La Syrie a connu vendredi une nouvelle journée de protestations, cette fois sous le mot d’ordre de la "perte de légitimité." Dans les pays arabes, le vendredi est un jour férié, lorsque les gens vont à la mosquée, et c’est maintenant aussi une journée de manifestations.
L’opposition syrienne invente un nouveau mot d’ordre pour chacune de ces occasions. Et si pendant les premières manifestations en mars et en avril l’opposition exigeait des réformes politiques, aujourd’hui on entend de plus en plus des appels à la démission du président Bachar al-Assad. De toute évidence, la délégation de l’opposition syrienne se rend sous ce mot d’ordre à Moscou. Le gouvernement russe a décidé de scruter l’avenir de la Syrie.
Les émigrants syriens se rendent à Moscou
Les opposants au régime disent que Bachar al-Assad, âgé de 45 ans, n’a pas réussi à mettre en œuvre les réformes promises, et pour cette raison, après 11 années de présidence, il a "perdu sa légitimité et ne doit plus diriger le pays." Al-Assad n’est pas de cet avis et s’appuie sur l’armée et les services de renseignement, les fonctionnaires, les grands et moyens commerçants, ainsi que sur les membres de sa tribu, la communauté des alaouites. Ils sont considérés comme proches des musulmans shiites, et ce n’est pas par hasard que l’on ressent le soutien apporté à al-Assad par l’Iran shiite voisin. Mais en Syrie, les shiites sont minoritaires. Les musulmans sunnites sont majoritaires. Le groupe d’opposition des Frères musulmans qui représente leurs intérêts renforce ses positions.
Dimanche prochain, Moulhem al-Droubi, l’un des dirigeants syriens des Frères musulmans âgé de 47 ans, devrait se rendre à Moscou en provenance d’Arabie saoudite. Il fera partie d’une délégation conjointe d’opposants syriens émigrés. C’est la première visite de ce genre dans l’histoire des relations entre la nouvelle Russie et la Syrie. Ce groupe de plus d’une dizaine de personnes sera conduit par le militant des droits de l’homme syrien Radwan Ziadeh, qui exerce à Washington la profession de politologue.
Moscou n’avait encore jamais inquiété les autorités syriennes par une tentative aussi claire d’améliorer ses relations avec les opposants au régime. Ce sont des personnes, dont la position est franche et intransigeante. Par exemple, Moulhem al-Droubi a déclaré jeudi par téléphone : "La Russie pourrait faire pression sur Bachar al-Assad et le convaincre de démissionner, en transmettant provisoirement le pouvoir à son adjoint, puis, pendant un an avant la nouvelle élection, au Conseil de transition. Il est en cours de formation par l’opposition, mais les représentants du gouvernement actuel pourraient également en faire partie, à l’exception d’al-Assad."
Moulhem al-Droubi et Radwan Ziadeh déclarent qu’ils vont essayer de convaincre Moscou de renoncer au soutien du régime syrien. A son tour, la Russie reste prudente. Les diplomates russes soulignent que les entretiens seront des consultations informelles, et non pas des négociations. De plus, les opposants n’ont pas été invités par le ministère russe des Affaires étrangères, mais par l’Association de solidarité et de coopération des peuples d’Asie et d’Afrique. Néanmoins, cette organisation est dirigée par le représentant spécial du président russe Mikhaïl Marguelov, et les invités se rendront tout de même au ministère russe des Affaires étrangères où ils rencontreront les diplomates supervisant le Moyen-Orient.
Une mère exhorte Medvedev à ne pas aider les assassins
Selon le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, le but de ces entretiens est de convaincre l’opposition de s’asseoir à la table des négociations avec les autorités. Cependant, les chances sont très faibles. Les opposants expliquent que les choses sont allées trop loin et que le sang a déjà trop coulé pour accepter une réconciliation. Et afin que les Russes comprennent de quoi il est question, les Syriens suggèrent de regarder l’enregistrement du message sur internet adressé au gouvernement russe, réalisé par la Russe Irina Chami âgée de 56 ans.
Elle explique qu’elle est née à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg - ndlr), s’est mariée avec un syrien et a élevé trois enfants. Sur la vidéo, elle tient dans les mains une photo d’un adolescent prénommé Oumar et son passeport russe : "Cela s’est produit vendredi dans notre ville de Ham, après la prière du midi. Mon fils Oumar avec d’autres garçons a participé à une manifestation pacifique. Il portait des fleurs. L’armée a ouvert le feu sur la foule. Il a reçu une balle dans le cœur et deux dans les jambes. Nous l’avons trouvé à l’hôpital, déjà mort." La femme, en pleurant et en maudissant les autorités syriennes, s’adresse au président Medvedev : "J’ai voté pour toi. Toi aussi tu es père. N’aide pas ceux qui tuent des enfants."
Dmitri Medvedev a déjà déclaré à plusieurs reprises qu’il était temps pour son homologue Bachar al-Assad de passer des paroles aux actes et de mettre en œuvre des réformes. Et bien que la Russie fasse encore partie des alliés du régime syrien actuel, sa patience arrive à son terme.
"Nous n’y avons ni bases militaires, ni grands projets"
Les propos tenus cette semaine par le premier ministre russe Vladimir Poutine après ses pourparlers à Paris avec le gouvernement français ont été éloquents. Il a déclaré des choses étonnantes qui devraient alerter al-Assad. "Pour une raison inconnue on a l’impression que nous avons des relations particulières avec la Syrie. A l’époque soviétique c’était le cas. Mais pas aujourd’hui. Actuellement, la Syrie a plutôt des relations particulières avec la France", a déclaré le premier ministre russe.
Bien que beaucoup de diplomates russes et d’agents des services de renseignement affirment toujours que Moscou et Damas sont liés par d’importants intérêts politiques et économiques.
"Nous n’y avons pas d’intérêts particuliers : ni bases militaires, ni grands projets, ni investissements importants à défendre. Rien", a déclaré Vladimir Poutine. Notons tout de même que depuis l’époque soviétique il existe dans le port syrien de Tartous une base de maintenance destinée à la réparation des navires de guerre. C’est la seule base de ce genre dont la marine russe dispose dans toute la mer Méditerranée, mais c’est loin d’être une vraie base navale militaire. Vladimir Poutine a averti Bachar al-Assad : "Nous sommes conscients qu’il est impossible d’utiliser des outils politiques datant de 40 ans dans le monde contemporain. J’espère que le gouvernement syrien en est conscient et en tirera les conclusions nécessaires."
Expliquons que les al-Assad dirigent la Syrie depuis plus de 40 ans. Bachar al-Assad a succédé à son père Hafez, en conservant majoritairement la structure du pouvoir.
Dans le contexte de telles déclarations russes, on a l’impression que l’arrivée de la délégation de l’opposition à Moscou n’est pas seulement une tentative de la Russie d’aider à stabiliser la situation en Syrie en incitant les parties à dialoguer. Il est clair que les autorités russes, comme leurs partenaires européens, commencent à améliorer leurs relations avec l’opposition syrienne, car elles ne croient plus en la force du régime de Damas. Moscou semble avoir "tiré les conclusions qui s’imposaient."