Une spéculation à court terme très instable sur les devises fut l’un des résultats du refus déjà vieux de dix ans des Américains de dévaluer le dollar aussi bien que de leur réticence à prendre des mesures sérieuses visant à contrôler le flux énorme du marché dérégulé des eurodollars. Comme le savaient la plupart des banquiers du monde, le roi Canut ne pouvait retenir les vagues que pour un temps limité.
En 1970, le résultat de la politique monétaire nationale expansioniste de Nixon, fut une inversion du flux des capitaux : le solde positif des années précédentes fut inversé et les États-Unis subirent une évasion nette de capitaux de 6,5 milliards de dollars. Mais la récession américaine persista tant qu’en 1971, alors que les taux d’intérêts continuaient de baisser et les approvisionnements en monnaie de croître, ces sorties de capitaux atteignirent des proportions énormes, totalisant 20 milliards de dollars. Pis encore, en mai 1971, les États-Unis enregistrèrent leur premier déficit commercial mensuel, déclenchant littéralement une liquidation du dollar dans une ambiance de panique internationale. La situation devenait véritablement désespérée.
Vers 1971, les réserves officielles américaines d’or représentaient moins du quart des engagements officiels : théoriquement, si tous les détenteurs étrangers de dollars en avaient exigé l’équivalent en or, Washington aurait été incapable de les satisfaire sans prendre des mesures extrêmes. (1)
L’establishment de Wall Street persuada le président Nixon d’abandonner ses efforts inutiles pour soutenir le dollar face à l’avalanche d’ordres internationaux d’échange de dollars contre de l’or. Mais malheureusement, Wall Street refusa de procéder à la nécessaire dévaluation du dollar vis-à-vis de l’or, qui était pourtant ardemment souhaitée depuis une décennie.
Le 15 août 1971, Nixon prit l’avis d’un cercle restreint de conseillers autorisés. George Shultz, son conseiller en chef au budget et un groupe de politiques alors au département du Trésor dont Paul Volcker et Jack F. Bennett qui devint plus tard un directeur d’Exxon en faisaient partie. Pendant ce tranquille mois d’août ensoleillé, procédant à une manœuvre qui devait chambouler le monde, le président des États-Unis annonça la suspension formelle de la convertibilité du dollar en or, établissant de fait le dollar en tant que standard mondial dépouillé de toute référence à l’or, annulant ainsi unilatéralement la disposition centrale des accords de Bretton Woods qui datait de 1944. Les détenteurs étrangers de dollars ne pouvaient plus faire valoir leur papier monnaie contre l’or des réserves américaines.
L’action unilatérale de Nixon fut réaffirmée à Washington lors des pourparlers internationaux prolongés du mois de décembre lors desquels les gouvernements majeurs d’Europe, du Japon et de quelques autres nations élaborèrent un compromis bancal connu sous le nom d’accord de Smithson. Avec une emphase démesurée qui dépassait même celle de son prédécesseur Lyndon Johnson, Nixon annonça que cet accord monétaire de Smithson était “ le plus important dans l’histoire du monde ”. Les États-Unis avaient formellement dévalué le dollar de quelque 8 % vis-à-vis de l’or, ce qui valorisait l’once d’or fin à 38 dollars au lieu des 35 dollars qui avaient prévalu pendant longtemps, bien loin de la dévaluation de 100 % qui avait été demandée par les alliés des Américains. L’accord permettait aussi une bande de fluctuation officielle de 2,25 % au lieu du un pour cent initial prévu par les règles de l’accord de Bretton Woods.
En déclarant aux détenteurs de dollars du monde que leur papier monnaie ne serait plus échangé contre de l’or, Nixon “ débrancha la prise ” de l’économie mondiale, créant une commotion à l’origine d’une série d’événements qui devaient ébranler le monde comme jamais auparavant. Quelques semaines seulement furent nécessaires pour que la confiance en l’accord de Smithson commençât de s’effondrer. En avril 1968, la défiance de de Gaulle envers Washington quant à la question de l’or et à l’observance des règles de Bretton Woods n’avait pas été suffisante pour imposer la réorganisation du système monétaire international pourtant si nécessaire, mais elle avait suffisamment focalisé et empoisonné le débat sur les Droits de Tirage Spéciaux du FMI pourtant si mal conçus, que les problèmes du dollar s’en trouvèrent obscurcis. La suspension de la convertibilité du dollar en or et les “ taux de change flottants ” qui en résultèrent au début des années soixante-dix ne résolurent rien. Cela permit seulement de gagner du temps.
Une solution éminemment praticable pour les États-Unis eut consisté à fixer la valeur du dollar à un niveau plus réaliste. Depuis la France, Jacques Rueff, l’ex-conseiller économique de de Gaulle, continuait de plaider pour un prix de 70 dollars l’once d’or fin, au lieu des 35 dollars que les États-Unis défendaient sans succès. Cela, argumentait Rueff, calmerait la spéculation mondiale et permettrait aux États-Unis de s’affranchir du solde déstabilisant en eurodollars sans plonger l’économie domestique américaine dans un sévère chaos. En procédant convenablement, cela eut pu donner un élan extraordinaire à l’industrie américaine en réduisant le prix des exportations en devises étrangères. Dans les milieux politiques américains, les intérêts industriels eussent à nouveau prédominé sur les voix financières. Mais la raison ne prévalut point. La rationalité de Wall Street consistait à faire de la puissance de la sphère financière une citadelle intouchable, aux dépens même de la production ou de la prospérité économiques nationales américaines.
L’or en lui-même a peu de valeur intrinsèque. Il a quelque utilité industrielle. Mais historiquement et à cause de sa rareté, il a servi d’étalon de la valeur par rapport auquel les différentes nations ont fixé les termes de l’échange et donc les niveaux de leurs devises. Quand Nixon décida de cesser d’honorer les obligations de la devise américaine vis-à-vis de l’or, il ouvrit les vannes d’une orgie spéculative mondiale d’une ampleur jamais vue dans l’histoire. Au lieu d’évaluer les affaires économiques sur le long terme selon des standards d’échange stables, après août 1971, le commerce mondial devint un casino de spéculation sur la direction que prendrait la fluctuation du niveau des diverses devises.
Les véritables architectes de la stratégie de Nixon appartenaient aux banques commerciales influentes de la City de Londres. Pour sir Siegmund Warburg, Edmond de Rothschild, Jocelyn Hambro et d’autres la dissolution de l’étalon or de Bretton Woods par Nixon à l’automne 1971 fut une opportunité à ne pas rater. Londres devenait une nouvelle fois l’un des centres majeurs de la finance mondiale et ce, à nouveau grâce à de l’“ argent emprunté ”, qui cette fois-ci était des eurodollars américains.
Après août 1971, le trait dominant de la politique américaine promue par Henry Kissinger, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, consistait, non pas à développer, mais à contrôler les économies nationales du monde entier. Les officiels politiques américains commencèrent fièrement à se dénommer “ néo-malthusiens ”. La réduction de la population du tiers-monde, plutôt que des stratégies de transfert de technologie et de croissance industrielle, devint la priorité des années soixante-dix, rafraîchissant ainsi la pensée coloniale britannique du XIXe siècle. Comment cette transformation se passa, c’est ce que nous allons voir bientôt.
En 1972, la mauvaise conception de l’accord de Smithson déclencha une nouvelle fuite massive de capitaux quittant le dollar vers le Japon et l’Europe, aggravant ainsi la situation. Mais le 12 février 1973, Nixon annonça une deuxième dévaluation du dollar de 10 % par rapport à l’or, fixant le prix de l’or à 42,22 dollars l’once qui est encore aujourd’hui le prix pratiqué par la Réserve Fédérale.
A ce moment, les principales devises mondiales s’engagèrent dans ce qui fut appelé le “ flottement concerté ”. Entre février et mars 1973, la valeur du dollar contre le mark allemand chuta de 40 %. L’instabilité permanente avait été introduite dans les affaires monétaires d’une façon inédite depuis les années trente, mais cette fois-ci, les stratèges de New York, Washington et de la City préparaient une surprise pour reprendre la main et se rétablir face à la perte dévastatrice de la référence à l’or qui était le pilier de leur système monétaire.
Une rencontre inhabituelle à Saltsjöbaden
Le dessein dissimulé à l’arrière-plan de la stratégie annoncée par Nixon le 15 août 1971 n’apparut qu’à partir d’octobre 1973, plus de deux ans après et même à ce moment, peu de personnes en dehors d’une poignée d’initiés n’en comprirent la logique. La démonétisation du dollar d’août 1971 fut utilisée par l’establishment financier de Londres et de New York pour gagner un temps précieux pendant lequel les politiciens du sérail préparèrent un audacieux plan monétariste, un “ changement de paradigme ”, comme certains préférèrent l’appeler. C’est au moment où certaines voix influentes de l’establishment anglo-américain qui avaient échafaudé une stratégie visant à renforcer à nouveau le dollar afin d’améliorer, une fois encore, leur puissance politique relative dans le monde, qu’il devint manifeste que le chemin en était déjà largement tracé.
En mai 1973, alors que la dramatique chute du dollar restait encore vivace dans les esprits, un groupe de 84 des plus influentes personnalités de la finance et de la politique se réunit en Suède, à Saltsjöbaden, une station retirée sur une île appartenant à la famille du banquier suédois Wallenberg. Cette réunion du groupe Bilderberg, fondé par le prince Bernhard, entendit Walter Lévy, un participant américain exposer le “ scénario ” d’une hausse imminente de 400 % des revenus pétroliers de l’OPEP. La réunion secrète de Saltsjöbaden ne visait pas à prévenir le choc pétrolier, mais plutôt à planifier la gestion du flux de pétrodollars qui allait prochainement déferler, un processus que Kissinger, le secrétaire d’État américain désigna plus tard comme le “ recyclage des pétrodollars ”.
L’orateur américain qui présentait la politique énergétique nippo-atlantique fut suffisamment clair. Ayant fait état de la possibilité que les futurs besoins en pétrole fussent satisfaits par un petit nombre d’états producteurs du Moyen-Orient, l’orateur déclara prophétiquement : “ Le coût de ces importations de pétrole augmenterait prodigieusement avec des conséquences difficiles pour la balance des payements des pays consommateurs. De sérieux problèmes seraient causés par une accumulation sans précédent de réserves de change dans des pays tels que l’Arabie saoudite et Abou Dhabi ”. L’orateur ajouta : “ Un changement complet est en cours dans les relations politiques, stratégiques et les rapports de puissance entre les pays producteurs de pétrole, les pays importateurs, les pays d’origine des compagnies pétrolières internationales et les compagnies nationales des pays producteurs et importateurs. ” Il envisagea ensuite une augmentation des revenus pétroliers des pays de l’OPEP du Moyen-Orient qui se traduirait par une hausse d’un peu plus de 400 %, précisément le niveau que Kissinger devait bientôt exiger du shah.
Pendant ce mois de mai étaient présents parmi d’autres à Saltsjöbaden : Robert O. Anderson de la compagnie Atlantic Richfield Oil ; lord Greenhill, le président de la British Petroleum ; sir Eric Roll de la S.G. Warburg, créateur des euro-obligations ; George Ball de la Lehman Brothers Investment Bank qui était aussi l’homme, qui dix ans plus tôt en tant qu’assistant du secrétaire d’État, avait conseillé à son ami banquier Siegmund Warburg de développer le marché londonien des eurodollars ; David Rockefeller de la Chase Manhattan Bank ; Zbigniew Brzezinski, l’homme qui devait bientôt devenir conseiller à la sécurité nationale pour le président Carter ; l’Italien Gianni Agnelli et l’Allemand Otto Wolff von Amerongen. Henry Kissinger était un participant régulier des rencontres de Bilderberg. (2)
Les rencontres annuelles de Bilderberg avaient commencé dans le plus grand secret, en mai 1954 avec un groupe anglophile dont faisaient partie George Ball, David Rockefeller, le Dr Joseph Retinger, le prince Bernhard de Hollande et George C. Mac Ghee (qui était alors au département d’État américain et plus tard cadre dirigeant de la Mobil Oil). Dénommé d’après le lieu de leur première occurrence, l’hôtel de Bilderberg près d’Arnheim, les rencontres annuelles de Bilderberg rassemblaient la crème de l’élite d’Europe et d’Amérique pour des délibérations secrètes et des discussions politiques. Le consensus était ensuite “ mis en forme ” par les commentaires de la presse et la couverture médiatique qui s’ensuivaient, mais sans jamais faire référence aux pourparlers de Bilderberg qui restaient secrets. Ce processus de Bilderberg fut l’un des plus efficaces dispositifs d’élaboration de la politique anglo-américaine d’après-guerre.
Ce que les puissantes personnalités regroupées à Bilderberg avaient apparemment décidé ce mois de mai, consistait à lancer un assaut colossal contre la croissance industrielle mondiale, afin de faire à nouveau pencher la balance du pouvoir à l’avantage des intérêts financiers anglo-américains et du dollar. Dans ce but, ils avaient décidé d’utiliser leur arme préférée, le contrôle des flux pétroliers mondiaux. La politique de Bilderberg consistait à déclencher un embargo pétrolier mondial pour forcer une augmentation spectaculaire des prix mondiaux du pétrole. Du fait que les compagnies pétrolières américaines dominaient le marché pétrolier d’après-guerre, la cotation du pétrole en dollar était devenue une coutume internationale depuis 1945. Une hausse soudaine et brutale du prix du pétrole équivalait donc à une hausse de la demande en dollars américains pour financer ce pétrole indispensable.
Jamais dans l’histoire un petit cercle d’intérêts, centré à Londres et à New York, n’avait contrôlé à ce point le destin économique du monde. L’establishment anglo-américain avait résolu d’utiliser son pouvoir pétrolier d’une façon que personne n’avait imaginée possible. La démesure même de leur plan était à leur avantage, ce dont ils avaient clairement tenu compte.
Le choc pétrolier de Kippour du Dr Kissinger
Le 6 octobre 1973, l’Égypte et la Syrie envahirent Israël, déclenchant ce qui devait devenir la “ guerre de Kippour ”. Contrairement à l’impression répandue, la guerre de Kippour n’était pas simplement le résultat d’un défaut d’évaluation, d’une bourde ou d’une décision arabe de lancer une attaque militaire contre l’État d’Israël. Toute la constellation des événements qui présidèrent au déclenchement de la guerre d’Octobre fut secrètement orchestrée par Washington et Londres en utilisant le puissant réseau diplomatique secret mis en place par Henry Kissinger, le conseiller national à la Sécurité de Nixon. Kissinger contrôla effectivement la réponse politique d’Israël à travers ses relations intimes avec Simcha Dinitz, l’ambassadeur d’Israël à Washington. De plus, Kissinger cultivait des liens avec les parties syrienne et égyptienne. Sa méthode consistait à simplement induire chaque partie à se représenter faussement les éléments critiques de l’autre partie, s’assurant ainsi du déclenchement de la guerre et de l’embargo arabe sur le pétrole qui en résulterait.
Les rapports des services secrets américains y compris les communications interceptées des officiels arabes qui confirmaient la préparation de la guerre, furent supprimés d’autorité par Kissinger, qui était à ce moment le “ tsar ” du renseignement de Nixon. La guerre et ses suites, l’infâme diplomatie de la “ navette ” de Kissinger, tout ce scénario fut rédigé à Washington, quelque six mois avant le déclenchement de la guerre et selon les directions précisées par les délibérations de Bilderberg du mois de mai précédent, à Saltsjöbaden. Les pays pétroliers arabes devaient être les boucs émissaires de la colère mondiale à venir, tandis que les intérêts anglo-américains qui en étaient responsables resteraient tranquillement à l’arrière-plan. (3)
A la mi-octobre 1973, le gouvernement allemand du chancelier Willy Brandt avisa l’ambassadeur américain à Bonn que l’Allemagne resterait neutre dans le conflit du Moyen-Orient et ne permettrait pas aux États-Unis de réapprovisionner Israël à partir des bases militaires allemandes. Comme un mauvais augure présageant d’échanges similaires qui auraient lieu quelque 17 ans plus tard, Nixon, adressa le 30 octobre 1973 au chancelier Brandt une note de protestation acerbe, très probablement rédigée par Kissinger :
Nous reconnaissons que les Européens dépendent du pétrole arabe plus que nous, mais nous ne sommes pas d’accord pour penser que votre vulnérabilité serait diminuée en vous dissociant de nous sur un sujet de cette importance…Vous remarquez que cette crise n’a pas été un cas de responsabilité partagée de l’Alliance et que les fournitures militaires destinées à Israël visaient des buts situés en dehors de la responsabilité de l’Alliance. Je ne crois pas qu’on puisse tracer une telle ligne de partage…(4)
Washington ne devait pas permettre à l’Allemagne de déclarer sa neutralité dans le conflit du Moyen-Orient. Mais significativement, la Grande-Bretagne fut autorisée à affirmer clairement sa neutralité, évitant ainsi l’impact de l’embargo pétrolier arabe. Encore une fois, Londres avait habilement tiré son épingle du jeu dans une crise internationale qu’elle avait contribué à précipiter. Une conséquence phénoménale de l’augmentation de 400 % du prix du pétrole de l’OPEP fut que les centaines de millions de dollars investis par la British Petroleum, la Royal Dutch Shell et d’autres intérêts pétroliers anglo-américains en mer du Nord dont l’exploitation était difficile, pouvaient désormais produire du pétrole avec profit. C’est un fait curieux de l’époque que la rentabilité de ces nouveaux champs de pétrole de la mer du Nord n’ait été assurée qu’après l’augmentation des prix de l’OPEP. Cela peut naturellement n’avoir été qu’une coïncidence fortuite.
Le 16 octobre, à la suite d’une rencontre viennoise consacrée aux prix du pétrole, l’OPEP procéda à une augmentation inouïe de 70 %, de 3,01 à 5,11 dollars le baril. Le même jour, les membres des pays arabes de l’OPEP, arguant du soutien américain à Israël dans la guerre du Golfe, déclarèrent un embargo sur toutes les ventes destinées aux États-Unis et à la Hollande, Rotterdam étant le principal port pétrolier de l’Europe de l’Ouest.
Le 17 octobre 1973, l’Arabie saoudite, le Koweït, l’Iraq, la Libye, Abou Dhabi, le Qatar et l’Algérie annoncèrent qu’à partir d’octobre, ils abaisseraient chaque mois de 5 % leur production en dessous du niveau du mois précédent “ jusqu’à ce qu’Israël se soit complètement retiré des territoires arabes occupés en juin 1967 et que les droits légitimes du peuple palestinien soient restaurés. ” Le premier “ choc pétrolier ” mondial ou, comme les Japonais le nommaient, “ oil shokku ” était déclenché.
Significativement, la crise du pétrole atteignit sa pleine ampleur tard dans l’année 1973, juste au moment où le président des États-Unis se trouvait impliqué dans ce qui devint “ l’affaire du Watergate ”, laissant Henry Kissinger président de fait pour conduire la politique américaine pendant la crise.
Quand en 1974 la Maison Blanche de Nixon dépêcha au Trésor américain un officiel de haut rang dans le but de préparer une stratégie pour forcer l’OPEP à baisser son prix du pétrole, il fut renvoyé sans ambages. Dans un rapport, l’officiel notait : “ Ce fut l’avis des dirigeants des banques qui rejetèrent ce point de vue et qui insistèrent pour imposer le “ recyclage ” en vue de s’adapter à des prix du pétrole plus élevés. Ce fut la décision fatale… ”
Le Trésor U.S., sous la direction de Jack Benett qui avait contribué à mettre en œuvre la funeste politique du dollar de Nixon d’août 1971, avait établi un accord secret avec l’Agence monétaire saoudienne (SAMA) finalisé en février 1975 dans un rapport de l’assistant du secrétaire au Trésor, Jack F. Benett, adressé au secrétaire d’État Henry Kissinger. Selon les termes de cet accord, une partie importante de la nouvelle manne provenant des gigantesques revenus pétroliers saoudiens devait être investie pour financer les déficits du gouvernement américain. David Mulford, un jeune banquier investisseur de Wall Street en affaire avec la société White Weld & Co. basée à Londres et leader sur le marché des euro-obligations, fut envoyé en Arabie saoudite pour devenir le principal “ conseiller en investissement ” de la SAMA ; il devait guider les investissements des pétrodollars saoudiens vers les bonnes banques, naturellement localisées à Londres et à New York. Le plan de Bilderberg se réalisait exactement comme prévu. (5)
Kissinger, en tant que tout puissant conseiller à la Sécurité nationale de Nixon, qui contrôlait déjà tous les rapports des services secrets, manoeuvra pour s’arroger également le contrôle de la politique étrangère, en persuadant Nixon de le nommer secrétaire d’État dans les semaines qui précédèrent le déclenchement de la guerre de Kippour. La double casquette de Kissinger, qui était à la fois chef du Conseil à la Sécurité nationale de la Maison Blanche et secrétaire d’État, montre assez la centralité de son rôle dans ces événements, un cumul que personne d’autre n’a réalisé ni avant ni depuis. Aucune autre personnalité n’a manié autant de pouvoir absolu pendant les derniers mois de la présidence de Nixon qu’Henry Kissinger. Et pour combler la mesure, le prix Nobel de la Paix lui fut décerné en 1973.
Le premier janvier 1974, après une rencontre à Téhéran, le shah d’Iran, qui en avait été secrètement mandé par Henry Kissinger, surprit son monde en exigeant une deuxième augmentation du prix du pétrole de plus de 100 % ce qui amenait le prix de référence du pétrole de l’OPEP à 11,65 dollars. Seulement quelques mois plus tôt, le shah s’était opposé à une augmentation à 3,01 dollars voulue par l’OPEP, de peur que les exportateurs occidentaux ne fussent forcés de facturer plus cher les importations prévues pour réaliser l’ambitieux plan d’industrialisation de l’Iran qu’il envisageait. Lors des rencontres, le soutien de Washington et de l’Occident à Israël durant la guerre d’Octobre avait nourri la colère de l’OPEP. Même le propre département d’État de Kissinger n’avait pas été informé de ses manœuvres secrètes avec le shah. (6)
De 1949 à la fin des années soixante-dix, la moyenne des prix du pétrole brut moyen-oriental avait atteint environ 1,90 dollar le baril. Elle avait atteint 3,01 dollars au début de 1973 au moment de la funeste rencontre du groupe de Bilderberg à Saltsjöbaden au cours de laquelle fut discutée une augmentation imminente de 400 % du prix de l’OPEP. En janvier 1974, l’augmentation de 400 % était devenue un fait accompli.
L’impact économique du choc pétrolier
L’impact social de l’embargo pétrolier aux États-Unis à la fin de 1973 relève de la panique. Durant l’année 1972 et au début de 1973, les grandes multinationales du pétrole, entraînées par Exxon, conduisirent une curieuse politique de création de pénurie d’approvisionnement de pétrole brut domestique. Elle purent le faire grâce à une succession de décisions inhabituelles prises par le président Nixon qui suivit en cela l’avis de ses conseillers. De ce fait, quand l’embargo frappa en novembre 1973, l’impact n’aurait pas pu être plus dramatique. À l’époque, la Maison Blanche était responsable du contrôle des importations américaines de pétrole sous l’égide d’un accord commercial qui datait de 1959.
En janvier 1973, Nixon avait nommé George Shultz, qui était déjà secrétaire au Trésor, pour assister le président pour les affaires économiques. À ce poste, Shultz supervisa la politique d’importation pétrolière de la Maison Blanche. Son secrétaire adjoint au Trésor, William E. Simon, un ex-courtier sur le marché obligataire de Wall Street, fut nommé président de l’important Comité pour la politique pétrolière qui décida des importations pétrolières durant les mois critiques qui précédèrent l’embargo d’octobre.
En février 1973, Nixon fut persuadé de créer un “ triumvirat de l’énergie ” qui incluait Shultz, John Ehrlichman, l’aide de la Maison Blanche et le conseiller à la Sécurité nationale Henry Kissinger connu sous le nom de Comité énergétique spécial de la Maison Blanche. La scène était tranquillement dressée selon le plan de Bilderberg, bien que personne à Washington ou ailleurs ne s’en fût aperçu. En octobre 1973, les stocks domestiques de pétrole brut étaient déjà à des niveaux alarmants anormalement bas. L’embargo de l’OPEP déclencha dans le public une ruée panique sur l’essence, des appels au rationnement, des files d’attente interminables et une brutale récession économique. (7)
New York, la plus grande ville américaine, subit le plus sévère contrecoup de la crise pétrolière. En décembre 1974, neuf des banquiers les plus puissants menés par David Rockefeller de la Chase Manhattan Citibank et la Banque Lazard Frères, une banque d’investissement établie à New York et à Londres, avertirent le maire de New York Abraham Beame, un homme d’appareil de la vieille école, qu’à moins d’abandonner le contrôle des gigantesques fonds de pensions municipaux à un comité des banques, le Municipal Assistance Corporation, les banquiers et leurs amis influents dans le monde des médias forceraient la ville à la faillite financière. Sans surprise, le maire surpuissant capitula et la ville de New York dut procéder à des coupes sombres dans les budgets des routes, des ponts, des hôpitaux et des écoles et au licenciement de dizaines de milliers d’employés municipaux pour honorer le service de sa dette bancaire. La plus grande cité de la nation avait commencé sa descente vers les bas-fonds. Félix Rohatyn de Lazard Frères devint le chef de la nouvelle agence de collecte des banquiers, surnommée “ Big MAC ” par la presse.
En Europe de l’Ouest, le choc de l’augmentation du prix du pétrole et l’embargo sur les approvisionnements fut également dramatique. De la Grande-Bretagne au continent, pays après pays, tous subirent les effets de la pire crise économique depuis les années trente. Les taux de chômage et de faillites atteignirent des niveaux alarmants.
Dans un effort désespéré pour économiser sur les coûts d’importation du pétrole, le gouvernement allemand imposa une limitation d’urgence de la conduite automobile le dimanche. En juin 1974, les effets de la crise du pétrole avaient contribué à l’effondrement dramatique de la banque Herstatt et à la crise du deutschemark qui s’ensuivit. La même année, les coûts d’importation du pétrole subissaient une augmentation sidérante de 17 milliards de deutschemark tandis qu’un demi-million de personnes étaient officiellement comptabilisées au chômage alors que l’inflation atteignait le niveau alarmant de 8 %. Les effets du choc dus à l’augmentation brutale de 400 % du prix de l’énergie de base furent dévastateurs pour l’industrie, les transports et l’agriculture allemands. Les industries de base telles que la sidérurgie, la construction navale et l’industrie chimique plongèrent dans une crise profonde.
Le gouvernement de Willy Brandt fut effectivement renversé par l’impact de la crise pétrolière autant que par les révélations de l’affaire Stasi qui mettait en cause Günther Guillaume, le proche conseiller de Willy Brandt. En mai 1974, Helmut Schmidt succéda à Willy Brandt après que celui-ci eut offert sa démission à Gustav Heinemann, le président de la RFA. La plupart des gouvernements européens tombèrent pendant cette période, victimes des conséquences économiques de la crise du pétrole.
Mais pour les économies les moins développées du monde, l’impact de la brutale augmentation de 400 % du prix de leur source d’énergie primaire fut stupéfiant. La grande majorité des économies les moins développées de la planète, sans ressources pétrolières domestiques significatives, furent brutalement confrontées à une augmentation de 400 % inattendue et hors d’atteinte du prix des importations énergétiques, pour ne rien dire du coût des produits chimiques et des engrais dérivés du pétrole. C’est à ce moment que les commentateurs commencèrent à évoquer la sélection du mieux adapté comme en temps de guerre et popularisèrent les notions de “ Tiers Monde ” et de “ Quart Monde ” pour les pays n’appartenant pas à l’OPEP.
En 1973, l’Inde jouissait d’une balance des payements excédentaire, une situation saine pour une économie en voie de développement. Mais en 1974, l’Inde qui disposait de réserves de change totales de 629 millions de dollars dut faire face à une facture d’importation pétrolière de 1 241 millions de dollars, un montant deux fois plus élevé. En 1974, le Soudan, le Pakistan, les Philippines, la Thaïlande et tous les pays d’Afrique et d’Amérique latine furent confrontés à des déficits abyssaux de leur balance des payements. En 1974 et selon le FMI, les PVD encouraient un déficit commercial total de 35 milliards de dollars, une somme colossale à l’époque et sans surprise, quatre fois plus élevée qu’en 1973, précisément proportionnée à l’augmentation du prix du pétrole. Après des années de forte croissance de l’industrie et des échanges commerciaux au début des années soixante-dix, la chute sévère de l’activité industrielle mondiale de 1974-75 fut la plus importante depuis la guerre.
Mais si le choc pétrolier de Kissinger de 1973 avait eu un impact dévastateur sur la croissance industrielle mondiale, il avait permis à certains intérêts anglo-américains bien établis, aux plus grandes banques de New York et de Londres et aux sept sœurs multinationales du pétrole, de réaliser d’énormes bénéfices. En 1974, le montant des revenus bruts d’Exxon avait dépassé celui de la General Motors. Ses sœurs, y compris Mobil, Texaco, Chevron et Gulf, les talonnaient de près.
L’essentiel des revenus en dollars de l’OPEP, les “ pétrodollars recyclés ” de Kissinger, fut déposé dans les plus grandes banques de Londres et de New York, celles qui traitaient sur les marchés internationaux du dollar et du pétrole. Les Chase Manhattan, Citybank, Manufacturers Hanover, Bank of America, Barclays, Lloyds et la Midland Bank, toutes profitèrent de la manne de profits consécutive à la crise du pétrole. Nous verrons plus tard comment elles recyclèrent leurs pétrodollars pendant les années soixante-dix et comment cela fut à l’origine de la grande crise de l’endettement des années quatre-vingt. (8)
Cueillir le bourgeon de la rose nucléaire
L’un des grands soucis des acteurs de l’augmentation de 400 % du prix du pétrole était d’éviter que leur action radicale n’accélère une tendance mondiale déjà marquée vers le développement d’une filière énergétique alternative beaucoup plus efficace et à terme bien moins onéreuse que le pétrole : la génération d’électricité nucléaire.
Mac George Bundy était l’ex-doyen de Kissinger à Harvard et aussi son patron pendant la courte période pendant laquelle Kissinger avait été consultant du Conseil national à la Sécurité de Kennedy. Bundy quitta la Maison Blanche en 1966 pour jouer un rôle clé dans l’élaboration de la politique nationale américaine en tant que président de la Fondation Ford, la plus grande fondation des États-Unis. En décembre 1971, sous la direction de S. David Freeman, Bundy avait établi un nouveau projet triennal de politique énergétique, un projet majeur pour la fondation doté d’un impressionnant crédit de 4 millions de dollars. Le rapport de Bundy rédigé pour la Fondation Ford qui s’intitulait “ Un moment pour choisir : le futur énergétique de l’Amérique ”, fut publié pendant les débats déclenchés par la crise du pétrole de 1974 et servit de cadre au débat public pendant cette période critique.
Pour la première fois dans les milieux de l’establishment américain, fut proclamée la thèse frauduleuse selon laquelle “ la croissance énergétique et la croissance économique peuvent être découplées ; elles ne sont pas des sœurs siamoises. ” L’étude de Freeman plaidait pour des sources d’énergies bizarres et notoirement inefficientes telles que l’énergie éolienne, les réflecteurs solaires et la combustion des déchets recyclés. Le rapport Ford portait une rude attaque contre l’énergie nucléaire, arguant que les technologies impliquées pouvaient théoriquement être utilisées pour produire des bombes nucléaires. Le rapport affirmait que “ Le carburant lui-même ou l’un de ses sous-produits, le plutonium, peut être utilisé directement ou retraité pour produire la matière première de bombes nucléaires ou de dispositifs explosifs ”.
Le rapport Ford notait avec raison qu’à l’avenir, le principal concurrent de l’hégémonie pétrolière était l’énergie nucléaire et mettait en garde contre la “ grande rapidité avec laquelle l’énergie nucléaire se répand dans toutes les parties du monde et le développement de nouvelles technologies nucléaires, plus particulièrement les réacteurs surgénérateurs rapides et l’enrichissement de l’uranium par centrifugation. ” Le décor de la croisade “ écologiste ” antinucléaire de l’establishment financier américain avait ainsi été planté par le rapport Bundy. (9)
Au début des années soixante-dix, la technologie nucléaire s’était clairement imposée pour la production efficace d’électricité avant le pétrole ou le charbon en tant que choix préférentiel beaucoup plus rentable et préservant l’environnement. Au moment du choc pétrolier, la CEE avait déjà largement engagé un programme de développement nucléaire majeur. Ainsi en 1975, les plans des gouvernements membres prévoyaient la mise en service de 160 à 200 nouvelles centrales nucléaires sur le continent européen en 1985.
En 1975, le gouvernement allemand de Helmut Schmidt, réagissant rationnellement aux implications du choc pétrolier de 1974, approuva un programme qui prévoyait 42 gigawatts supplémentaires de capacité de production nucléaire en Allemagne, visant à assurer à peu près 45 % de toute la demande allemande en électricité prévue pour 1985, un programme qui n’était surpassé dans la CEE que par la France qui projetait 45 gigawatts de capacité nucléaire nouvelle en 1985. À l’automne 1975, le ministre italien de l’industrie, Carlo Donat Cattin ordonna aux compagnies nucléaires italiennes ENEL et CNEN, de préparer des plans pour la construction d’environ vingt centrales nucléaires prévues pour le début des années quatre-vingt. Même l’Espagne qui venait d’émerger de quatre décennies de franquisme avait un programme pour la construction de 20 centrales nucléaires pour 1983. Typiquement, une centrale d’un gigawatt permet de pourvoir aux besoins en électricité d’une cité industrielle moderne d’un million d’habitants.
Au moment de la crise du pétrole en 1974 et pour la première fois, surtout en France et en Allemagne, les industries nucléaires d’Europe en rapide croissance étaient devenues des rivales compétentes face à la domination américaine du marché de l’exportation du nucléaire. La France avait obtenu une lettre d’intention de la part du shah d’Iran, de même que la KWU allemande, pour produire un total de quatre réacteurs nucléaires en Iran, tandis que la France avait signé avec le gouvernement Bhutto du Pakistan pour créer une infrastructure nucléaire moderne dans ce pays. En février 1976, les négociations entre le gouvernement allemand et le Brésil aboutirent également à un résultat positif pour coopérer à des usages pacifiques de l’énergie nucléaire. L’Allemagne devait notamment construire huit réacteurs nucléaires et des installations de traitement et d’enrichissement du combustible nucléaire en uranium. Durant cette période, les compagnies nucléaires allemandes et françaises avec le soutien total de leurs gouvernements, entrèrent en négociation avec une sélection de PVD, tout à fait dans l’esprit du discours d’Eisenhower de 1953 sur “ l’atome pour la paix ”. Si ces programmes très praticables se réalisaient, la mainmise énergétique anglo-américaine fondée sur le contrôle serré du pétrole, la principale source d’énergie mondiale, était clairement menacée.
Dans la période d’après-guerre, l’énergie nucléaire représentait précisément le même progrès technologique par rapport au pétrole que ce que le pétrole avait représenté par rapport au charbon quand Lord Fisher et Winston Churchill plaidaient à la fin du XIXe siècle pour que la marine britannique propulsée au charbon se convertît au pétrole. Mais en 1970, la différence majeure était que la Grande-Bretagne et ses cousins des États-Unis contrôlaient fermement les approvisionnements mondiaux en pétrole. La technologie nucléaire mondiale et surtout la mise en œuvre des programmes de développement de réacteurs surgénérateurs commerciaux et de fusion thermonucléaire, menaçaient clairement de frayer la voie d’une filière de production d’énergie illimitée.
Dans la période qui suivit immédiatement le choc pétrolier de 1974, deux organisations furent créées au sein de l’industrie nucléaire, toutes deux assez significativement basées à Londres. Au début de 1975, un groupe informel semi-secret fut constitué, le Groupe des fournisseurs nucléaires, dit le “ Club de Londres ”. Y participaient la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada avec la France, l’Allemagne, le Japon et l’URSS. Il s’agissait du premier effort anglo-américain pour assurer une auto-restriction de l’exportation des technologies nucléaires. Le groupe fut complété en mai 1975 par la formation d’une autre organisation secrète, l’“ Institut londonien de l’uranium ”, qui rassemblait les principaux fournisseurs mondiaux d’uranium. Il était dominé par les territoires traditionnels du Royaume-Uni y compris le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud et le Royaume Uni. Ces organisations “ de l’intérieur ” étaient nécessaires mais en aucun cas suffisantes, pour que les intérêts anglo-américains réussissent à contenir la “ menace ” nucléaire du début des années soixante-dix. Ainsi qu’un antinucléaire américain notoire de l’Institut Aspen le formulait “ Nous devons cueillir le bourgeon de la rose nucléaire. ” Et ils le cueillirent bel et bien.
Développer le programme écologiste anglo-américain
Ce ne fut pas par hasard qu’à la suite de la récession consécutive au choc pétrolier de 1974-75, une part grandissante de la population d’Europe de l’Ouest, spécialement en Allemagne, commença de parler pour la première fois depuis la guerre des “ limites de la croissance ” ou des menaces sur l’environnement et entreprit de questionner la foi dans les principes de la croissance industrielle et du progrès technologique. Très peu nombreux furent ceux qui réalisèrent à quel point leurs nouvelles “ convictions ” étaient soigneusement manipulées au plus haut niveau par un réseau établi par les milieux financiers et industriels anglo-américains qui étaient aussi à l’origine de la stratégie pétrolière de Saltsjöbaden.
Au début de 1970, une impressionnante offensive de propagande fut déclenchée par un certain nombre de laboratoires d’idées et de journaux dans le but de promouvoir un nouveau programme visant à “ limiter la croissance ” afin d’assurer le “ succès ” de la spectaculaire stratégie du choc pétrolier. Robert O Anderson, l’industriel du pétrole américain qui était présent à la réunion de Saltsjöbaden de mai 1973, fut une figure centrale de la mise en œuvre du programme écologiste anglo-américain qui s’ensuivit. Cela devait être l’une des escroqueries les plus réussies de l’histoire.
Par l’intermédiaire de leur fondation Atlantic Richfield, Anderson et sa compagnie Atlantic Richfield Oil canalisèrent des millions de dollars vers des organisations sélectionnées pour attaquer l’énergie nucléaire. L’un des premiers bénéficiaires des largesses d’Anderson fut un groupe appelé les “ Amis de la Terre ”, qui fut doté à l’époque de 200 000 dollars. L’une des premières actions de ce groupe consista à attaquer l’industrie nucléaire allemande par le biais d’actions antinucléaires telles que les manifestations anti-Brockdorf de 1976 dirigées par Holger Strohm, le leader des Amis de la Terre. Brice Lalonde, le directeur des Amis de la Terre en France, qui devint le ministre de l’environnement de François Mitterrand en 1989, était aussi le partenaire parisien du cabinet juridique Coudert Frères qui dépendait de la famille Rockefeller. Ce sont les Amis de la Terre qui furent utilisés pour bloquer un important accord d’approvisionnement nippo-australien en uranium. En novembre 1974, le Premier ministre japonais Tanaka se déplaça à Canberra pour rencontrer le Premier ministre Gough Whitlam. Les deux conclurent un accord d’un potentiel de plusieurs milliards de dollars, par lequel l’Australie devait approvisionner les besoins futurs du Japon en minerai d’uranium et participer à un projet commun pour développer la technologie d’enrichissement de l’uranium. Rio Tinto Zinc, la compagnie minière géante britannique spécialisée dans l’extraction d’uranium déploya secrètement les Amis de la Terre en Australie pour mobiliser l’opposition contre l’accord japonais en cours d’agrément. Quelques mois plus tard la chute du gouvernement Whitlam s’ensuivait. Les Amis de la Terre avaient des “ amis ” très hauts placés à Londres et à Washington.
L’Institut Aspen pour les Études Humanistes était le principal moyen de Robert O. Anderson pour diffuser la nouvelle idéologie des “ limites de la croissance ” parmi les milieux dirigeants européens et américains. Dans les années soixante-dix, l’Institut Aspen dont Anderson était le président et Thornton Bradshaw, le président de l’Atlantic Richfield, était vice-président, était l’une des principales voies financières de l’establishment pour créer de nouveaux programmes antinucléaires.
Parmi les administrateurs d’Aspen mieux connus de l’époque figuraient Robert S. Mac Namara, le président de la Banque Mondiale qui fut aussi l’homme qui pilota la guerre du Vietnam. D’autres administrateurs soigneusement sélectionnés parmi lesquels on compte lord Bullock de l’université d’Oxford ; Richard Gardner, un économiste américain anglophile qui fut plus tard ambassadeur en Italie ; le banquier de Wall Street Russel Peterson de la Lehman Brothers Kuhn Loeb Inc. ; et aussi Jack G. Clarke, un membre du Conseil d’administration d’Exxon ; Jerry Mac Afee de la Gulf Oil et George C. Mac Ghee le directeur de Mobil Oil qui avait été un officiel du département d’État et qui fut présent en 1954 lors de la rencontre fondatrice du groupe de Bilderberg. Durant cette période initiale Marion Comtesse Doenhoff, l’éditrice hambourgeoise de Die Zeit et John J. Mac Cloy, l’ex-président de la banque Chase Manhattan qui fut le haut commissaire de l’Allemagne d’après-guerre participèrent également à l’Institut Aspen.
Robert O. Anderson intégra Joseph Slater issu de la Fondation Ford de MacGeorge Bundy pour devenir le président d’Aspen. Au début des années soixante-dix, ils constituaient véritablement une famille unie au sein de l’establishment anglo-américain. Le premier projet promu par Slater à Aspen fut la préparation d’une offensive organisationnelle internationale contre la croissance industrielle et spécialement contre l’énergie nucléaire sous les auspices (et les fonds) des Nations Unies. Slater s’assura le soutien de l’ambassadeur de Suède à l’ONU, Sverker Aastrom, qui face à des objections ardues de la part des PVD, proposa d’organiser une conférence internationale sur l’environnement dans le cadre de l’ONU.
Dès le départ, la conférence de l’ONU sur l’environnement de juin 1972 à Stockholm était dirigée par des opérationnels de l’Institut Aspen. Maurice Strong, un pétrolier canadien de Petro-Canada et membre du Conseil d’administration d’Aspen, présida la conférence. Aspen fournit également les fonds pour la création de l’Institut international pour l’Environnement et le Développement, un réseau international dédié à la “ croissance zéro ” sous les auspices de l’ONU, dont le Conseil d’administration comprenait Robert O. Anderson, Robert Mac Namara, Strong et Roy Jenkins, du parti travailliste anglais. La nouvelle organisation publia immédiatement un ouvrage intitulé “ Seulement une Terre ” dû à René Dubos, associé à l’université Rockefeller et à Barbara Ward (lady Jackson), une malthusienne britannique. À ce moment, les Chambres de Commerce international furent persuadées de financer Maurice Strong et d’autres personnalités d’Aspen pour animer des séminaires destinés à gagner des hommes d’affaires de stature internationale à la nouvelle idéologie environnementaliste.
La conférence de Stockholm de 1972 créa une infrastructure organisationnelle et publicitaire suffisante de telle sorte qu’en 1973-74, au moment du choc pétrolier de Kissinger, une propagande antinucléaire massive pût être lancée avec l’assistance additionnelle de millions de dollars facilement mis à disposition par les réseaux pétroliers de l’Atlantic Richfield Company, du Rockefeller Brothers Fund et d’autres cercles de l’élite de l’establishment anglo-américain. Parmi les groupes financés par ces personnalités à l’époque figuraient des organisations telles que l’ultra-élitiste World Wildlife Fund, alors présidé par le Prince Bernhard du Bilderberg et plus tard par John Loudon de la Royal Dutsh Shell. (10)
L’influence écrasante de l’establishment financier dans les médias américains et britanniques est repérable durant cette période notamment par le fait qu’aucune protestation publique ne se manifesta quant au probable conflit d’intérêts qu’impliquait l’offensive antinucléaire bien pourvue en fonds de Robert O. Anderson et le fait que sa compagnie Atlantic Richfield fût l’une des principales bénéficiaires de l’augmentation du prix du pétrole de 1974. L’ARCO d’Anderson avait investi des dizaines de millions de dollars dans des infrastructures pétrolières à hauts risques dans la baie de Prudhoe en Alaska et dans les eaux britanniques de la mer du Nord en coopération avec Exxon, British Petroleum, Shell et les autres sept sœurs.
Si, à la suite de la crise pétrolière de 1974, le prix du pétrole n’avait pas augmenté jusqu’environ 11,65 dollars le baril, les investissements d’Anderson en mer du Nord et en Alaska de même que ceux de British Petroleum, d’Exxon et des autres auraient conduit à la ruine. À cette époque et pour s’assurer la collaboration de la presse britannique, Anderson acquit l’Observer londonien. Pratiquement personne n’eut la curiosité de chercher à savoir si Anderson et ses influents amis avaient pu être informés à l’avance que Kissinger créerait les conditions d’une augmentation de 400 % du prix du pétrole. (11)
Afin de donner toutes ses chances à la croissance zéro, Robert O. Anderson finança également un projet initié par la famille Rockefeller dans son immeuble de Bellagio en Italie, avec Aurelio Peccei et Alexander King. En 1972, ce Club de Rome et les associations américaines affiliées donnèrent une large publicité à leur publication qui présentait une simulation informatisée frauduleuse préparée par Dennis Meadow et Jay Forrester intitulée “ Limites de la croissance ”. Meadows et Forrester modernisaient ainsi l’essai discrédité de Malthus avec un habillage graphique informatisé, insistant sur le fait que le monde devrait périr bientôt par manque d’énergie, de nourriture et d’autres ressources. De même que Malthus, ils choisirent d’ignorer l’impact du progrès technologique améliorant la condition humaine. Leur message était d’un sombre pessimisme culturel sans partage.
L’Allemagne fut l’une des cibles préférentielles de cette nouvelle offensive antinucléaire anglo-américaine. Bien que le programme nucléaire français eût été autant ou plus ambitieux, la présence anglo-américaine dans l’Allemagne d’après-guerre la fit considérer comme une zone où la situation des services secrets permettait de bonnes chances de succès. Dès la promulgation du programme de développement nucléaire du gouvernement Schmidt en 1975, l’offensive fut déclenchée.
L’une des figures clés de cette opération était une jeune femme de mère allemande et de beau-père américain, qui avait vécu aux États-Unis jusqu’en 1970 et qui entre autres choses, avait travaillé pour le sénateur américain Hubert Humphrey. Durant ses années américaines, Petra K. Kelly avait développé des liens étroits avec le Conseil pour la Défense des Ressources naturelles, l’une des principales nouvelles organisations antinucléaires anglo-américaines créées par la Fondation Ford de Mac George Bundy. Barbara Ward (lady Jackson) et Laurance Rockefeller siégeaient au Conseil d’administration de l’époque. Au milieu des années soixante-dix, Kelly commença d’organiser depuis l’Allemagne, l’offensive juridique contre le programme nucléaire allemand, ce qui engendra des retards coûteux et des coupes sombres dans tout le programme.
Le contrôle de la population devient un enjeu de sécurité nationale américaine
En 1798, un obscur ecclésiastique anglais, Thomas Malthus, professeur d’économie politique au service du Collège des Indes orientales de Haileybury dépendant de la Compagnie britannique des Indes orientales, atteignit une gloire instantanée du fait de ses commanditaires anglais pour son “ Essai sur les principes de la population ”. L’essai en lui-même était une fraude scientifique, qui plagiait largement une attaque vénitienne contre la théorie positive de la population de l’Américain Benjamin Franklin.
L’attaque vénitienne de l’essai de Franklin avait été écrite par Gianmaria Ortes en 1774. L’adaptation de Malthus était un raffinement de la “ théorie ” d’Ortes doté d’une façade de légitimité mathématique qu’il appela la “ loi de progression géométrique ”, qui tenait que les populations humaines croissent invariablement selon une progression géométrique tandis que les moyens de subsistance croissent arithmétiquement ou linéairement. La faille de l’argument de Malthus, comme cela fut démontré irréfutablement par la croissance spectaculaire de la productivité agricole, technologique et culturelle depuis 1798, tenait au fait que Malthus avait délibérément ignoré la contribution de l’avancement des sciences et de la technologie à l’amélioration spectaculaire de facteurs tels que les rendements céréaliers, la productivité du travail et le reste. (12)
Au milieu des années soixante-dix, un indice de l’efficacité de la nouvelle propagande déchaînée par l’establishment angloaméricain était que les officiels américains pouvaient s’afficher ouvertement “ malthusiens ” dans des conférences de presse, ce qui leur aurait valu d’être limogés sous les quolibets pas plus d’une décennie auparavant. Mais l’adhésion à l’économisme malthusien britannique ne s’afficha nulle part plus brutalement qu’au sein du Conseil pour la Sécurité nationale de Kissinger.
Le 24 avril 1974, au milieu de la crise du pétrole, Henry Alfred Kissinger, le conseiller à la Sécurité nationale de la Maison Blanche, publia le Mémoire d’Étude du Conseil National de Sécurité 200 (NSSM200) consacré aux “ implications mondiales de la croissance démographique pour la sécurité américaine et ses intérêts outremer ”. Il fut diffusé à tous les secrétaires de cabinet, les attachés des directeurs des personnels militaires de même qu’à la CIA et à d’autres agences autorisées. Le 16 octobre 1975, à la demande pressante de Kissinger, le président Gérald Ford diffusa un rapport confirmant la nécessité d’une “ direction américaine pour les affaires démographiques mondiales ” fondé sur le contenu du document NSSM200 resté confidentiel. Pour la première fois dans l’histoire américaine, le document faisait du malthusianisme un thème explicite de politique de sécurité pour le gouvernement américain. Le fait qu’il ait été promu par un Juif né allemand est d’une amère ironie. Même pendant la période nazie, les officiels du gouvernement allemand restaient plus prudents avant d’officialiser de tels objectifs.
Selon la NSSM200, l’expansion démographique de certains pays en voie de développement dotés de ressources naturelles stratégiques nécessaires à l’économie américaine, constituait une “ menace potentielle pour la sécurité nationale ”. Sous la pression d’une population nationale en expansion, prévenait l’étude, ces pays dotés de matières premières essentielles tendraient à exiger des prix croissants et une amélioration des termes de l’échange pour leurs exportations vers les États-Unis. Dans ce contexte, la NSSM200 identifiait une liste de treize pays que les efforts américains de contrôle démographique devaient prendre comme “ cibles stratégiques ”. La liste qui fut dressée en 1974 est instructive. Sans aucun doute et comme pour toutes les décisions majeures de Kissinger, la sélection des pays fut élaborée en collaboration étroite avec le Foreign Office de Londres.
Kissinger affirmait explicitement dans son mémoire, “ combien plus efficaces seraient des dépenses de contrôle démographique comparées [à des fonds consacrés] à l’augmentation de la production par le biais d’investissements directs dans l’irrigation, des projets de développements énergétiques ou des usines. ” L’impérialisme britannique du XIXe siècle n’aurait pu mieux s’exprimer. Vers le milieu des années soixante-dix, avec cette secrète déclaration politique, le gouvernement américain s’était engagé dans un programme qui devait contribuer à sa propre mort économique, aussi bien qu’à des famines inouïes, de la misère et des morts inutiles dans tous les pays en voie de développement. Les treize pays cibles cités dans le rapport de Kissinger étaient le Brésil, le Pakistan, l’Inde, le Bengladesh, l’Égypte, le Nigeria, le Mexique, l’Indonésie, les Philippines, la Thaïlande, la Turquie, l’Éthiopie et la Colombie. (13)
Extrait du nouveau livre ’Pétrole, une guerre d"un siècle’ de William Engdahl
Le site : http://www.engdahl.oilgeopolitics.net
En 1970, le résultat de la politique monétaire nationale expansioniste de Nixon, fut une inversion du flux des capitaux : le solde positif des années précédentes fut inversé et les États-Unis subirent une évasion nette de capitaux de 6,5 milliards de dollars. Mais la récession américaine persista tant qu’en 1971, alors que les taux d’intérêts continuaient de baisser et les approvisionnements en monnaie de croître, ces sorties de capitaux atteignirent des proportions énormes, totalisant 20 milliards de dollars. Pis encore, en mai 1971, les États-Unis enregistrèrent leur premier déficit commercial mensuel, déclenchant littéralement une liquidation du dollar dans une ambiance de panique internationale. La situation devenait véritablement désespérée.
Vers 1971, les réserves officielles américaines d’or représentaient moins du quart des engagements officiels : théoriquement, si tous les détenteurs étrangers de dollars en avaient exigé l’équivalent en or, Washington aurait été incapable de les satisfaire sans prendre des mesures extrêmes. (1)
L’establishment de Wall Street persuada le président Nixon d’abandonner ses efforts inutiles pour soutenir le dollar face à l’avalanche d’ordres internationaux d’échange de dollars contre de l’or. Mais malheureusement, Wall Street refusa de procéder à la nécessaire dévaluation du dollar vis-à-vis de l’or, qui était pourtant ardemment souhaitée depuis une décennie.
Le 15 août 1971, Nixon prit l’avis d’un cercle restreint de conseillers autorisés. George Shultz, son conseiller en chef au budget et un groupe de politiques alors au département du Trésor dont Paul Volcker et Jack F. Bennett qui devint plus tard un directeur d’Exxon en faisaient partie. Pendant ce tranquille mois d’août ensoleillé, procédant à une manœuvre qui devait chambouler le monde, le président des États-Unis annonça la suspension formelle de la convertibilité du dollar en or, établissant de fait le dollar en tant que standard mondial dépouillé de toute référence à l’or, annulant ainsi unilatéralement la disposition centrale des accords de Bretton Woods qui datait de 1944. Les détenteurs étrangers de dollars ne pouvaient plus faire valoir leur papier monnaie contre l’or des réserves américaines.
L’action unilatérale de Nixon fut réaffirmée à Washington lors des pourparlers internationaux prolongés du mois de décembre lors desquels les gouvernements majeurs d’Europe, du Japon et de quelques autres nations élaborèrent un compromis bancal connu sous le nom d’accord de Smithson. Avec une emphase démesurée qui dépassait même celle de son prédécesseur Lyndon Johnson, Nixon annonça que cet accord monétaire de Smithson était “ le plus important dans l’histoire du monde ”. Les États-Unis avaient formellement dévalué le dollar de quelque 8 % vis-à-vis de l’or, ce qui valorisait l’once d’or fin à 38 dollars au lieu des 35 dollars qui avaient prévalu pendant longtemps, bien loin de la dévaluation de 100 % qui avait été demandée par les alliés des Américains. L’accord permettait aussi une bande de fluctuation officielle de 2,25 % au lieu du un pour cent initial prévu par les règles de l’accord de Bretton Woods.
En déclarant aux détenteurs de dollars du monde que leur papier monnaie ne serait plus échangé contre de l’or, Nixon “ débrancha la prise ” de l’économie mondiale, créant une commotion à l’origine d’une série d’événements qui devaient ébranler le monde comme jamais auparavant. Quelques semaines seulement furent nécessaires pour que la confiance en l’accord de Smithson commençât de s’effondrer. En avril 1968, la défiance de de Gaulle envers Washington quant à la question de l’or et à l’observance des règles de Bretton Woods n’avait pas été suffisante pour imposer la réorganisation du système monétaire international pourtant si nécessaire, mais elle avait suffisamment focalisé et empoisonné le débat sur les Droits de Tirage Spéciaux du FMI pourtant si mal conçus, que les problèmes du dollar s’en trouvèrent obscurcis. La suspension de la convertibilité du dollar en or et les “ taux de change flottants ” qui en résultèrent au début des années soixante-dix ne résolurent rien. Cela permit seulement de gagner du temps.
Une solution éminemment praticable pour les États-Unis eut consisté à fixer la valeur du dollar à un niveau plus réaliste. Depuis la France, Jacques Rueff, l’ex-conseiller économique de de Gaulle, continuait de plaider pour un prix de 70 dollars l’once d’or fin, au lieu des 35 dollars que les États-Unis défendaient sans succès. Cela, argumentait Rueff, calmerait la spéculation mondiale et permettrait aux États-Unis de s’affranchir du solde déstabilisant en eurodollars sans plonger l’économie domestique américaine dans un sévère chaos. En procédant convenablement, cela eut pu donner un élan extraordinaire à l’industrie américaine en réduisant le prix des exportations en devises étrangères. Dans les milieux politiques américains, les intérêts industriels eussent à nouveau prédominé sur les voix financières. Mais la raison ne prévalut point. La rationalité de Wall Street consistait à faire de la puissance de la sphère financière une citadelle intouchable, aux dépens même de la production ou de la prospérité économiques nationales américaines.
L’or en lui-même a peu de valeur intrinsèque. Il a quelque utilité industrielle. Mais historiquement et à cause de sa rareté, il a servi d’étalon de la valeur par rapport auquel les différentes nations ont fixé les termes de l’échange et donc les niveaux de leurs devises. Quand Nixon décida de cesser d’honorer les obligations de la devise américaine vis-à-vis de l’or, il ouvrit les vannes d’une orgie spéculative mondiale d’une ampleur jamais vue dans l’histoire. Au lieu d’évaluer les affaires économiques sur le long terme selon des standards d’échange stables, après août 1971, le commerce mondial devint un casino de spéculation sur la direction que prendrait la fluctuation du niveau des diverses devises.
Les véritables architectes de la stratégie de Nixon appartenaient aux banques commerciales influentes de la City de Londres. Pour sir Siegmund Warburg, Edmond de Rothschild, Jocelyn Hambro et d’autres la dissolution de l’étalon or de Bretton Woods par Nixon à l’automne 1971 fut une opportunité à ne pas rater. Londres devenait une nouvelle fois l’un des centres majeurs de la finance mondiale et ce, à nouveau grâce à de l’“ argent emprunté ”, qui cette fois-ci était des eurodollars américains.
Après août 1971, le trait dominant de la politique américaine promue par Henry Kissinger, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, consistait, non pas à développer, mais à contrôler les économies nationales du monde entier. Les officiels politiques américains commencèrent fièrement à se dénommer “ néo-malthusiens ”. La réduction de la population du tiers-monde, plutôt que des stratégies de transfert de technologie et de croissance industrielle, devint la priorité des années soixante-dix, rafraîchissant ainsi la pensée coloniale britannique du XIXe siècle. Comment cette transformation se passa, c’est ce que nous allons voir bientôt.
En 1972, la mauvaise conception de l’accord de Smithson déclencha une nouvelle fuite massive de capitaux quittant le dollar vers le Japon et l’Europe, aggravant ainsi la situation. Mais le 12 février 1973, Nixon annonça une deuxième dévaluation du dollar de 10 % par rapport à l’or, fixant le prix de l’or à 42,22 dollars l’once qui est encore aujourd’hui le prix pratiqué par la Réserve Fédérale.
A ce moment, les principales devises mondiales s’engagèrent dans ce qui fut appelé le “ flottement concerté ”. Entre février et mars 1973, la valeur du dollar contre le mark allemand chuta de 40 %. L’instabilité permanente avait été introduite dans les affaires monétaires d’une façon inédite depuis les années trente, mais cette fois-ci, les stratèges de New York, Washington et de la City préparaient une surprise pour reprendre la main et se rétablir face à la perte dévastatrice de la référence à l’or qui était le pilier de leur système monétaire.
Une rencontre inhabituelle à Saltsjöbaden
Le dessein dissimulé à l’arrière-plan de la stratégie annoncée par Nixon le 15 août 1971 n’apparut qu’à partir d’octobre 1973, plus de deux ans après et même à ce moment, peu de personnes en dehors d’une poignée d’initiés n’en comprirent la logique. La démonétisation du dollar d’août 1971 fut utilisée par l’establishment financier de Londres et de New York pour gagner un temps précieux pendant lequel les politiciens du sérail préparèrent un audacieux plan monétariste, un “ changement de paradigme ”, comme certains préférèrent l’appeler. C’est au moment où certaines voix influentes de l’establishment anglo-américain qui avaient échafaudé une stratégie visant à renforcer à nouveau le dollar afin d’améliorer, une fois encore, leur puissance politique relative dans le monde, qu’il devint manifeste que le chemin en était déjà largement tracé.
En mai 1973, alors que la dramatique chute du dollar restait encore vivace dans les esprits, un groupe de 84 des plus influentes personnalités de la finance et de la politique se réunit en Suède, à Saltsjöbaden, une station retirée sur une île appartenant à la famille du banquier suédois Wallenberg. Cette réunion du groupe Bilderberg, fondé par le prince Bernhard, entendit Walter Lévy, un participant américain exposer le “ scénario ” d’une hausse imminente de 400 % des revenus pétroliers de l’OPEP. La réunion secrète de Saltsjöbaden ne visait pas à prévenir le choc pétrolier, mais plutôt à planifier la gestion du flux de pétrodollars qui allait prochainement déferler, un processus que Kissinger, le secrétaire d’État américain désigna plus tard comme le “ recyclage des pétrodollars ”.
L’orateur américain qui présentait la politique énergétique nippo-atlantique fut suffisamment clair. Ayant fait état de la possibilité que les futurs besoins en pétrole fussent satisfaits par un petit nombre d’états producteurs du Moyen-Orient, l’orateur déclara prophétiquement : “ Le coût de ces importations de pétrole augmenterait prodigieusement avec des conséquences difficiles pour la balance des payements des pays consommateurs. De sérieux problèmes seraient causés par une accumulation sans précédent de réserves de change dans des pays tels que l’Arabie saoudite et Abou Dhabi ”. L’orateur ajouta : “ Un changement complet est en cours dans les relations politiques, stratégiques et les rapports de puissance entre les pays producteurs de pétrole, les pays importateurs, les pays d’origine des compagnies pétrolières internationales et les compagnies nationales des pays producteurs et importateurs. ” Il envisagea ensuite une augmentation des revenus pétroliers des pays de l’OPEP du Moyen-Orient qui se traduirait par une hausse d’un peu plus de 400 %, précisément le niveau que Kissinger devait bientôt exiger du shah.
Pendant ce mois de mai étaient présents parmi d’autres à Saltsjöbaden : Robert O. Anderson de la compagnie Atlantic Richfield Oil ; lord Greenhill, le président de la British Petroleum ; sir Eric Roll de la S.G. Warburg, créateur des euro-obligations ; George Ball de la Lehman Brothers Investment Bank qui était aussi l’homme, qui dix ans plus tôt en tant qu’assistant du secrétaire d’État, avait conseillé à son ami banquier Siegmund Warburg de développer le marché londonien des eurodollars ; David Rockefeller de la Chase Manhattan Bank ; Zbigniew Brzezinski, l’homme qui devait bientôt devenir conseiller à la sécurité nationale pour le président Carter ; l’Italien Gianni Agnelli et l’Allemand Otto Wolff von Amerongen. Henry Kissinger était un participant régulier des rencontres de Bilderberg. (2)
Les rencontres annuelles de Bilderberg avaient commencé dans le plus grand secret, en mai 1954 avec un groupe anglophile dont faisaient partie George Ball, David Rockefeller, le Dr Joseph Retinger, le prince Bernhard de Hollande et George C. Mac Ghee (qui était alors au département d’État américain et plus tard cadre dirigeant de la Mobil Oil). Dénommé d’après le lieu de leur première occurrence, l’hôtel de Bilderberg près d’Arnheim, les rencontres annuelles de Bilderberg rassemblaient la crème de l’élite d’Europe et d’Amérique pour des délibérations secrètes et des discussions politiques. Le consensus était ensuite “ mis en forme ” par les commentaires de la presse et la couverture médiatique qui s’ensuivaient, mais sans jamais faire référence aux pourparlers de Bilderberg qui restaient secrets. Ce processus de Bilderberg fut l’un des plus efficaces dispositifs d’élaboration de la politique anglo-américaine d’après-guerre.
Ce que les puissantes personnalités regroupées à Bilderberg avaient apparemment décidé ce mois de mai, consistait à lancer un assaut colossal contre la croissance industrielle mondiale, afin de faire à nouveau pencher la balance du pouvoir à l’avantage des intérêts financiers anglo-américains et du dollar. Dans ce but, ils avaient décidé d’utiliser leur arme préférée, le contrôle des flux pétroliers mondiaux. La politique de Bilderberg consistait à déclencher un embargo pétrolier mondial pour forcer une augmentation spectaculaire des prix mondiaux du pétrole. Du fait que les compagnies pétrolières américaines dominaient le marché pétrolier d’après-guerre, la cotation du pétrole en dollar était devenue une coutume internationale depuis 1945. Une hausse soudaine et brutale du prix du pétrole équivalait donc à une hausse de la demande en dollars américains pour financer ce pétrole indispensable.
Jamais dans l’histoire un petit cercle d’intérêts, centré à Londres et à New York, n’avait contrôlé à ce point le destin économique du monde. L’establishment anglo-américain avait résolu d’utiliser son pouvoir pétrolier d’une façon que personne n’avait imaginée possible. La démesure même de leur plan était à leur avantage, ce dont ils avaient clairement tenu compte.
Le choc pétrolier de Kippour du Dr Kissinger
Le 6 octobre 1973, l’Égypte et la Syrie envahirent Israël, déclenchant ce qui devait devenir la “ guerre de Kippour ”. Contrairement à l’impression répandue, la guerre de Kippour n’était pas simplement le résultat d’un défaut d’évaluation, d’une bourde ou d’une décision arabe de lancer une attaque militaire contre l’État d’Israël. Toute la constellation des événements qui présidèrent au déclenchement de la guerre d’Octobre fut secrètement orchestrée par Washington et Londres en utilisant le puissant réseau diplomatique secret mis en place par Henry Kissinger, le conseiller national à la Sécurité de Nixon. Kissinger contrôla effectivement la réponse politique d’Israël à travers ses relations intimes avec Simcha Dinitz, l’ambassadeur d’Israël à Washington. De plus, Kissinger cultivait des liens avec les parties syrienne et égyptienne. Sa méthode consistait à simplement induire chaque partie à se représenter faussement les éléments critiques de l’autre partie, s’assurant ainsi du déclenchement de la guerre et de l’embargo arabe sur le pétrole qui en résulterait.
Les rapports des services secrets américains y compris les communications interceptées des officiels arabes qui confirmaient la préparation de la guerre, furent supprimés d’autorité par Kissinger, qui était à ce moment le “ tsar ” du renseignement de Nixon. La guerre et ses suites, l’infâme diplomatie de la “ navette ” de Kissinger, tout ce scénario fut rédigé à Washington, quelque six mois avant le déclenchement de la guerre et selon les directions précisées par les délibérations de Bilderberg du mois de mai précédent, à Saltsjöbaden. Les pays pétroliers arabes devaient être les boucs émissaires de la colère mondiale à venir, tandis que les intérêts anglo-américains qui en étaient responsables resteraient tranquillement à l’arrière-plan. (3)
A la mi-octobre 1973, le gouvernement allemand du chancelier Willy Brandt avisa l’ambassadeur américain à Bonn que l’Allemagne resterait neutre dans le conflit du Moyen-Orient et ne permettrait pas aux États-Unis de réapprovisionner Israël à partir des bases militaires allemandes. Comme un mauvais augure présageant d’échanges similaires qui auraient lieu quelque 17 ans plus tard, Nixon, adressa le 30 octobre 1973 au chancelier Brandt une note de protestation acerbe, très probablement rédigée par Kissinger :
Nous reconnaissons que les Européens dépendent du pétrole arabe plus que nous, mais nous ne sommes pas d’accord pour penser que votre vulnérabilité serait diminuée en vous dissociant de nous sur un sujet de cette importance…Vous remarquez que cette crise n’a pas été un cas de responsabilité partagée de l’Alliance et que les fournitures militaires destinées à Israël visaient des buts situés en dehors de la responsabilité de l’Alliance. Je ne crois pas qu’on puisse tracer une telle ligne de partage…(4)
Washington ne devait pas permettre à l’Allemagne de déclarer sa neutralité dans le conflit du Moyen-Orient. Mais significativement, la Grande-Bretagne fut autorisée à affirmer clairement sa neutralité, évitant ainsi l’impact de l’embargo pétrolier arabe. Encore une fois, Londres avait habilement tiré son épingle du jeu dans une crise internationale qu’elle avait contribué à précipiter. Une conséquence phénoménale de l’augmentation de 400 % du prix du pétrole de l’OPEP fut que les centaines de millions de dollars investis par la British Petroleum, la Royal Dutch Shell et d’autres intérêts pétroliers anglo-américains en mer du Nord dont l’exploitation était difficile, pouvaient désormais produire du pétrole avec profit. C’est un fait curieux de l’époque que la rentabilité de ces nouveaux champs de pétrole de la mer du Nord n’ait été assurée qu’après l’augmentation des prix de l’OPEP. Cela peut naturellement n’avoir été qu’une coïncidence fortuite.
Le 16 octobre, à la suite d’une rencontre viennoise consacrée aux prix du pétrole, l’OPEP procéda à une augmentation inouïe de 70 %, de 3,01 à 5,11 dollars le baril. Le même jour, les membres des pays arabes de l’OPEP, arguant du soutien américain à Israël dans la guerre du Golfe, déclarèrent un embargo sur toutes les ventes destinées aux États-Unis et à la Hollande, Rotterdam étant le principal port pétrolier de l’Europe de l’Ouest.
Le 17 octobre 1973, l’Arabie saoudite, le Koweït, l’Iraq, la Libye, Abou Dhabi, le Qatar et l’Algérie annoncèrent qu’à partir d’octobre, ils abaisseraient chaque mois de 5 % leur production en dessous du niveau du mois précédent “ jusqu’à ce qu’Israël se soit complètement retiré des territoires arabes occupés en juin 1967 et que les droits légitimes du peuple palestinien soient restaurés. ” Le premier “ choc pétrolier ” mondial ou, comme les Japonais le nommaient, “ oil shokku ” était déclenché.
Significativement, la crise du pétrole atteignit sa pleine ampleur tard dans l’année 1973, juste au moment où le président des États-Unis se trouvait impliqué dans ce qui devint “ l’affaire du Watergate ”, laissant Henry Kissinger président de fait pour conduire la politique américaine pendant la crise.
Quand en 1974 la Maison Blanche de Nixon dépêcha au Trésor américain un officiel de haut rang dans le but de préparer une stratégie pour forcer l’OPEP à baisser son prix du pétrole, il fut renvoyé sans ambages. Dans un rapport, l’officiel notait : “ Ce fut l’avis des dirigeants des banques qui rejetèrent ce point de vue et qui insistèrent pour imposer le “ recyclage ” en vue de s’adapter à des prix du pétrole plus élevés. Ce fut la décision fatale… ”
Le Trésor U.S., sous la direction de Jack Benett qui avait contribué à mettre en œuvre la funeste politique du dollar de Nixon d’août 1971, avait établi un accord secret avec l’Agence monétaire saoudienne (SAMA) finalisé en février 1975 dans un rapport de l’assistant du secrétaire au Trésor, Jack F. Benett, adressé au secrétaire d’État Henry Kissinger. Selon les termes de cet accord, une partie importante de la nouvelle manne provenant des gigantesques revenus pétroliers saoudiens devait être investie pour financer les déficits du gouvernement américain. David Mulford, un jeune banquier investisseur de Wall Street en affaire avec la société White Weld & Co. basée à Londres et leader sur le marché des euro-obligations, fut envoyé en Arabie saoudite pour devenir le principal “ conseiller en investissement ” de la SAMA ; il devait guider les investissements des pétrodollars saoudiens vers les bonnes banques, naturellement localisées à Londres et à New York. Le plan de Bilderberg se réalisait exactement comme prévu. (5)
Kissinger, en tant que tout puissant conseiller à la Sécurité nationale de Nixon, qui contrôlait déjà tous les rapports des services secrets, manoeuvra pour s’arroger également le contrôle de la politique étrangère, en persuadant Nixon de le nommer secrétaire d’État dans les semaines qui précédèrent le déclenchement de la guerre de Kippour. La double casquette de Kissinger, qui était à la fois chef du Conseil à la Sécurité nationale de la Maison Blanche et secrétaire d’État, montre assez la centralité de son rôle dans ces événements, un cumul que personne d’autre n’a réalisé ni avant ni depuis. Aucune autre personnalité n’a manié autant de pouvoir absolu pendant les derniers mois de la présidence de Nixon qu’Henry Kissinger. Et pour combler la mesure, le prix Nobel de la Paix lui fut décerné en 1973.
Le premier janvier 1974, après une rencontre à Téhéran, le shah d’Iran, qui en avait été secrètement mandé par Henry Kissinger, surprit son monde en exigeant une deuxième augmentation du prix du pétrole de plus de 100 % ce qui amenait le prix de référence du pétrole de l’OPEP à 11,65 dollars. Seulement quelques mois plus tôt, le shah s’était opposé à une augmentation à 3,01 dollars voulue par l’OPEP, de peur que les exportateurs occidentaux ne fussent forcés de facturer plus cher les importations prévues pour réaliser l’ambitieux plan d’industrialisation de l’Iran qu’il envisageait. Lors des rencontres, le soutien de Washington et de l’Occident à Israël durant la guerre d’Octobre avait nourri la colère de l’OPEP. Même le propre département d’État de Kissinger n’avait pas été informé de ses manœuvres secrètes avec le shah. (6)
De 1949 à la fin des années soixante-dix, la moyenne des prix du pétrole brut moyen-oriental avait atteint environ 1,90 dollar le baril. Elle avait atteint 3,01 dollars au début de 1973 au moment de la funeste rencontre du groupe de Bilderberg à Saltsjöbaden au cours de laquelle fut discutée une augmentation imminente de 400 % du prix de l’OPEP. En janvier 1974, l’augmentation de 400 % était devenue un fait accompli.
L’impact économique du choc pétrolier
L’impact social de l’embargo pétrolier aux États-Unis à la fin de 1973 relève de la panique. Durant l’année 1972 et au début de 1973, les grandes multinationales du pétrole, entraînées par Exxon, conduisirent une curieuse politique de création de pénurie d’approvisionnement de pétrole brut domestique. Elle purent le faire grâce à une succession de décisions inhabituelles prises par le président Nixon qui suivit en cela l’avis de ses conseillers. De ce fait, quand l’embargo frappa en novembre 1973, l’impact n’aurait pas pu être plus dramatique. À l’époque, la Maison Blanche était responsable du contrôle des importations américaines de pétrole sous l’égide d’un accord commercial qui datait de 1959.
En janvier 1973, Nixon avait nommé George Shultz, qui était déjà secrétaire au Trésor, pour assister le président pour les affaires économiques. À ce poste, Shultz supervisa la politique d’importation pétrolière de la Maison Blanche. Son secrétaire adjoint au Trésor, William E. Simon, un ex-courtier sur le marché obligataire de Wall Street, fut nommé président de l’important Comité pour la politique pétrolière qui décida des importations pétrolières durant les mois critiques qui précédèrent l’embargo d’octobre.
En février 1973, Nixon fut persuadé de créer un “ triumvirat de l’énergie ” qui incluait Shultz, John Ehrlichman, l’aide de la Maison Blanche et le conseiller à la Sécurité nationale Henry Kissinger connu sous le nom de Comité énergétique spécial de la Maison Blanche. La scène était tranquillement dressée selon le plan de Bilderberg, bien que personne à Washington ou ailleurs ne s’en fût aperçu. En octobre 1973, les stocks domestiques de pétrole brut étaient déjà à des niveaux alarmants anormalement bas. L’embargo de l’OPEP déclencha dans le public une ruée panique sur l’essence, des appels au rationnement, des files d’attente interminables et une brutale récession économique. (7)
New York, la plus grande ville américaine, subit le plus sévère contrecoup de la crise pétrolière. En décembre 1974, neuf des banquiers les plus puissants menés par David Rockefeller de la Chase Manhattan Citibank et la Banque Lazard Frères, une banque d’investissement établie à New York et à Londres, avertirent le maire de New York Abraham Beame, un homme d’appareil de la vieille école, qu’à moins d’abandonner le contrôle des gigantesques fonds de pensions municipaux à un comité des banques, le Municipal Assistance Corporation, les banquiers et leurs amis influents dans le monde des médias forceraient la ville à la faillite financière. Sans surprise, le maire surpuissant capitula et la ville de New York dut procéder à des coupes sombres dans les budgets des routes, des ponts, des hôpitaux et des écoles et au licenciement de dizaines de milliers d’employés municipaux pour honorer le service de sa dette bancaire. La plus grande cité de la nation avait commencé sa descente vers les bas-fonds. Félix Rohatyn de Lazard Frères devint le chef de la nouvelle agence de collecte des banquiers, surnommée “ Big MAC ” par la presse.
En Europe de l’Ouest, le choc de l’augmentation du prix du pétrole et l’embargo sur les approvisionnements fut également dramatique. De la Grande-Bretagne au continent, pays après pays, tous subirent les effets de la pire crise économique depuis les années trente. Les taux de chômage et de faillites atteignirent des niveaux alarmants.
Dans un effort désespéré pour économiser sur les coûts d’importation du pétrole, le gouvernement allemand imposa une limitation d’urgence de la conduite automobile le dimanche. En juin 1974, les effets de la crise du pétrole avaient contribué à l’effondrement dramatique de la banque Herstatt et à la crise du deutschemark qui s’ensuivit. La même année, les coûts d’importation du pétrole subissaient une augmentation sidérante de 17 milliards de deutschemark tandis qu’un demi-million de personnes étaient officiellement comptabilisées au chômage alors que l’inflation atteignait le niveau alarmant de 8 %. Les effets du choc dus à l’augmentation brutale de 400 % du prix de l’énergie de base furent dévastateurs pour l’industrie, les transports et l’agriculture allemands. Les industries de base telles que la sidérurgie, la construction navale et l’industrie chimique plongèrent dans une crise profonde.
Le gouvernement de Willy Brandt fut effectivement renversé par l’impact de la crise pétrolière autant que par les révélations de l’affaire Stasi qui mettait en cause Günther Guillaume, le proche conseiller de Willy Brandt. En mai 1974, Helmut Schmidt succéda à Willy Brandt après que celui-ci eut offert sa démission à Gustav Heinemann, le président de la RFA. La plupart des gouvernements européens tombèrent pendant cette période, victimes des conséquences économiques de la crise du pétrole.
Mais pour les économies les moins développées du monde, l’impact de la brutale augmentation de 400 % du prix de leur source d’énergie primaire fut stupéfiant. La grande majorité des économies les moins développées de la planète, sans ressources pétrolières domestiques significatives, furent brutalement confrontées à une augmentation de 400 % inattendue et hors d’atteinte du prix des importations énergétiques, pour ne rien dire du coût des produits chimiques et des engrais dérivés du pétrole. C’est à ce moment que les commentateurs commencèrent à évoquer la sélection du mieux adapté comme en temps de guerre et popularisèrent les notions de “ Tiers Monde ” et de “ Quart Monde ” pour les pays n’appartenant pas à l’OPEP.
En 1973, l’Inde jouissait d’une balance des payements excédentaire, une situation saine pour une économie en voie de développement. Mais en 1974, l’Inde qui disposait de réserves de change totales de 629 millions de dollars dut faire face à une facture d’importation pétrolière de 1 241 millions de dollars, un montant deux fois plus élevé. En 1974, le Soudan, le Pakistan, les Philippines, la Thaïlande et tous les pays d’Afrique et d’Amérique latine furent confrontés à des déficits abyssaux de leur balance des payements. En 1974 et selon le FMI, les PVD encouraient un déficit commercial total de 35 milliards de dollars, une somme colossale à l’époque et sans surprise, quatre fois plus élevée qu’en 1973, précisément proportionnée à l’augmentation du prix du pétrole. Après des années de forte croissance de l’industrie et des échanges commerciaux au début des années soixante-dix, la chute sévère de l’activité industrielle mondiale de 1974-75 fut la plus importante depuis la guerre.
Mais si le choc pétrolier de Kissinger de 1973 avait eu un impact dévastateur sur la croissance industrielle mondiale, il avait permis à certains intérêts anglo-américains bien établis, aux plus grandes banques de New York et de Londres et aux sept sœurs multinationales du pétrole, de réaliser d’énormes bénéfices. En 1974, le montant des revenus bruts d’Exxon avait dépassé celui de la General Motors. Ses sœurs, y compris Mobil, Texaco, Chevron et Gulf, les talonnaient de près.
L’essentiel des revenus en dollars de l’OPEP, les “ pétrodollars recyclés ” de Kissinger, fut déposé dans les plus grandes banques de Londres et de New York, celles qui traitaient sur les marchés internationaux du dollar et du pétrole. Les Chase Manhattan, Citybank, Manufacturers Hanover, Bank of America, Barclays, Lloyds et la Midland Bank, toutes profitèrent de la manne de profits consécutive à la crise du pétrole. Nous verrons plus tard comment elles recyclèrent leurs pétrodollars pendant les années soixante-dix et comment cela fut à l’origine de la grande crise de l’endettement des années quatre-vingt. (8)
Cueillir le bourgeon de la rose nucléaire
L’un des grands soucis des acteurs de l’augmentation de 400 % du prix du pétrole était d’éviter que leur action radicale n’accélère une tendance mondiale déjà marquée vers le développement d’une filière énergétique alternative beaucoup plus efficace et à terme bien moins onéreuse que le pétrole : la génération d’électricité nucléaire.
Mac George Bundy était l’ex-doyen de Kissinger à Harvard et aussi son patron pendant la courte période pendant laquelle Kissinger avait été consultant du Conseil national à la Sécurité de Kennedy. Bundy quitta la Maison Blanche en 1966 pour jouer un rôle clé dans l’élaboration de la politique nationale américaine en tant que président de la Fondation Ford, la plus grande fondation des États-Unis. En décembre 1971, sous la direction de S. David Freeman, Bundy avait établi un nouveau projet triennal de politique énergétique, un projet majeur pour la fondation doté d’un impressionnant crédit de 4 millions de dollars. Le rapport de Bundy rédigé pour la Fondation Ford qui s’intitulait “ Un moment pour choisir : le futur énergétique de l’Amérique ”, fut publié pendant les débats déclenchés par la crise du pétrole de 1974 et servit de cadre au débat public pendant cette période critique.
Pour la première fois dans les milieux de l’establishment américain, fut proclamée la thèse frauduleuse selon laquelle “ la croissance énergétique et la croissance économique peuvent être découplées ; elles ne sont pas des sœurs siamoises. ” L’étude de Freeman plaidait pour des sources d’énergies bizarres et notoirement inefficientes telles que l’énergie éolienne, les réflecteurs solaires et la combustion des déchets recyclés. Le rapport Ford portait une rude attaque contre l’énergie nucléaire, arguant que les technologies impliquées pouvaient théoriquement être utilisées pour produire des bombes nucléaires. Le rapport affirmait que “ Le carburant lui-même ou l’un de ses sous-produits, le plutonium, peut être utilisé directement ou retraité pour produire la matière première de bombes nucléaires ou de dispositifs explosifs ”.
Le rapport Ford notait avec raison qu’à l’avenir, le principal concurrent de l’hégémonie pétrolière était l’énergie nucléaire et mettait en garde contre la “ grande rapidité avec laquelle l’énergie nucléaire se répand dans toutes les parties du monde et le développement de nouvelles technologies nucléaires, plus particulièrement les réacteurs surgénérateurs rapides et l’enrichissement de l’uranium par centrifugation. ” Le décor de la croisade “ écologiste ” antinucléaire de l’establishment financier américain avait ainsi été planté par le rapport Bundy. (9)
Au début des années soixante-dix, la technologie nucléaire s’était clairement imposée pour la production efficace d’électricité avant le pétrole ou le charbon en tant que choix préférentiel beaucoup plus rentable et préservant l’environnement. Au moment du choc pétrolier, la CEE avait déjà largement engagé un programme de développement nucléaire majeur. Ainsi en 1975, les plans des gouvernements membres prévoyaient la mise en service de 160 à 200 nouvelles centrales nucléaires sur le continent européen en 1985.
En 1975, le gouvernement allemand de Helmut Schmidt, réagissant rationnellement aux implications du choc pétrolier de 1974, approuva un programme qui prévoyait 42 gigawatts supplémentaires de capacité de production nucléaire en Allemagne, visant à assurer à peu près 45 % de toute la demande allemande en électricité prévue pour 1985, un programme qui n’était surpassé dans la CEE que par la France qui projetait 45 gigawatts de capacité nucléaire nouvelle en 1985. À l’automne 1975, le ministre italien de l’industrie, Carlo Donat Cattin ordonna aux compagnies nucléaires italiennes ENEL et CNEN, de préparer des plans pour la construction d’environ vingt centrales nucléaires prévues pour le début des années quatre-vingt. Même l’Espagne qui venait d’émerger de quatre décennies de franquisme avait un programme pour la construction de 20 centrales nucléaires pour 1983. Typiquement, une centrale d’un gigawatt permet de pourvoir aux besoins en électricité d’une cité industrielle moderne d’un million d’habitants.
Au moment de la crise du pétrole en 1974 et pour la première fois, surtout en France et en Allemagne, les industries nucléaires d’Europe en rapide croissance étaient devenues des rivales compétentes face à la domination américaine du marché de l’exportation du nucléaire. La France avait obtenu une lettre d’intention de la part du shah d’Iran, de même que la KWU allemande, pour produire un total de quatre réacteurs nucléaires en Iran, tandis que la France avait signé avec le gouvernement Bhutto du Pakistan pour créer une infrastructure nucléaire moderne dans ce pays. En février 1976, les négociations entre le gouvernement allemand et le Brésil aboutirent également à un résultat positif pour coopérer à des usages pacifiques de l’énergie nucléaire. L’Allemagne devait notamment construire huit réacteurs nucléaires et des installations de traitement et d’enrichissement du combustible nucléaire en uranium. Durant cette période, les compagnies nucléaires allemandes et françaises avec le soutien total de leurs gouvernements, entrèrent en négociation avec une sélection de PVD, tout à fait dans l’esprit du discours d’Eisenhower de 1953 sur “ l’atome pour la paix ”. Si ces programmes très praticables se réalisaient, la mainmise énergétique anglo-américaine fondée sur le contrôle serré du pétrole, la principale source d’énergie mondiale, était clairement menacée.
Dans la période d’après-guerre, l’énergie nucléaire représentait précisément le même progrès technologique par rapport au pétrole que ce que le pétrole avait représenté par rapport au charbon quand Lord Fisher et Winston Churchill plaidaient à la fin du XIXe siècle pour que la marine britannique propulsée au charbon se convertît au pétrole. Mais en 1970, la différence majeure était que la Grande-Bretagne et ses cousins des États-Unis contrôlaient fermement les approvisionnements mondiaux en pétrole. La technologie nucléaire mondiale et surtout la mise en œuvre des programmes de développement de réacteurs surgénérateurs commerciaux et de fusion thermonucléaire, menaçaient clairement de frayer la voie d’une filière de production d’énergie illimitée.
Dans la période qui suivit immédiatement le choc pétrolier de 1974, deux organisations furent créées au sein de l’industrie nucléaire, toutes deux assez significativement basées à Londres. Au début de 1975, un groupe informel semi-secret fut constitué, le Groupe des fournisseurs nucléaires, dit le “ Club de Londres ”. Y participaient la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada avec la France, l’Allemagne, le Japon et l’URSS. Il s’agissait du premier effort anglo-américain pour assurer une auto-restriction de l’exportation des technologies nucléaires. Le groupe fut complété en mai 1975 par la formation d’une autre organisation secrète, l’“ Institut londonien de l’uranium ”, qui rassemblait les principaux fournisseurs mondiaux d’uranium. Il était dominé par les territoires traditionnels du Royaume-Uni y compris le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud et le Royaume Uni. Ces organisations “ de l’intérieur ” étaient nécessaires mais en aucun cas suffisantes, pour que les intérêts anglo-américains réussissent à contenir la “ menace ” nucléaire du début des années soixante-dix. Ainsi qu’un antinucléaire américain notoire de l’Institut Aspen le formulait “ Nous devons cueillir le bourgeon de la rose nucléaire. ” Et ils le cueillirent bel et bien.
Développer le programme écologiste anglo-américain
Ce ne fut pas par hasard qu’à la suite de la récession consécutive au choc pétrolier de 1974-75, une part grandissante de la population d’Europe de l’Ouest, spécialement en Allemagne, commença de parler pour la première fois depuis la guerre des “ limites de la croissance ” ou des menaces sur l’environnement et entreprit de questionner la foi dans les principes de la croissance industrielle et du progrès technologique. Très peu nombreux furent ceux qui réalisèrent à quel point leurs nouvelles “ convictions ” étaient soigneusement manipulées au plus haut niveau par un réseau établi par les milieux financiers et industriels anglo-américains qui étaient aussi à l’origine de la stratégie pétrolière de Saltsjöbaden.
Au début de 1970, une impressionnante offensive de propagande fut déclenchée par un certain nombre de laboratoires d’idées et de journaux dans le but de promouvoir un nouveau programme visant à “ limiter la croissance ” afin d’assurer le “ succès ” de la spectaculaire stratégie du choc pétrolier. Robert O Anderson, l’industriel du pétrole américain qui était présent à la réunion de Saltsjöbaden de mai 1973, fut une figure centrale de la mise en œuvre du programme écologiste anglo-américain qui s’ensuivit. Cela devait être l’une des escroqueries les plus réussies de l’histoire.
Par l’intermédiaire de leur fondation Atlantic Richfield, Anderson et sa compagnie Atlantic Richfield Oil canalisèrent des millions de dollars vers des organisations sélectionnées pour attaquer l’énergie nucléaire. L’un des premiers bénéficiaires des largesses d’Anderson fut un groupe appelé les “ Amis de la Terre ”, qui fut doté à l’époque de 200 000 dollars. L’une des premières actions de ce groupe consista à attaquer l’industrie nucléaire allemande par le biais d’actions antinucléaires telles que les manifestations anti-Brockdorf de 1976 dirigées par Holger Strohm, le leader des Amis de la Terre. Brice Lalonde, le directeur des Amis de la Terre en France, qui devint le ministre de l’environnement de François Mitterrand en 1989, était aussi le partenaire parisien du cabinet juridique Coudert Frères qui dépendait de la famille Rockefeller. Ce sont les Amis de la Terre qui furent utilisés pour bloquer un important accord d’approvisionnement nippo-australien en uranium. En novembre 1974, le Premier ministre japonais Tanaka se déplaça à Canberra pour rencontrer le Premier ministre Gough Whitlam. Les deux conclurent un accord d’un potentiel de plusieurs milliards de dollars, par lequel l’Australie devait approvisionner les besoins futurs du Japon en minerai d’uranium et participer à un projet commun pour développer la technologie d’enrichissement de l’uranium. Rio Tinto Zinc, la compagnie minière géante britannique spécialisée dans l’extraction d’uranium déploya secrètement les Amis de la Terre en Australie pour mobiliser l’opposition contre l’accord japonais en cours d’agrément. Quelques mois plus tard la chute du gouvernement Whitlam s’ensuivait. Les Amis de la Terre avaient des “ amis ” très hauts placés à Londres et à Washington.
L’Institut Aspen pour les Études Humanistes était le principal moyen de Robert O. Anderson pour diffuser la nouvelle idéologie des “ limites de la croissance ” parmi les milieux dirigeants européens et américains. Dans les années soixante-dix, l’Institut Aspen dont Anderson était le président et Thornton Bradshaw, le président de l’Atlantic Richfield, était vice-président, était l’une des principales voies financières de l’establishment pour créer de nouveaux programmes antinucléaires.
Parmi les administrateurs d’Aspen mieux connus de l’époque figuraient Robert S. Mac Namara, le président de la Banque Mondiale qui fut aussi l’homme qui pilota la guerre du Vietnam. D’autres administrateurs soigneusement sélectionnés parmi lesquels on compte lord Bullock de l’université d’Oxford ; Richard Gardner, un économiste américain anglophile qui fut plus tard ambassadeur en Italie ; le banquier de Wall Street Russel Peterson de la Lehman Brothers Kuhn Loeb Inc. ; et aussi Jack G. Clarke, un membre du Conseil d’administration d’Exxon ; Jerry Mac Afee de la Gulf Oil et George C. Mac Ghee le directeur de Mobil Oil qui avait été un officiel du département d’État et qui fut présent en 1954 lors de la rencontre fondatrice du groupe de Bilderberg. Durant cette période initiale Marion Comtesse Doenhoff, l’éditrice hambourgeoise de Die Zeit et John J. Mac Cloy, l’ex-président de la banque Chase Manhattan qui fut le haut commissaire de l’Allemagne d’après-guerre participèrent également à l’Institut Aspen.
Robert O. Anderson intégra Joseph Slater issu de la Fondation Ford de MacGeorge Bundy pour devenir le président d’Aspen. Au début des années soixante-dix, ils constituaient véritablement une famille unie au sein de l’establishment anglo-américain. Le premier projet promu par Slater à Aspen fut la préparation d’une offensive organisationnelle internationale contre la croissance industrielle et spécialement contre l’énergie nucléaire sous les auspices (et les fonds) des Nations Unies. Slater s’assura le soutien de l’ambassadeur de Suède à l’ONU, Sverker Aastrom, qui face à des objections ardues de la part des PVD, proposa d’organiser une conférence internationale sur l’environnement dans le cadre de l’ONU.
Dès le départ, la conférence de l’ONU sur l’environnement de juin 1972 à Stockholm était dirigée par des opérationnels de l’Institut Aspen. Maurice Strong, un pétrolier canadien de Petro-Canada et membre du Conseil d’administration d’Aspen, présida la conférence. Aspen fournit également les fonds pour la création de l’Institut international pour l’Environnement et le Développement, un réseau international dédié à la “ croissance zéro ” sous les auspices de l’ONU, dont le Conseil d’administration comprenait Robert O. Anderson, Robert Mac Namara, Strong et Roy Jenkins, du parti travailliste anglais. La nouvelle organisation publia immédiatement un ouvrage intitulé “ Seulement une Terre ” dû à René Dubos, associé à l’université Rockefeller et à Barbara Ward (lady Jackson), une malthusienne britannique. À ce moment, les Chambres de Commerce international furent persuadées de financer Maurice Strong et d’autres personnalités d’Aspen pour animer des séminaires destinés à gagner des hommes d’affaires de stature internationale à la nouvelle idéologie environnementaliste.
La conférence de Stockholm de 1972 créa une infrastructure organisationnelle et publicitaire suffisante de telle sorte qu’en 1973-74, au moment du choc pétrolier de Kissinger, une propagande antinucléaire massive pût être lancée avec l’assistance additionnelle de millions de dollars facilement mis à disposition par les réseaux pétroliers de l’Atlantic Richfield Company, du Rockefeller Brothers Fund et d’autres cercles de l’élite de l’establishment anglo-américain. Parmi les groupes financés par ces personnalités à l’époque figuraient des organisations telles que l’ultra-élitiste World Wildlife Fund, alors présidé par le Prince Bernhard du Bilderberg et plus tard par John Loudon de la Royal Dutsh Shell. (10)
L’influence écrasante de l’establishment financier dans les médias américains et britanniques est repérable durant cette période notamment par le fait qu’aucune protestation publique ne se manifesta quant au probable conflit d’intérêts qu’impliquait l’offensive antinucléaire bien pourvue en fonds de Robert O. Anderson et le fait que sa compagnie Atlantic Richfield fût l’une des principales bénéficiaires de l’augmentation du prix du pétrole de 1974. L’ARCO d’Anderson avait investi des dizaines de millions de dollars dans des infrastructures pétrolières à hauts risques dans la baie de Prudhoe en Alaska et dans les eaux britanniques de la mer du Nord en coopération avec Exxon, British Petroleum, Shell et les autres sept sœurs.
Si, à la suite de la crise pétrolière de 1974, le prix du pétrole n’avait pas augmenté jusqu’environ 11,65 dollars le baril, les investissements d’Anderson en mer du Nord et en Alaska de même que ceux de British Petroleum, d’Exxon et des autres auraient conduit à la ruine. À cette époque et pour s’assurer la collaboration de la presse britannique, Anderson acquit l’Observer londonien. Pratiquement personne n’eut la curiosité de chercher à savoir si Anderson et ses influents amis avaient pu être informés à l’avance que Kissinger créerait les conditions d’une augmentation de 400 % du prix du pétrole. (11)
Afin de donner toutes ses chances à la croissance zéro, Robert O. Anderson finança également un projet initié par la famille Rockefeller dans son immeuble de Bellagio en Italie, avec Aurelio Peccei et Alexander King. En 1972, ce Club de Rome et les associations américaines affiliées donnèrent une large publicité à leur publication qui présentait une simulation informatisée frauduleuse préparée par Dennis Meadow et Jay Forrester intitulée “ Limites de la croissance ”. Meadows et Forrester modernisaient ainsi l’essai discrédité de Malthus avec un habillage graphique informatisé, insistant sur le fait que le monde devrait périr bientôt par manque d’énergie, de nourriture et d’autres ressources. De même que Malthus, ils choisirent d’ignorer l’impact du progrès technologique améliorant la condition humaine. Leur message était d’un sombre pessimisme culturel sans partage.
L’Allemagne fut l’une des cibles préférentielles de cette nouvelle offensive antinucléaire anglo-américaine. Bien que le programme nucléaire français eût été autant ou plus ambitieux, la présence anglo-américaine dans l’Allemagne d’après-guerre la fit considérer comme une zone où la situation des services secrets permettait de bonnes chances de succès. Dès la promulgation du programme de développement nucléaire du gouvernement Schmidt en 1975, l’offensive fut déclenchée.
L’une des figures clés de cette opération était une jeune femme de mère allemande et de beau-père américain, qui avait vécu aux États-Unis jusqu’en 1970 et qui entre autres choses, avait travaillé pour le sénateur américain Hubert Humphrey. Durant ses années américaines, Petra K. Kelly avait développé des liens étroits avec le Conseil pour la Défense des Ressources naturelles, l’une des principales nouvelles organisations antinucléaires anglo-américaines créées par la Fondation Ford de Mac George Bundy. Barbara Ward (lady Jackson) et Laurance Rockefeller siégeaient au Conseil d’administration de l’époque. Au milieu des années soixante-dix, Kelly commença d’organiser depuis l’Allemagne, l’offensive juridique contre le programme nucléaire allemand, ce qui engendra des retards coûteux et des coupes sombres dans tout le programme.
Le contrôle de la population devient un enjeu de sécurité nationale américaine
En 1798, un obscur ecclésiastique anglais, Thomas Malthus, professeur d’économie politique au service du Collège des Indes orientales de Haileybury dépendant de la Compagnie britannique des Indes orientales, atteignit une gloire instantanée du fait de ses commanditaires anglais pour son “ Essai sur les principes de la population ”. L’essai en lui-même était une fraude scientifique, qui plagiait largement une attaque vénitienne contre la théorie positive de la population de l’Américain Benjamin Franklin.
L’attaque vénitienne de l’essai de Franklin avait été écrite par Gianmaria Ortes en 1774. L’adaptation de Malthus était un raffinement de la “ théorie ” d’Ortes doté d’une façade de légitimité mathématique qu’il appela la “ loi de progression géométrique ”, qui tenait que les populations humaines croissent invariablement selon une progression géométrique tandis que les moyens de subsistance croissent arithmétiquement ou linéairement. La faille de l’argument de Malthus, comme cela fut démontré irréfutablement par la croissance spectaculaire de la productivité agricole, technologique et culturelle depuis 1798, tenait au fait que Malthus avait délibérément ignoré la contribution de l’avancement des sciences et de la technologie à l’amélioration spectaculaire de facteurs tels que les rendements céréaliers, la productivité du travail et le reste. (12)
Au milieu des années soixante-dix, un indice de l’efficacité de la nouvelle propagande déchaînée par l’establishment angloaméricain était que les officiels américains pouvaient s’afficher ouvertement “ malthusiens ” dans des conférences de presse, ce qui leur aurait valu d’être limogés sous les quolibets pas plus d’une décennie auparavant. Mais l’adhésion à l’économisme malthusien britannique ne s’afficha nulle part plus brutalement qu’au sein du Conseil pour la Sécurité nationale de Kissinger.
Le 24 avril 1974, au milieu de la crise du pétrole, Henry Alfred Kissinger, le conseiller à la Sécurité nationale de la Maison Blanche, publia le Mémoire d’Étude du Conseil National de Sécurité 200 (NSSM200) consacré aux “ implications mondiales de la croissance démographique pour la sécurité américaine et ses intérêts outremer ”. Il fut diffusé à tous les secrétaires de cabinet, les attachés des directeurs des personnels militaires de même qu’à la CIA et à d’autres agences autorisées. Le 16 octobre 1975, à la demande pressante de Kissinger, le président Gérald Ford diffusa un rapport confirmant la nécessité d’une “ direction américaine pour les affaires démographiques mondiales ” fondé sur le contenu du document NSSM200 resté confidentiel. Pour la première fois dans l’histoire américaine, le document faisait du malthusianisme un thème explicite de politique de sécurité pour le gouvernement américain. Le fait qu’il ait été promu par un Juif né allemand est d’une amère ironie. Même pendant la période nazie, les officiels du gouvernement allemand restaient plus prudents avant d’officialiser de tels objectifs.
Selon la NSSM200, l’expansion démographique de certains pays en voie de développement dotés de ressources naturelles stratégiques nécessaires à l’économie américaine, constituait une “ menace potentielle pour la sécurité nationale ”. Sous la pression d’une population nationale en expansion, prévenait l’étude, ces pays dotés de matières premières essentielles tendraient à exiger des prix croissants et une amélioration des termes de l’échange pour leurs exportations vers les États-Unis. Dans ce contexte, la NSSM200 identifiait une liste de treize pays que les efforts américains de contrôle démographique devaient prendre comme “ cibles stratégiques ”. La liste qui fut dressée en 1974 est instructive. Sans aucun doute et comme pour toutes les décisions majeures de Kissinger, la sélection des pays fut élaborée en collaboration étroite avec le Foreign Office de Londres.
Kissinger affirmait explicitement dans son mémoire, “ combien plus efficaces seraient des dépenses de contrôle démographique comparées [à des fonds consacrés] à l’augmentation de la production par le biais d’investissements directs dans l’irrigation, des projets de développements énergétiques ou des usines. ” L’impérialisme britannique du XIXe siècle n’aurait pu mieux s’exprimer. Vers le milieu des années soixante-dix, avec cette secrète déclaration politique, le gouvernement américain s’était engagé dans un programme qui devait contribuer à sa propre mort économique, aussi bien qu’à des famines inouïes, de la misère et des morts inutiles dans tous les pays en voie de développement. Les treize pays cibles cités dans le rapport de Kissinger étaient le Brésil, le Pakistan, l’Inde, le Bengladesh, l’Égypte, le Nigeria, le Mexique, l’Indonésie, les Philippines, la Thaïlande, la Turquie, l’Éthiopie et la Colombie. (13)
Extrait du nouveau livre ’Pétrole, une guerre d"un siècle’ de William Engdahl
Le site : http://www.engdahl.oilgeopolitics.net