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Querelles sino-vietnamiennes. Rivalités des frères ennemis et enjeu global

Alors que l’atmosphère d’apaisement surgie avec le retrait des armées vietnamiennes du Cambodge à l’automne 1989, s’est progressivement dégradée au fil des années, les relations entre la Chine et le Vietnam, les deux pays communistes sinisés d’Asie, voisins et frères ennemis, viennent de se raidir sérieusement.

Le retour des tensions, jalonnées de manifestations antichinoises au Vietnam - redites de celles de 2007 et 2008 -, et marquées par l’organisation de manœuvres navales à tir réel à proximité de ses côtes par Hanoi, accompagne l’affirmation de plus en plus nette des extravagantes revendications de Pékin sur la totalité de la Mer de Chine du Sud, dont les dimensions sont comparables à celles de la Méditerranée.

Le contentieux, homothétique de celui qui oppose Tokyo à Pékin en Mer de Chine orientale, empoisonne depuis les années 50 les relations de la plupart des pays de l’ASEAN avec la Chine et crée des crispations dont l’effet mécanique est d’accélérer la course aux armements dans la région, tout en légitimant la présence de la marine des Etats-Unis dans la zone.

Le poids culturel, politique et économique de la Chine

Imbriquée par les 15 siècles d’occupation chinoise du nord Vietnam - depuis les premiers Han, à compter de 111 av JC, jusqu’à l’indépendance complète, obtenue au début du XVe siècle, 50 ans après l’avènement des Ming -, l’histoire ancienne des relations sino-vietnamiennes est à la fois émaillée de nombreuses révoltes contre le suzerain chinois et marquée par cette puissante tutelle politique, culturelle et économique, venue du nord.

L’ombre portée de l’empire se prolongera d’ailleurs jusqu’à ses derniers souffles, puisqu’au XIXe siècle, la pénétration française au Tonkin se heurta à l’armée des Qing et aux Pavillons Noirs, mercenaires à la solde des armées mandchoues, survivants en fuite de la révolte des Taiping qui ébranla toute la partie méridionale de la Chine en 1850.

Après la chute des Ming, en 1644, le sud de la Chine fut à l‘origine d’une très nombreuse émigration vers le Vietnam, favorisant, non seulement les relations commerciales avec le Fujian, le Guangdong et le Zhejiang, mais également l’installation de véritables enclaves chinoises créées par les mandarins et les soldats fuyant la dynastie mandchoue. Ce mouvement s’accentua au cours des deux siècles qui suivirent, au point qu’à l’arrivée des Français, les immigrés chinois et leurs descendants accaparaient la presque totalité de l’activité commerciale du Vietnam.

L’influence économique des commerçants chinois, dont le rayon d’action s’étendit progressivement jusqu’à Singapour, se développa irrésistiblement en dépit des restrictions administratives et de graves incidents dont la communauté chinoise fut victime, comme par exemple en 1782, quand plus de 10 000 colons chinois furent massacrés dans la région de Saigon.

Au XXe siècle, la relation entre la Chine et le Vietnam redevint stratégique, attisée par l’ambition vietnamienne de contrôler toute la péninsule indochinoise au moyen de son Parti Communiste Indochinois, derrière lequel se profila, à partir de 1949, le lourd appui logistique de Mao, élément déterminant des victoires contre la France et les Etats-Unis.

La rupture.

Mais, assez vite après le départ des Américains du Vietnam en 1975, la rupture avec Pékin éclata, quand Hanoi, ayant envahi le Cambodge pour en chasser les Khmers Rouges, dont le Parti Communiste Chinois était resté l’allié le plus sûr, décida de s’installer durablement dans le Royaume, malgré une brève attaque de va et vient de l’APL contre le Tonkin, déclenchée en février-mars 1979, avec l’approbation tacite du président Carter, obtenue par Deng Xiaoping.

Ce conflit, dont le bilan fut aussi lourd pour les militaires chinois, encore mal remis du chaos de la révolution culturelle, que pour le Vietnam, dont les armées étaient profondément engagées au Cambodge, initia une longue période de tensions entre Hanoi et Pékin, dont le début coïncida avec la fin de la détente entre l’Ouest et l’URSS, marquée par l’entrée de l’armée rouge en Afghanistan, le 25 décembre 1979.

Isolé, mis sous embargo international avec la caution conjointe de Washington et Pékin, dont les relations diplomatiques officielles dataient précisément de 1979, l’une des plus funestes années de l’histoire des relations entre Pékin et Hanoi, le Vietnam se tourna vers l’URSS, elle-même en pleine guerre froide avec les Etats-Unis, et très gravement brouillée avec Pékin depuis 1962.

Jusqu’à la fin des années 80 Moscou accorda à Hanoi une aide économique substantielle, estimée à 20 Mds de $ - soit environ 35% de l’aide de l’URSS au tiers monde -, à laquelle s’ajoutait l’accès aux technologies militaires modernes, dont la valeur cumulée approchait 10 Mds de $.

L’engagement de Moscou répondait à des sollicitations de Hanoi qui se matérialisèrent de manière emblématique par la mise à disposition gracieuse, en 1978, de la base de Cam Ranh à la marine russe, qui y déploya plus de 20 navires de guerre, y compris des sous-marins. Cette coopération prit fin quand, en 2002, le Vietnam réclama une compensation annuelle de 300 Millions de $.

En Mer de Chine, la période de fortes tensions entre le Vietnam et son puissant voisin du nord, ponctuées par l’aide massive de Moscou, culmina en mars 1988, avec l’attaque lancée par la Chine contre les îlots des Johnson Reef - dans l’archipel des Spratly -, alors occupés par la marine de Hanoi, mais également revendiqués par Taiwan, les Philippines, la Malaisie, Brunei et l’Indonésie.

L’accrochage, qui avait causé la mort de 64 marins vietnamiens faiblement équipés, faisait suite à un lent grignotage commencé dès 1947, quand la Chine de Tchang Kai Chek s’était approprié la partie occidentale des Paracels, située à 350 km et à équidistance de l’île chinoise de Hainan et des côtes vietnamiennes, en même temps que l’île d’Itu Aba (Tapingdao en Chinois), la plus grande des Spratly, à 800 km à l’est du Cap Saint-Jacques et à 900 km au sud de l’île de Hainan.

La conquête de la partie orientale des Paracels, fut achevée en 1974, à la fin 2e conflit indochinois, par une action de la marine chinoise, tirant avantage de l’affaiblissement du Sud-Vietnam, qui tenait toujours l’archipel sous son contrôle par héritage territorial de la colonisation française.

Un apaisement fragile.

La tragédie de Tian An-Men en juin 1989, qui mit gravement la Chine en porte à faux, l’obligeant à mettre pour un temps ses revendications sous le boisseau, ajoutée à l’effondrement de l’URSS qui faisait suite aux pressions de Gorbatchev pour que les troupes vietnamiennes évacuent le Cambodge, furent les trois éléments majeurs ayant contribué à réduire pendant un temps les tensions entre Hanoi et Pékin.

Dans la période qui suivit, marquée par l’apaisement de ses relations avec tous ses voisins, Pékin ne resta cependant pas inerte en Mer de Chine du sud. En mai 1992, la « Loi sur la mer territoriale et les zones contigües à la République Populaire de Chine », complétée en mai 1996, établit des lignes de bases dites « en 9 traits » en forme de U qui, jouant sur « les zones contigües » des archipels que la Chine s’attribue, transforme la Mer de Chine du Sud en une mer intérieure.

Au même moment, Pékin provoqua une soudaine et brève effervescence en accordant une licence d’exploration à la compagnie pétrolière américaine Crestone dans la zone de Vanguard Bank, à l’extrême sud de la Mer de Chine, pourtant située à 1200 km au sud des côtes chinoises, à mi-distance entre Brunei et le Vietnam.

En 1994, une autre provocation sur les récifs des Mischeef (250 km à l’Ouest de Palawan), où l’APL installa des bases permanentes en plein cœur d’une zone revendiquée par les Philippines, entraîna des protestations officielles de Manille.

S’il est vrai que les prétentions de Pékin sur toute la Mer de Chine renvoient à une vision impériale de sa posture dans la zone, héritage de l’histoire, les explorations, lancées il y a près 20 ans, rappellent les enjeux de ressources en hydrocarbures, dans une région où les besoins explosent. Ces derniers sont aujourd’hui attestés par la présence de nombreuses sociétés d’exploration et d’exploitation « off-shore », qui tentent d’affirmer leurs intérêts dans la jungle incertaine des rivalités territoriales, où les permis d’exploration accordés sans concertation sont souvent à l’origine d’incidents.

En dépit du « code de conduite » rappelant les lois de la mer, la liberté de navigation et l’obligation de résoudre les différends par le dialogue, signé en novembre 2002 par la Chine et les 10 pays de l’ASEAN, la période qui suivit ne fut qu’une longue succession d’incidents, accompagnant le retour progressif des tensions à propos des prétentions chinoises.

Retour des tensions.

Le premier acte de la crise ouverte qui se joue aujourd’hui eut lieu lors de la conférence de l’ARF à Hanoi en juillet 2010. A Hillary Clinton, qui avait proposé les bons offices de Washington pour aider à résoudre les querelles maritimes entre la Chine et le Vietnam, Pékin répondit sèchement de ne pas interférer dans ses relations bilatérales avec les pays de la zone.

Pour faire bonne mesure, Yang Jiechi, le ministre des Affaires étrangères, perdant patience, se laissa aller à apostropher son homologue singapourien, employant un argument qui en dit long sur la stratégie de Pékin dans la région : « La Chine est un grand pays, tandis que les autres sont tous de petits pays, c’est un fait ». Dans le même temps, un officiel du Waijiaobu réaffirmait, peut-être imprudemment, que « la Mer de Chine faisait partie des intérêts vitaux chinois, au même titre que le Tibet et Taïwan ».

L’année 2010 se termina par les tensions avec le Japon, qui retenait dans ses geôles un capitaine de pêche chinois arrêté dans les parages des îles Senkaku - ou Diaoyu en Chinois - archipel de la mer de Chine orientale, que Tokyo et Pékin revendiquent. Le tout accompagné par les protestations récurrentes de la Chine, déjà formulées à la conférence de l’ARF en juillet, sur la présence des navires de guerre américains en Mer de Chine orientale et du sud.

Enfin, la relation Chine - Vietnam ne pouvait que s’aigrir, envenimée par les agressions contre des pêcheurs vietnamiens, fréquemment victimes des tirs des gardes côtes chinois et régulièrement retenus en Chine contre rançon. A quoi s’ajoutent les explorations pétrolières contestées par les deux parties dans l’archipel des Spratly, et jusque dans le golfe du Tonkin, malgré un accord signé en 2000 qui définissait le partage des eaux dans le golfe entre les deux pays.

S’il est vrai que Pékin fait régulièrement état de griefs semblables, son ministère des Affaires étrangères n’a jamais réussi à les crédibiliser de la même manière que Hanoi, ni au cours des conférences de presse régulières du Waijiaobu, ni dans la presse chinoise ou internationale. Le résultat est que les tensions ont enflé, au point que Hanoi a sérieusement entrepris de se rapprocher des Etats-Unis tout en renforçant rapidement les capacités de ses forces armées.

Depuis 2003, 12 navires de guerre américains ont fait escale au Vietnam, dont 2 en 2010. Une fréquence de visites qui s’accélère et surpasse très nettement celle des navires chinois, en dépit d’un accord, signé en 2005 entre Hanoi et Pékin pour conduire des patrouilles conjointes dans le golfe du Tonkin, destinées à éviter les incidents dans les zones de pêche. Mais le caractère apprêté et rigide de ces missions, organisées à date fixe, en septembre de chaque année, leur ôte toute efficacité opérationnelle.

Quant aux équipements militaires, ils ont été fournis par le canal russe, déjà bien connu des Vietnamiens. En décembre 2009, Hanoi a en effet fait l’acquisition de 6 sous-marins Kilo au prix de 2 Mds de $ et de 12 chasseurs SU-30 MKK payés 600 Millions de $. A quoi s’ajoutent 4 frégates de type « Gepard », commandées en 2006 et 2010, équipées chacune de 8 missiles antinavires subsoniques SS-N-25.

Pékin change de ton.

En apparence, la crise en cours a les mêmes racines que les précédentes - contestations des droits d’exploration et d’exploitation dans des eaux disputées, et harcèlement d’une mission vietnamienne de mesures sismiques par des gardes côtes chinois, accusés d’avoir coupés un câble de mesure, ce que Pékin dément. Mais bien qu’il n’y ait pas eu de victimes, l’incident semble cristalliser une longue série de griefs perçus par Hanoi comme un grignotage inacceptable de son espace maritime.

La tension est retombée d’un cran, après une série de crispations, accompagnées par le rappel des consignes de mobilisation diffusées par un journal militaire à Hanoi, et émaillées de manouvres à tir réel organisées le 13 juin par la marine vietnamienne au large de ses côtes, tandis qu’un exercice conjoint avec les Etats-Unis est prévu dans la même zone le mois prochain.

Mais le 14 juin, Pékin, soucieux de calmer le jeu, annonçait que « la Chine n’aurait pas recours à la force ou à la menace », et incitait toutes les parties à « s’impliquer plus pour préserver la paix et la stabilité dans la région ». Les pays riverains, à demi rassurés, observent les échauffourées entre les frères ennemis et multiplient les déclarations légitimant le rôle d’arbitre des Etats-Unis, que Pékin, excédé depuis longtemps par la présence trop visible des navires de guerre américains, rejette absolument.

Le 15 juin, le Quotidien du Peuple demandait « aux tierces parties, y compris les Etats-Unis, de se tenir à l’écart des différends entre la Chine et quelques uns de ses voisins, à propos du partage des ressources en Mer de Chine du Sud ». Le même jour un autre article analysait les tensions par le prisme de la rivalité stratégique entre Pékin et Washington, accusé d’attiser les tensions en prenant partie.

Tout en renforçant la présence de leur marine, les Etats-Unis rappellent régulièrement la convention des NU sur le droit de la mer et le principe liberté de navigation dans les eaux internationales, où transite un tiers du commerce mondial. Mais, soucieux d’éviter un affrontement direct avec Pékin, ils prennent soin d’inciter toutes les parties à la négociation sur le partage des eaux et des ressources.

Négociations ou pas, dans la région chacun voit bien que la cause profonde des tensions et de leurs possibles aggravations renvoie au projet d’appropriation par Pékin, contre toute logique historique ou territoriale, de la totalité de la Mer de Chine, en violation flagrante de la convention des NU sur le Droit de la mer. Cette position officielle, maintes fois réaffirmée par Pékin aux prix de fortes inquiétudes des pays riverains, n’est reconnue par personne, ni aux Nations Unies, ni dans la région. Elle soulève d’ailleurs des controverses en Chine même.

En juillet 2010, Da Wei, un chercheur reconnu de l’Institut d’études pour les relations internationales, contemporaines dépendant du ministère des Affaires étrangères, écrivait dans le Global Times un article repris par le China Daily en Anglais le 2 août 2010 : « En traitant des questions territoriales - souvent assimilées à des intérêts vitaux, il n’est pas rare que des pays adoptent des positions de compromis. Parfois même des grandes puissances acceptent de renoncer à des territoires contestés. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles sacrifient leurs intérêts vitaux ».

La question a été reprise récemment par Zhu Feng, professeur de relations internationales à l’Université de Pékin, qui laisse entendre que la détermination du Bureau Politique n’est pas inébranlable : « Ce n’est pas la politique du Parti de désigner la Mer de Chine comme faisant partie des "intérêts vitaux" de la Chine, mais le problème est qu’un démenti public serait considéré comme une reculade des dirigeants, qui enflammerait les sentiments nationalistes du peuple ».

 






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