Moscou a connu en ce mois de décembre 2010 des tensions entre ressortissants du Caucase et jeunes nationalistes. S’il ne s’agit pas d’un fait nouveau, certains commentateurs ont comparé ces incidents aux émeutes urbaines de plus en plus fréquentes qui se produisent dans les villes d’Europe de l’ouest. Pourtant, malgré les similitudes que les événements semblent présenter, les situations de fond sont fondamentalement différentes.
Jusqu’à la moitié du siècle dernier les nations d’Europe de l’ouest étaient très homogènes sur le plan ethnique et religieux, et les migrations en leur sein étaient principalement intra-Européenes. Ce n’est qu’après le second conflit mondial que ces Etats ont fait appel à une immigration non européenne, issue de leurs ex-colonies.
La première vague de ces migrants économiques n’a rencontré que "peu" de difficultés d’intégration, grâce à la forte croissance d’après-guerre. Mais peu à peu, l’embellie économique a disparu et l’immigration économique se transforme en une immigration de fuite de la misère qui a, en quelques décennies, profondément modifié le visage de l’Europe. L’actualité regorge de manifestations de l’échec de l’intégration de ces migrants dans leurs nouveaux pays de résidence.
L’absence de contrôle des flux migratoires et les calamiteuses politiques d’intégration des Etats européens ont favorisé le repli communautaire, culturel et parfois religieux de certaines communautés, et entraîné la création de ghettos au sein de la plupart des grandes villes occidentales. Ni le modèle communautariste anglo-saxon, ni le modèle d’intégration français n’ont donné de résultats satisfaisants en Europe occidentale, quant à la cohabitation de populations différentes. La situation est telle que récemment, la chancelière allemande a dénoncé l’échec du système multiculturel en Allemagne. Un constat que l’on pourrait appliquer à toute l’Europe qui pour beaucoup d’analystes serait en cours de balkanisation.
La Russie a quant à elle une expérience de cohabitation plutôt harmonieuse sur son territoire entre populations possédant des religions différentes. Sous le règne d’Ivan IV, la victoire sur les Tatars et l’intégration de divers peuples de la plaine qui a suivi a transformé la Russie en un état multiethnique et multiconfessionnel, il y a de cela 500 ans. Comme l’explique l’historienne Natalia Narotchnitskaya : "La Russie a une différence avec tous les pays européens dans la façon dont elle a absorbé ses différents peuples conquis. Lorsque les Tatars et les Caucasiens l’ont été, leurs chefs ont été plus qu’intégrés, même anoblis. Ils ne furent jamais traités en colonisés ou comme les égaux des aristocrates russes. Ils avaient même des serfs russes. Peut-on imaginer des Lords indiens avec des domestiques anglais" ?
L’expansion territoriale de la Russie a fait que tous les peuples conquis ont ensuite été incorporés au sein de l’Union soviétique, qui excluait toute forme de racisme. Cette dissémination géographique de peuples très différents sur l’immense territoire russe a contribué à façonner l’aspect multiculturel de la Russie, qui a fait ses preuves. La Russie, qui est un empire, s’est efforcée de maintenir jusqu’à ce jour la cohabitation sur son territoire de plus d’une centaine d’ethnies, de nombreuses religions, et ces peuples ont pu préserver leurs traditions culturelles. Elle a su éviter les tensions qui auraient pu survenir après les guerres dans le Caucase ou après les attentats qui ont frappés sa capitale ces dernières années. La Russie s’est aussi préservée de la création de ghettos communautaires dans ses villes, malgré une situation économique bien plus difficile qu’en Europe. Enfin, l’intégration des minorités et leur représentation aussi bien au sein du peuple qu’au sommet de l’Etat est réelle, ce qui est encore une différence majeure avec l’Europe.
Les incidents de ces derniers jours ne sont donc pas comparables aux émeutes d’Europe occidentale lorsque des jeunes d’origine immigrés affrontent l’Etat, via sa police par exemple. Ni les nationalistes, ni les Caucasiens qui étaient dans les rues de Moscou n’ont exprimé un rejet réel de l’Etat russe. De plus, aucune casse massive n’a été constatée. En revanche, une frange de la population a exprimé un mécontentement que les autorités devraient sans doute écouter. Suite à la mort d’un jeune lors d’une rixe, cinq des six suspects ont été relâchés le jour même. Le sentiment d’injustice compréhensible que cela a créé est sans doute la raison principale du déclenchement de ces tensions. Cette anomalie a, par ailleurs, soulevé de nombreuses autres questions majeures, dont le disfonctionnement évident de certains services publics. C’est plus cela, que le rejet du "vivre-ensemble" à la russe qui est fondamentalement remis en cause par les divers manifestants.
Comme le rappelait Natalia Narotchnitskaya : "La Russie vit en même temps au XIXe, au XXe et au XXIe siècle. Elle combine l’opulence et la misère ; la technologie de pointe y côtoie les conditions de vie les plus primitives ; on trouve, sur son territoire, tous les climats possibles ; de nombreuses religions et civilisations y cohabitent. La coexistence relativement harmonieuse de toute cette diversité confère à la Russie une expérience unique. En tout cas, nous n’avons jamais eu de guerres de religions comparables à celles qui ont sévi en Europe".
La taille de la Russie fait donc qu’un Caucasien, par exemple, peut avoir un style de vie et un système de valeurs très différents d’un jeune cadre moscovite urbanisé. La confrontation des mondes modernes et traditionnels est toujours difficile et conflictuelle, et exacerbée en Russie par la dimension et la diversité du pays. La question n’est donc pas tant le problème de la nationalité ou de la religion mais bel et bien le maintien d’une identité suffisamment forte et ouverte pour que chacun garde la capacité et surtout la volonté d’appartenir à cette maison commune qu’est la Fédération de Russie. Un proverbe russe dit que dans la steppe immense, chaque population a pu trouver sa place sans gêner l’autre. Pour cette raison, il faut défendre le "modèle russe" et continuer à être fier d’habiter dans ce pays multiculturel qu’est la Russie d’aujourd’hui.