j’avais été frappé par la distorsion qui existait entre le terrain et « l’information », et ce plus encore à l’occasion d’une expérience très précise, à Hama. Le vendredi 15 juillet, j’y avais assisté à une manifestation qui avait rassemblé entre 3.000 et 10.000 personnes.
Le soir même, l’AFP, suivie des bulletins de France 24, d’Euronews et du journal Le Monde, avait annoncé 500.000 manifestants et la fin prochaine du régime ! Il convenait de s’interroger sur l’origine de « l’information » : l’OSHD… La ville de Hama, qui plus est, ne compte pas même 400.000 habitants, ce qu’aucune rédaction n’a vérifié. L’étiquette « droit-de-l’hommienne » de cette organisation semble ainsi avoir inspiré une totale confiance.
Pourtant, à plusieurs reprises, les dépêches de l’OSDH se sont révélées contenir des « fakes ».
Autre cas très concret : le 20 novembre, toute la presse a annoncé une attaque de roquettes contre le siège du parti Baath à Damas. Un de mes contacts à Damas m’a informé de ce que le bâtiment était intact.
Deux coups de fil ont été suffisants pour vérifier l’information et publier une photographie du siège du Baath, avec, en avant-plan, la une d’un grand quotidien du lendemain de la prétendue attaque.
Autre exemple vécu : le 27 décembre, j’étais à Damas lorsque l’on a annoncé une fusillade à l’université. Je me suis immédiatement rendu sur place, puis à l’hôpital où les blessés étaient transportés.
J’ai interrogé des étudiants, ainsi que la mère et la tante d’un des blessés : un opposant au gouvernement, un étudiant, était entré dans une salle d’examen et avait tiré, en choisissant ses cibles, toutes membres d’organisations étudiantes pro-Assad.
Dans l’heure, l’OSDH a affirmé que plusieurs tireurs pro-régime avaient ouvert le feu, tuant et blessant des étudiants qui manifestaient contre le gouvernement… Une « information » immédiatement reprise par l’ensemble des sites de presse occidentaux.
Il convenait dès lors de mener une enquête de fond, dans le but d’identifier avec précision l’OSDH, organisation basée à Londres qui, selon plusieurs sources interrogées en Syrie en juillet déjà, dans les milieux de l’opposition, comprendrait notoirement des membres des Frères musulmans.
Il n’a pas été bien difficile de rencontrer les membres de cette organisation, à l’origine de laquelle on trouve un certain Rami Abdel Rahmane, syrien émigré à Londres, propriétaire d’un commerce de prêt-à-porter.
Depuis le début de la crise syrienne, cet opposant au régime baathiste a créé un site sous le label rassurant d’observatoire des droits de l’homme, adressant aux agences de presse des dépêches dénonçant les exactions du gouvernement syrien et des bulletins nécrologiques chiffrés, informé quotidiennement, selon lui, par un réseaux de plusieurs centaines d’observateurs présents en Syrie.
Rami Abdel Rahmane n’est pas son véritable nom. Il s’agit en réalité d’Oussama Ali Suleiman. Son pseudonyme fut aussi utilisé par les personnes qui ont rejoint son organisation par la suite.
En août 2011, toutefois, des dissensions sont apparues au sein de l’OSDH : plusieurs de ses membres ont découvert et reproché à Oussama Ali Suleiman les relations étroites qu’il entretenait avec Rifaat al-Assad, l’oncle de Bashar al-Assad, banni de Syrie par son frère Hafez.
Oussama Ali Suleiman fut alors accusé d’avoir utilisé l’OSDH au profit de Rifaat al-Assad, qui a constitué à Paris un groupe d’opposition appelant au départ de son neveu et se propose de reprendre la présidence.
Menacé d’exclusion, Oussama Ali Suleiman a réagi en modifiant tous les mots de passe du site web de l’OSDH et, depuis son appartement de Coventry, continue depuis lors d’alimenter « www.syriahr.COM », un site uniquement en arabe.
Il s’est toutefois adjoint une certaine Hivin Kako, qui fait de temps à autre office de porte-parole anglophone de l’OSDH. Selon cette dernière, Oussama Ali Suleiman n’a aucun rapport avec Rifaat al-Assad et la scission de l’équipe de l’OSDH a eu lieu après que celui-ci a découvert que les autres membres de l’équipe « travaillaient pour le gouvernement syrien et avaient infiltré l’OSDH »…
Les membres exclus, au nombre de neuf, tous syriens habitant Londres et issus de la classe moyenne, ont quant à eux décidé de fonder un second OSDH, affirmant disposer eux aussi d’un réseau d’observateurs en Syrie, et de le doter d’un nouveau site, en arabe et en anglais, dont l’adresse diffère peu de l’original : « www.syriahr.ORG ».
Les représentants du « nouvel » OSDH que j’ai rencontrés m’ont garanti de leur complète indépendance de tout groupe politique et se sont présentés comme de simples militants des droits de l’homme.
Toutefois, dans un premier temps, le secrétariat de l’OSDH m’a conseillé de prendre contact avec Wael Aleji, identifié comme membre de la Commission générale de la Révolution syrienne... Peut-on en conclure que l’organisation n’est peut-être pas si « indépendante » que l’affirment ses membres ?
J’ai finalement soumis aux deux organisations les cas de « fakes » que j’avais démontés. Moussab Azzawi, l’un des représentants du « nouvel » OSDH, a affirmé que cette désinformation était le seul fait d’Oussama Ali Suleiman. Quant à Oussama Ali Suleiman, il a immédiatement mis un terme à notre échange…
Les événements de Syrie constituent un cas d’école extrême de désinformation médiatique, peut-être plus encore que la guerre du Golfe de 1991, voire même que la guerre de Yougoslavie, dans les années 1990’, ou celle d’Irak de 2003, ou que l’intervention atlantique en Libye en 2011.
C’est que, en matière de manipulation de l’opinion publique (qui a si bon caractère) les bonnes vieilles recettes resservent toujours.