Si je vous dis que je viens de découvrir qu’il existe un complot fasciste pour gommer de la carte de grandes nations comme la France ou l’Allemagne, je pense que peu d’entre vous me prendront au sérieux. D’abord, me direz-vous, le mot « fasciste » est excessif et la notion de complot n’est pas politiquement correcte. Pourtant, les passages que je viens de découvrir du livre La décomposition des Nations, écrit par Léopold Kohr vers 1945 et publié en 1957, ont balayé mes réticences, car elles m’ont donné, et vous donneront, je l’espère, un peu la chair de poule. Peu connu en France, ce théoricien politique autrichien y expose d’abord pourquoi, selon lui, il est nécessaire de dépecer les grandes nations, puis sa stratégie pour y parvenir. Avec le recul du temps, on pourrait observer que Kohr ne s’est trompé que sur un seul point, car quand il posait (en 1945) la question « Le fera-t-on ? », sa réponse était : « Non ! On ne le fera pas ! » Cependant, on constate que depuis 50 ans, jour après jour, par étapes, le projet de Léopold Kohr est sournoisement mis en oeuvre devant nos yeux et l’éclatement tragi-comique de la Belgique, dont on se rit beaucoup à l’étranger, risque de s’avérer une phase importante dans un projet mondial qualifiable de fasciste.
Qui est Léopold Kohr ?
Né en 1909 près de Salzbourg en Autriche, Kohr meurt en Angleterre en 1994. Diplômé de sciences politiques à Vienne, il fuit les nazis et se retrouve à la London School of Economics, véritable « science-po » du monde anglo-saxon, à une époque où un autre autrichien, Friedrich Von Hayek, y cristallise l’opposition au « trop social » prôné par le directeur de l’école, le grand fabien et disciple des Webb, Lord Beveridge. L’un de ses professeurs, dont il tire une partie de son inspiration, est le redoutable Henry Calvert Simons, qu’on retrouvera lors de la fondation de la Société du Mont-Pèlerin en Suisse, et qui chargera de former l’économiste ultra-libéral et père du monétarisme à Chicago, Milton Friedman, futur conseiller de Margaret Thatcher et du dictateur chilien Augusto Pinochet. Pendant la guerre civile en Espagne, Kohr travaille comme correspondant free-lance pour le New York Times et se forge une réputation de combattant anarchiste anti-totalitaire, rejetant aussi bien le fascisme que le communisme. Il partage le bureau d’Hemingway et fait la connaissance d’un certain Eric Blair (mieux connu sous le nom de George Orwell), ancien fonctionnaire de la police impériale anglaise en Birmanie et délateur à la botte de l’Information Research Department du ministère de l’Intérieur britannique, tout en écrivant, avec un plaisir pervers, des livres comme 1984, où il dénonce « Big Brother »...
Les objectifs de la décomposition
En 1941, Kohr publie dans le magazine d’inspiration catholique new-yorkais The Commonweal, son article « Disunion Now » [La désunion maintenant : plaidoyer pour une société basée sur de petites unités autonomes], où l’on retrouve en embryon la substance de sa thèse. Dans le débat parmi les élites anglo-américaines qui commencent à planifier des structures de gouvernance pour Europe de l’après-guerre, essentiellement conçues comme des garde-fous contre le nationalisme allemand et français, Kohr amorce son analyse à partir de la spécificité de la Confédération helvétique. Il constate que bien qu’il existe plusieurs langues en Suisse (allemand, français, italien), l’existence d’une multitude de cantons (vingt-deux) permet d’empêcher toute domination d’un bloc linguistique sur un autre, « créant ainsi la condition préalable » à un équilibre. « La grandeur de l’idée suisse, dit-il, est donc la petitesse de ses cellules [les cantons] qui en sont le garant. » « Il faut se diviser pour mieux s’unir », nous dit-on. Si la défense du Kleinstaat, le petit Etat, amena Kohr à dire qu’« à chaque fois que quelque chose va mal, c’est que quelque chose est trop gros », son ami et disciple Fritz Schumacher reprendra à son compte son célèbre dicton « Small is Beautiful » avec lequel on lavera le cerveau de toute une génération de baby boomers écolos. Pour l’Europe d’après-guerre, Kohr exige dans The Commonweal que soit appliquée la « technique suisse, et non seulement l’apparence de son résultat » : « Ceci consistera dans la division de trois, ou n’importe quel nombre de bloc inégaux, en autant de parties plus petites qu’il sera nécessaire, afin d’éliminer toute prépondérance numérique conséquente. C’est-à-dire qu’il faudrait créer 40 ou 50 Etats également petits au lieu de 4 ou 5 inégalement grands. » Sinon, par le fait même qu’il y aura 80 millions d’Allemands contre 45 millions d’Italiens et autant de Français, ceci finira par « une hégémonie allemande de façon tout aussi inévitable que la fédération allemande [de Bismarck], dans laquelle 24 petits Etats étaient liés à la puissance d’une Prusse de 40 millions d’habitants, s’est terminée par l’hégémonie prussienne. » « La suggestion consiste donc à diviser l’Allemagne en un certain nombre d’Etats de sept à dix millions d’habitants », bien que, « avec la tendance naturelle de toutes les choses vivantes, l’Allemagne se réunirait à moins que toute l’Europe ne soit cantonisée en même temps. La France, l’Italie et la Russie doivent être divisées aussi. » Ainsi, « ce n’est qu’en découpant entièrement le continent européen qu’on pourra éliminer honorablement l’Allemagne ou tout autre grande puissance sans avoir à infliger à aucune l’anathème d’un nouveau Versailles. » C’est là que les masques tombent, car nous constatons bien que Kohr offre à ses maîtres anglais une stratégie de domination politique.
Comment faire accepter ce projet ?
Dans le chapitre 10 de La décomposition des Nations, Kohr révèle sa stratégie pour faire accepter un tel dépècement des nations. Il constate que si les tyrans peuvent dépecer les pays par la force, « la guerre n’est heureusement pas le seul moyen par lequel on peut diviser les grandes puissances ». Cependant, Kohr ne croit guère que l’on puisse convaincre une grande nation d’abandonner sa puissance : « Englouties dans un marais d’émotivité infantile et attachant une valeur phénoménale au fait qu’elles sont grandes et puissantes, elles ne peuvent être persuadées d’opérer leur propre dissolution. Mais, étant infantiles et émotionnelles, on peut les y amener par la ruse. Alors qu’elles rejetteraient leur division, si elle leur était présentée comme une exigence, elles pourraient tout à fait la désirer, si on la leur offrait sous l’apparence d’un cadeau. Ce cadeau serait la représentation proportionnelle dans les instances dirigeant l’union fédérale dont elles font partie. L’acceptation de cette offre ne causerait rien moins que leur disparition finale. » Et il ajoute : « La France, pour illustrer la technique de division sur un pays qui s’accroche avec une ténacité particulière aux concepts de pouvoir et de gloire, ne consentirait jamais à être partagée en ses régions historiques originelles. Mais elle n’objecterait certainement pas à une invitation à être représentée dans les corps représentatifs du Conseil de l’Europe, par, disons, vingt délégués votants, contre, disons, un délégué du Luxembourg, trois délégués du Danemark et cinq délégués chacun pour la Belgique et les Pays-Bas. » Les petits pays seraient évidemment furieux de voir s’officialiser une situation qui est pourtant leur « désagréable condition réelle ». Ils n’accepteront cette règle, dit Kohr, que si « les vingt membres de la délégation française étaient élus, non nationalement, mais régionalement... » « Un tel changement (...) provoquerait la dissolution finale de la France. » Pour y arriver, la sous-division de la France en une vingtaine de « districts conseil-européens ne serait pas suffisante » et un fort fédéralisme s’impose donc comme étape intermédiaire « vers l’intégration couronnée de succès dans une plus grande organisation internationale. »
La France acceptera-t-elle un tel projet ?
Se pose alors la question de comment convaincre de grands pays de renoncer à leur puissance. La France, en particulier, acceptera-t-elle un tel projet ? Pour Kohr : « La réponse est oui, et pour différentes raisons. En premier lieu, (...) la division serait présentée sous forme d’un cadeau. » De même, puisque les pouvoirs gouvernementaux ne seront pas ôtés, « aucun sentiment patriotique ne serait blessé. Le changement révolutionnaire serait d’un caractère purement interne. Ce serait une destruction par laquelle rien qui compte ne serait détruit. Ce serait une élimination sans victimes. Il n’y aurait aucune loi étrangère, aucune occupation étrangère, aucun changement du commerce ou de quoi que ce soit, sauf dans le fait que le gouvernement et la souveraineté se seraient soudainement rapprochés de l’individu, le dotant, dans la sphère plus petite des nouvelles unités souveraines, d’une dignité et d’une importance qu’il ne possédait pas précédemment. Il trouverait cela charmant, et non désagréable. » Aldous Huxley, dont Orwell suivait les cours, n’avait-il pas dit qu’« il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir... » Notez ici que, lorsque Kohr suggère en 1945 la création d’un Conseil européen siégeant à Strasbourg, cette institution n’existe pas encore. Il faudra attendre le Congrès de La Haye, en 1948, où Winston Churchill, devant Raymond Aron, Denis de Rougemont, Coudenhove-Kalergi et François Mitterrand entre autres, lança un vibrant appel à la création des « Etats-Unis d’Europe ». L’accord de La Haye deviendra en 1949 le traité de Londres... Le livre de Kohr sortira en librairie en 1957, l’année de Spoutnik et de la fondation des Communautés économiques européennes...
Faisons l’Europe ! Northcote Parkinson et Freddy Heineken
Un autre haut fonctionnaire de l’empire britannique, l’historien de la marine anglaise Cyril Northcote Parkinson (1909-1993), reprendra à son compte la thèse de Kohr. Si ce dernier voyait d’un bon oeil la multiplication des administrations permettant à plein de gens de se croire importants, Parkinson pensait le contraire, affirmant que les grands Etats créent d’énormes bureaucraties (sa « loi de Parkinson ») à l’opposé de petites entités sous la coupe de monarques qui, eux, savent gérer avec peu de personnel. John Train, le banquier milliardaire newyorkais qui a monté toute la campagne de dénigrement contre Lyndon LaRouche et son ami Jacques Cheminade en France, était un ami de « Cyril », en mémoire duquel il créa une fondation (rebaptisé récemment John Train Foundation) pour défendre la « libre entreprise ». Un jour, le parcours de Parkinson a croisé celui du roi hollandais de la pub, le magnat de la bière Freddy Heineken (1923- 2002), en bons termes avec François Mitterrand, selon certains. Heineken raconte dans une lettre qu’après sa rencontre avec Cyril Northcote Parkinson, il décida d’engager une équipe de géographes hollandais pour redessiner la carte de l’Europe suivant les critères défendus par ce génie. Quelques semaines après la signature des accords de Maastricht, Heineken publia d’ailleurs un pamphlet Les Etats-Unis d’Europe (a Eurotopia ?) où il préconise la division de l’Europe en 75 régions ou mini-Etats d’une taille dite « optimale » d’environ 5 à 7 millions d’habitants, parfaitement fidèle à l’esprit de Kohr. Ce projet fit beaucoup de bruit. Heineken se vit même dans l’obligation de redessiner sa carte après que le gouvernement grec, consterné par la taille inquiétante qu’avait pris la Macédoine, eut déclaré un embargo sur sa bière.... Certains Serbes restent eux aussi assez intrigués par la similitude frappante entre la carte de Heineken et les frontières actuelles tracées par les diplomates à la fin de la guerre des Balkans.
La mondialisation à l’assaut de l’Etat-nation
Si jusque-là, des chefs d’Etats comme De Gaulle, ou d’autres, ont considéré ses plans comme des foutaises pernicieuses ou de simples hypothèses de lycéens attardés, les nouveaux facteurs économiques de la mondialisation font en sorte que ce qui semblait loufoque et utopiste hier, risque malheureusement de se réaliser aujourd’hui. D’abord, dans ses applications sur le terrain, la « mondialisation » a donné de véritables coups de bélier contre les Etats : la privatisation des grandes entreprises publiques, les fusionsacquisitions au sein de groupes transnationaux et la politique de délocalisation effacent tout attachement sentimental que peut avoir une population pour son Etat-nation. Ainsi, la Belgique voit « s’évaporer » des secteurs nationaux entiers : le groupe français Suez-Lyonnaise des Eaux acquiert la totalité de la Société Générale, jadis le plus grand acteur économique du pays (jusqu’à 60 % de l’activité, à une époque). Le géant pétrolier anglo-français Total prend le contrôle de Petrofina, ING achète la Banque Brussel Lambert, le groupe français Usinor prend le contrôle de la société belge Cockerill Sambre, la banque française Dexia met la main sur le Crédit communal et le géant français de l’assurance Axa acquiert la Royale Belge. Les forges de Clabecq sont fermées, les délocalisations font disparaître Renault Vilvoorde et la compagnie aérienne belge Sabena dépose le bilan après l’échec de son alliance avec Swissair. Pendant qu’on promet aux crédules une « Flandre autonome » ou une « Wallonie indépendante » (comme pendant l’occupation nazie), la mondialisation financière « évapore » le plat pays. Nous avons démontré ailleurs (« Bye-bye Belgium », NS n°17, 28/09/07) comment la synthèse des lubies de Kohr, Parkinson et Mundell a alimenté les poussées sécessionnistes du mouvement indépendantiste flamand, via le livre The Size of Nations écrit par deux économistes italiens néo-conservateurs travaillant aux Etats-Unis, Alberto Alesina et Enrico Spolaore.
Robert Mundell et les zones monétaires optimales
Jusqu’ici, deux questions majeures avaient fortement retenu les candidats à la sécession : la possibilité de frapper sa propre monnaie - - une entreprise assez périlleuse — et la nécessité de garantir l’accès à un grand marché pour écouler sa production. En Europe, on remarquera qu’un des « pères de l’euro », et donc de la Banque centrale européenne, est l’économiste canadien néo-keynésien Robert Mundell, né en 1932, prix Nobel d’économie en 1999, lui aussi sorti de la London School of Economics et actuellement professeur à l’université Columbia de New York. Parmi les disciples de Mundell, on trouve l’actuel directeur de la banque d’Italie Mario Draghi (champion des privatisations imaginées entre copains sur un yacht de luxe nommé Britannica). Pendant la gouvernance Berlusconi, Draghi était un des hauts responsables de la banque d’affaires newyorkaise Goldman Sachs pour l’Europe, avant de redevenir le directeur de la banque centrale italienne sous Prodi. L’autre disciple de Mundell est l’ancien PDG de LTCM, Alberto Giovannini, dont la firme spéculative, par sa faillite spectaculaire en septembre 1998, faillit conduire tout le système financier mondial à un « Tchernobyl financier ». En « sciences économiques », Mundell a été, avec Marcus Fleming, à l’origine de « la théorie des zones monétaires optimales ». Dès 1960, trois ans après la création de la CEE et la publication du livre de Kohr, Mundell affirme que, pour que des zones économiques soient « optimales », il est nécessaire que les pays qui les composent n’aient pas de différentiel d’inflation, ne subissent aucuns chocs asymétriques, mais connaissent au contraire une libre circulation des individus (facteur travail) et des flux financiers (facteur capital). Vous voyez d’où viennent aussi bien la directive Bolkestein (facteur travail) que les fameux « critères de convergence » purement monétaires (facteur capital) imposés préalablement à l’introduction de l’euro... et totalement contreproductifs du point de vue de l’économie réelle. Comme nous l’avons montré, faire partie d’une zone monétaire facilite fortement l’éventualité d’une sécession. Le deuxième facteur, implicite dans le premier, reste la question, pour un nouveau pays en rupture de ban, de disposer d’un marché autre que son marché domestique ou national. La transformation de l’Europe en vaste zone de libre échange en osmose avec la mondialisation leur offre un marché Europe intégré dans un marché monde.
Maastricht et Eurocities
On oublie parfois que le traité de Maastricht de 1991, ou le principe de la subsidiarité, affirmant que ce sont les autorités les plus petites qui ont priorité de mandat, a également donné naissance au Comité des régions de l’Union européenne. Doublé du réseau Eurocities, dont les membres sont des régions et une centaine de grandes villes d’Europe, un puissant lobbying en faveur de la décentralisation s’active. Paris, Lyon et Nantes comptent parmi les membres français d’Eurocities, dont le président est le maire de Dunkerque, Michel Delebarre. En 2002, peu avant sa mort, Freddy Heineken exposa son projet, à huis clos, devant les représentants d’Eurocities réunis à Amsterdam. En plaisantant, Heineken leur déclara que pour résoudre le problème politique de l’intégration européenne, il faudrait déporter l’ensemble de la population européenne aux Etats-Unis et la rapatrier ensuite... Commentant sa carte, un des participants remarqua opportunément que l’emplacement des 75 régions ou « Etats-Unis d’Europe » d’Heineken semblait coïncider avec l’emplacement de 75 grandes villes membres d’Eurocities... En réalité, on ne prévoit même pas des mini- Etats, mais des « cités-unies d’Europe ». Ce que certains appellent à juste titre « la régression médiévale » de Kohr n’est donc plus un simple retour à des nations ou régions du passé, mais la création d’un empire mondial composé de cités- Etats, plus ou moins dé-territorialisées. Sur le plan économique, ce n’est pas un hasard que Robert Mundell caresse le vieux fantasme d’une monnaie unique mondiale. En 2003, il a réuni dans son palais Renaissance, à Sienne, un petit groupe de banquiers pour discuter du projet de « monnaie unique mondiale ». Feu Robert Bartley, qui fut l’ami de Mundell et le rédacteur émérite du Wall Street Journal (connu pour son animosité vis-à-vis de LaRouche) disait que « si l’euro peut remplacer le franc, le mark et la lire, pourquoi une nouvelle monnaie mondiale ne pourrait-elle pas fusionner le dollar, l’euro et le yen ? » Une telle monnaie pourrait être appelée le « dey » (contraction de « dollar, euro, yen »). Bartley ajouta que pour cela il fallait entreprendre « la plus grande de toutes les réformes, une banque centrale supranationale. » Comme on le voit, les tenants de ce modèle prônent en réalité l’instauration d’un gouvernement malthusien mondial. Le cantonalisme, la régionalisation, le fédéralisme et, aujourd’hui, les sécessions ainsi que l’intronisation des grandes villes en tant qu’entités politiques au-dessus des Etats-nations, ne sont que différentes étapes d’une politique visant à détruire les grandes nations afin de pouvoir plus facilement se débarrasser des petites.
Voir Venise et mourir
Comme on le voit sur la couverture de The Size of Nations (un agrandissement de Venise), pour Alberto Alesina, le modèle est cette Sérénissime république, car ce « pays pauvre » est peuplé de gens immensément riches ! Dans le chapitre 11, p.176, Alesina donne en exemple la belle épopée des cités-Etats du Moyen-âge : « Venise, Lisbonne, Gênes, Anvers et Amsterdam dans l’ordre chronologique de leur leadership », ajoutant que « les cités-Etats de cette période sont un exemple limpide d’une entité politique capable de prospérer économiquement, bien qu’extrêmement petite, car son marché était sans relation avec sa frontière. » Pas une ligne sur le trafic d’esclaves, le pillage colonial d’autres pays, les croisades et autres spéculations financières à l’origine de la richesse de la Sérénissime république de Venise... et de l’empire britannique par la suite. Léopold Kohr, on s’en doutait, est lui aussi un fervent admirateur de Venise. Dans un roman de politique fiction, Le duc de Bon-conseil, il élabore un scénario où un bidonville de Porto Rico devient une cité-Etat prospère en appliquant ses préceptes. Le secret ? Il suffit de nommer un millionnaire comme duc du lieu, avec obligation d’y résider et d’y faire éduquer sa progéniture. La duchesse, forcément, exigera la construction d’un palais et lorsqu’elle ouvrira ses fenêtres le matin, elle ne supportera pas la vue sur le bidonville. Elle exigera de son mari qu’il fasse construire de belles résidences autour du palais, ainsi que de bonnes écoles avec les meilleurs enseignants que la planète puisse offrir et qui enseigneront aussi aux pauvres... L’article se termine sur une pirouette montrant la source de son inspiration : « De même Venise a commencé sa carrière scintillante comme un taudis épouvantable. Si elle avait suivi les conseils modernes et attendu son développement jusqu’à ce que l’Italie fût unie, les Nations unies établies, le Marché commun formé, elle serait toujours un taudis aujourd’hui. Et il en serait de même d’Urbino, Perugia, Assise, Parme, Padoue et de la plupart des autres sites prestigieux. En allant de l’avant toute seule, à la façon du duc de Buen Consejo, elle a violé tous les principes [qui guident] une politique, une économie, une planification, une théorie de la localisation sains, en termes de l’équilibre intellectuel lui-même. Car qui, excepté un imbécile ou un bohémien miséreux, irait construire au milieu d’une lagune ? Mais elle nous a donné Venise. »
Les Etats-Unis et la France
Si vous pensez que ceci est un complot américain, vous vous trompez complètement. Alesina attaque durement les arguments de James Madison dans les Federalist Papers, où celui-ci vante les avantages d’un vaste territoire d’une grande diversité nationale. Depuis peu, des mouvements sécessionnistes se sont constitués aux Etats-Unis et entretiennent des liens avec leurs co-penseurs en Europe. Ils réclament une république du Texas, de Californie, du Vermont, du New Hampshire. Le 4 octobre 2007, réunis à Chattanooga au Tennessee, les délégués ont adopté une déclaration commune. Affirmant que les questions de liberté dépassent le clivage gauche-droite et que la mainmise des grandes corporations met en danger la santé et la prospérité des citoyens américains, ils constatent que « l’empire américain n’est plus une nation ni une République, car devenu agressif à l’étranger et despotique à l’intérieur ». Au nom des droits inaliénables définis par la Constitution américaine, justifiant la rupture avec l’empire anglais, la charte de Chattanooga autorise la décomposition des Etats-Unis. Si les instigateurs de la manoeuvre sont l’auteur écologiste radical Kirkpatrick Sale, spécialiste des Luddites qui fait parfois écraser des ordinateurs pendant ses discours, et le libertarien Thomas Naylor, professeur émérite de Duke University, et que le nombre de délégués reste très groupusculaire, cette démarche « originale » fut largement couverte par le New York Times et USA Today. Le site internet du Middlebury Institute que dirige Sale publie toutes les cartes de Kohr et des chapitres entiers de La décomposition des nations. Les sécessionnistes américains, au-delà de la transformation des « Etats » en « nations » revendiquent « l’ensemencement nucléaire » (l’utopie d’une immense multitude de petits noyaux de cohabitation) prôné par Leopold Kohr. Finalement, la pensée de Kohr a pénétré en France par deux petits détours. D’abord, à travers un livre intitulé Is Wales viable ? [le pays de Galles peut-il exister comme nation ?], écrit pour son ami, le fondateur du parti indépendantiste du pays de Galles, où Kohr s’est installé à partir de sa retraite universitaire en 1977. Ce livre fut ensuite traduit en français par le fédéraliste breton et européen Yann Fouéré, qui eut le génie de remplacer simplement le mot « Grande-Bretagne » par « France » et « pays de Galles » par « Bretagne »... Le seul livre de Kohr en français s’appelle donc : Une Bretagne libre est-elle viable ? Fouéré, qui est l’un des co-fondateurs de la Ligue celtique, dit qu’on « peut introduire la mesure dans le capitalisme comme dans le socialisme, si on réduit les dimensions des sociétés de toute nature au sein desquelles on les applique, accroissant sur eux du même coup le contrôle des pouvoirs locaux, des citoyens, des producteurs et des administrés, grâce à ce que le Dr Kohr appelle la « transparence des petits ». » L’autre cheminement des idées de Kohr est le mouvement de « la décroissance ». Lors de la création du Fourth World Educational and Research Association Trust, Kohr en est administrateur aux côtés de l’auteur radical écologiste et sécessionniste américain Kirkpatrick Sale et des aristocrates anglais Lord Beaumont, John Seymour et l’inévitable Edward Goldsmith. C’est ce même Goldsmith, propriétaire de la revue The Ecologist, qui est le financier de José Bové en France et le mécène du mouvement de « la décroissance », traduction française du terme anglais de-development, apparu pour la première fois dans The Ecologist en 1977. Leur combat pour la défense de l’environnement n’est qu’un simple prétexte moral pour combattre l’existence des Etats-nations modernes. Car la maîtrise du nucléaire et d’autres technologies de pointe nécessite des compétences et une division du travail que seuls des Etats-nations développés peuvent atteindre. Ce n’est pas « le nucléaire » ou « les OGM » qui les inquiètent, mais une société qui progresse par sa remise en cause permanente des limites, des « certitudes », des préjugés, des axiomes et du romantisme pastoral qui contamine les « bobos » des villes. Je pense qu’après ce tour d’horizon, nous pouvons conclure que « Small is often not beautiful at all ».
Karel Vereycken
Nouvelle solidarité du 16 novembre 2007 Paris