Le séisme qui s’est soudain abattu sur mon pays le 11 mars à 14 heures 26 était d’une puissance inouïe, comme on le sait maintenant. À la première nouvelle d’un « fort tremblement de terre suivi d’un raz-de-marée dans la capitale et dans la région de la côte nord-est », je me suis dit : les constructions antisismiques nous protégeront, ce ne sera pas grave.
À la seconde nouvelle d’un « village assailli par des vagues, englouti, effacé, ainsi que la moitié de ses habitants », suivie de celle de ces « trois cents personnes acculées sur le dernier étage d’un hôpital dans la préfecture de Miyagi, appelant au secours par un SOS formé de rideaux », je n’ai plus eu de doute que cela ne soit un cas qui fasse date.
Dans ma boîte à courriers électroniques, l’avant-midi de ce premier jour du séisme, au moins une vingtaine de courriers venaient d’amis étrangers qui s’enquéraient de savoir si j’étais vivante ou morte. Le nombre de courriers s’accroissait, de l’après-midi au soir, toujours avec le même contenu. C’était, en effet, le premier signe. Dans la salle au fond du couloir de la Bibliothèque nationale de France, je commençais à me débarrasser de l’habituelle et quelque peu automatique réflexion sur la sûreté des bâtiments antisismiques, sur nos prouesses du passé, ou sur les leçons de Kobe. Soudain, le Japon m’a paru lointain, et seul.
Perdre le pays
Dans mon appartement, à la télévision, j’ai vu et revu ces images en boucle des marées boueuses emportant tout, des raffineries en feu au bord de la mer, puis du nuage de fumée au-dessus de la centrale nucléaire. Tels les raz-de-marée qui ont avalé nos barrages du Pacifique, ces images me martelaient les yeux, les oreilles, l’esprit et le coeur. Elles pénétraient jusque dans mon système nerveux, faisant naître en moi le sentiment aigu de perdre le pays et de gagner une fascination pour la mort qui détournait ma conscience.
Entre-temps, je me citais inlassablement des exemples de notre technologie de survivance et d’adaptation aux changements de milieu, art majeur au Japon, grâce à la recherche de la souplesse et de la légèreté dans les artefacts et les mouvements de l’esprit et du corps. Je me récitais les légendes entourant la tragédie et la reconstruction de Hiroshima, pour le moins miraculeuses ; je me représentais même ce qu’aura saisi l’oeil des aviateurs de la Seconde Guerre mondiale, en position de départ sans retour, dans leur dernier baiser du regard à l’adresse de la longue bande de terre qu’ils appelaient Empire du Soleil levant. Enfin, de tous ces débris de la mémoire collective, je tentais de me reconstruire, à l’encontre des images de la télévision, la patrie, qui est la mienne, et qui devait, me semblait-il, passer elle-même bientôt pour une légende.
Mais il n’était pas possible de masquer — ou en tout cas j’étais incapable de m’en défendre, devant ces images — la cruelle évidence de la fragilité de mon pays, isolé au bord d’un océan vraiment « trop grand pour lui ». Malgré la légende d’un Japon expert en résurrection et en renaissance, la colonne vertébrale du territoire a failli cette fois-ci. Ses racines ont été remuées dans leur assise, et ont subi probablement des modifications de l’axe de l’écliptique. La précaire existence de l’île au gré des flots se révélait soudain, devant le monde entier, n’être pas une affaire d’esthétique ni de poésie, encore moins de psychologie collective ou de diplomatie, mais d’évolution de la terre.
Il y a quelques années, un de nos grands voisins a fièrement déclaré ceci, à la manière d’un fanfaron : « Une si petite île comme le Japon aura disparu dans trente ans. » Il a dit cela dans une perspective économique, mais après le 11 mars, rarement un défi s’est révélé capable de nous toucher le coeur aussi douloureusement que celui-là. La patrie pour nous, c’est ce que chantait Du Fu, poète ancien compatriote de ce voisin, que nous les petits écoliers japonais avions appris par coeur dans nos cours des classiques : « Après la défaite, devant la patrie en ruine, je retrouve les montagnes et fleuves toujours aussi tranquilles... » C’est en effet le refrain qui remontait aux lèvres des survivants de Hiroshima, au sortir de l’été 1945. En mars 2011, il nous faut de tous nos moyens réinventer la notion de patrie.
Constance du peuple japonais
Loin de Paris, loin de Montréal, l’archipel japonais semble cependant continuer d’effectuer les devoirs quotidiens inscrits dans son carnet de bord, tranquillement comme avant. Le Japon ne change rien à ses habitudes. Les gens de Tokyo n’ont même pas pris un jour de congé depuis le 11. La terre frémit encore, les réacteurs incandescents toussent dangereusement, et on craint le réveil imminent de quelque volcan endormi. Les opérations de secours continuent avec ordre. On a déjà secouru 10 000 personnes. En même temps, on sait maintenant qu’il y aura vraisemblablement une vingtaine de milliers de morts. À côté des nouvelles alarmantes et décourageantes, chacun continue de poursuivre sa tâche sans sourciller, en diminuant la consommation d’électricité, de gaz et de téléphone jusqu’à la moitié, pour en laisser aux zones en souffrance.
Une telle constance du peuple japonais contraste en effet avec l’appel à l’exode immédiat lancé par les ambassades étrangères à Tokyo à l’égard de leurs ressortissants. Les étrangers installés depuis longtemps au Japon, mais trop conscients de ce que veut dire « l’échec de refroidissement d’un réacteur nucléaire », se sont éloignés durablement, avant la journée du 13, du périmètre de 300 kilomètres des centrales. Certains d’entre eux restaient mystifiés, d’autres en colère, devant l’immobilisme japonais.
Mais à l’heure actuelle, il semble que cet immobilisme n’ait absolument rien à voir avec une éventuelle insuffisance d’informations des plus cruciales chez les Japonais, comme l’a soupçonné un journaliste britannique, et encore moins avec la cécité volontaire sur la situation.
Pour penser la patrie, j’en viens enfin à l’héritage spirituel et à son essence immatérielle, qui dicte sans doute un tel comportement concerté chez les Japonais, au-delà de leur fameux esprit de groupe. Je commence à me dire à présent : c’est peut-être là que je peux trouver un bout de fil pour remonter à la raison de notre continuité, à un certain héritage d’esprit qui s’associe au territoire et qui s’en dissocie librement aussi. Peut-être, à l’image même d’un archipel, l’hermétisme moral est-il l’envers de l’ouverture à l’incertitude de la vie comme à la force inconnue de la terre ?
La sensibilité dans le drame
Je vais terminer en vous transmettant quelques mots de mes compatriotes. D’abord un épisode : pendant la nuit du 11 au 12 mars, les trois cents rescapés de la noyade après le raz-de-marée sur la préfecture de Miyagi s’étaient réfugiés au dernier étage d’un hôpital. Ce soir-là, il faisait particulièrement froid, mais le ciel était dégagé. Tout comme après les orages, les étoiles brillaient tout près de la terre. Ces rescapés, dont personne ne savait encore s’ils étaient vivants ou pas, se sont tour à tour allongés sur le dos, sur le toit du bâtiment, pour écouter le chant du ciel nocturne. Après avoir été secourus, ils dirent de concert : « Quelles étaient belles, les étoiles... »
Insouciante et candide, cette sensibilité héritée est également pragmatique, comme le montre le propos d’une amie écrivain, en référence à sa maladie incurable et aux accidents nucléaires de Fukushima à la fois : « Je ne préfère pas l’optimisme ni le pessimisme, seulement je ne désespère pas. Marchons. »
Jubilatoire, un collègue a laissé ce mot sur son blogue : « Tout est revenu à zéro ! alors il n’y a plus qu’à travailler ensemble ! Nous allons tout refaire, à zéro, ç’a toujours été comme ça ! »
*Professeure de lettres françaises à l’Université Kobé Jyogakuin et membre fondatrice de l’Association japonaise des études québécoises (AJEQ)