Printemps 1944 : 30 000 juifs vivent alors à Paris, recensés et portant l’étoile jaune.
Le 20 juin 1944, quelques semaines avant la Libération, une descente de la Gestapo dans les bureaux du Consistoire central des Israélites de France, rue Boissac à Lyon, est un échec. Par le plus grand des hasards, aucun membre du Consistoire ne s’y trouve et la police allemande repart bredouille. Les dirigeants du Consistoire décident alors de se cacher et de tenir leurs réunions dans la clandestinité [1]. Jusqu’alors le Consistoire tenait ses séances ouvertement au siège de l’association, sans que les Allemands n’interviennent. Une attitude étonnamment tolérante pour les nazis qui ont là, depuis de nombreux mois, l’occasion de décapiter le judaïsme français avec un minimum de moyens.
Pour la Gestapo, une rafle s’impose, d’autant plus que dès 1943, l’activité du Consistoire s’oriente vers la Résistance. Il s’occupe du camouflage de juifs en péril. Par son entremise et son aide financière, certains sont munis de fausses pièces d’identité, de cartes d’alimentation, et cachés ou acheminés vers la Suisse ou l’Espagne [2]. Les autorités de Vichy n’ignorent pas ces activités et cherchent à les contrecarrer [3].
Le 11 janvier 1944, l’assemblée des rabbins français décide de recommander la fermeture des synagogues, « considérant que le maintien des offices publics dans les synagogues est un danger pour les fidèles », que « loin de servir les intérêts spirituels de la religion (ils) favorisent les agissements des ennemis du judaïsme » et « considérant qu’au point de vue religieux, il n’est pas interdit, en cas de danger, de suspendre le fonctionnement des offices publics [4] ».
Dans les faits, la plupart des synagogues sont restées ouvertes. Malgré la recommandation des rabbins, le Consistoire veut maintenir en activité les lieux de cultes. Il a la « conviction que la fin du judaïsme religieux signifierait la fin du judaïsme et que ce serait capituler devant l’ennemi que de fermer les temples consacrés au service de Dieu [5] ».
L’inévitable arrive. Le 13 juin 1944, à la suite d’un raid de la Gestapo à la synagogue de Lyon, le personnel et des fidèles sont arrêtés et déportés. Le grand rabbin décide alors d’entrer en clandestinité et de fermer les synagogues [6]. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? La répression était prévisible. Les entrées et les sorties des synagogues sont pour la Gestapo et ses séides français un endroit idéal pour les arrestations.
Le Conseil représentatif des Israélites de France (CRIF) constitué en janvier 1944 est présidé par Léon Meiss, président également du Consistoire. Lors d’une de ses premières séances du CRIF, il recommande la fermeture de l’Union générale des Israélites de France (UGIF). Ses nombreux centres de distribution de secours ne constituent-ils pas autant de « souricières » qui facilitent les arrestations ? Mais pour certains assistés, si l’on ferme les cantines devenues dangereuses « ne sachant pas où aller vivre, sans défenses (…) ils iront se présenter volontairement eux-mêmes à Drancy [7] ». Pendant le dernier semestre de l’Occupation, fallait-il garder ouvertes les synagogues pour sauver le judaïsme, mais fermer l’UGIF qui maintenait en vie des milliers de Juifs sans ressources ?
Il y a à Paris plus de 10 000 juifs vivant ouvertement chez eux, qui dépendent des secours dispensés par l’UGIF. Ils font partie des quelque 30 000 juifs porteurs de l’étoile jaune, respectueux de la réglementation antijuive, qui ne sont pas entrés en clandestinité [8]. Ce sont des juifs pauvres ou dont toutes les ressources ont été confisquées, qui n’ont pas les moyens de vivre cachés, des malades ou des handicapés qui n’ont pas la force de quitter leur domicile, des étrangers qui sont trop facilement repérables, des personnes âgées qui n’ont plus le courage d’affronter l’inconnu, des adultes qui veulent sauver leur « chez eux ». Ils vivent sous leur identité d’origine et leur adresse a été enregistrée à la police. On imagine ces êtres cloîtrés dans leur appartement, n’osant pas se montrer, angoissés à l’idée d’un policier qui défoncera leur porte pour les arrêter. Ils ont vécu la rafle du Vel’ d’Hiv’, qui les a épargnés certes mais dont le cauchemar hante leurs nuits.
Rien n’est plus vrai et pourtant en même temps rien n’est parfois plus inexact si on lit le témoignage de Maurice Brenner, trésorier de l’UGIF-Sud. Il se rend à Paris du 3 au 17 mai 1944. Il est étonné par une incroyable situation. En arrivant à Paris « il a une vision véritablement stupéfiante, le nombre de gens se promenant avec l’étoile (...) J’ai été surpris de voir tout ce monde afficher ostensiblement leur judaïsme, de voir des juifs, jeunes et vieux, hommes et femmes, côtoyer Allemands et miliciens dans le métro, dans la rue et les magasins, de les voir se promener tranquillement sans que, apparemment, personne ne songe à les embêter. Ma surprise n’aurait pas été plus grande si j’avais aperçu des gens qui, sur ordre des autorités, auraient arboré la faucille et le marteau ou la croix de Lorraine [9] ».
Près de 15 000 juifs ont été arrêtés et déportés en 1944, mais Paris est relativement épargné [10]. En avril 1944, par exemple, alors que 2 000 juifs sont appréhendés en province, ils ne sont que 200 à l’avoir été à Paris. Une rafle massive n’est plus envisageable, car l’assistance de la police parisienne fait défaut, mais, comme en province, une multiplication de « petites rafles » reste terriblement efficace et les Allemands et leurs séides pouvaient rafler ces milliers de juifs restés chez eux. Quant à une réaction hostile de la population parisienne qui aurait freiné de telles opérations, c’est une hypothèse que l’on aurait aimé pouvoir retenir [11]. Elle aurait montré non seulement l’influence de l’opinion publique française sur la politique allemande, mais également sa solidarité active envers la communauté juive.
On se réjouit pour tous ces juifs qui ont échappé à leurs assassins nazis, mais la question reste posée d’une stratégie nazie qui semble paradoxale. N’était-il pas plus facile d’arrêter les fidèles à la sortie des synagogues que 44 enfants innocents du foyer juif de la commune reculée d’Izieu dans l’Ain en avril 1944 ? N’était-il pas plus logique de se saisir des membres du Consistoire pendant l’une de leurs réunions au siège de l’institution au lieu d’enlever le 22 janvier 135 patients de l’hôpital Rothschild à Paris ou le 1er avril la presque totalité des pensionnaires israélites de l’hospice de Nancy [12] ? N’était-il pas plus aisé de s’attaquer aux juifs qui déambulent dans les rues de Paris avec l’étoile jaune sur la poitrine que de rafler au petit matin en province des juifs isolés encore endormis ?
Ce sont autant de situations paradoxales. Elles montrent des failles dans l’exécution des directives nazies. Une zone grise a existé au bénéfice de populations qui n’ont parfois pas eu pleinement conscience du danger mortel qui les menace.
Marc André Chargueraud