Le vendredi 14 février, 92 prisonniers se sont échappés de leur prison dans la ville libyenne de Zliten. Dix-neuf d’entre eux ont finalement été repris, deux d’entre eux étant blessés lors d’affrontements avec les gardiens. C’était juste un autre épisode quotidien qui souligne le chaos qui a englouti la Libye depuis le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011.
Une grande partie de ce qui est souvent présenté avec des clichés parle de « vide sécuritaire » dans le pays ou d’une absence d’une véritable identité nationale libyenne. Bien que l’appartenance tribale ou régionale semble supplanter toute autre appartenance, les choses ne sont pas aussi simples.
Le même vendredi 14 février, le major-général Khalifa Hifter a annoncé un coup d’État en Libye. « Le commandement national de l’armée libyenne annonce une initiative pour une nouvelle feuille de route » ( pour sauver le pays) ), a déclaré Hifter dans un enregistrement vidéo. Curieusement, cela n’a été guère suivi d’effet, aucun déploiement militaire n’étant visible nulle part dans le pays. Ali Zeidan, le (supposé) Premier ministre du pays, a traité de « ridicule » la tentative de coup de force.
D’autres membres de l’armée ont parlé de « mensonge ». Quelqu’un qui avait assisté à la réunion avec Hifter avant cette annonce, a déclaré à Al Jazeera qu’ils ont tout simplement parlé de faire respecter l’objectif national (de ramener l’ordre), pas d’organiser un coup d’État.
L’initiative de Hifter était une farce. Cela ne met que plus en valeur la triste réalité qui prévaut en Libye à la suite de la guerre menée par l’OTAN, une intervention prétendument lancée pour empêcher d’imminents massacres à Benghazi et ailleurs. « La Libye est stable », a déclaré Zeidan à Reuters. « (Le Parlement ) fait son travail, comme le gouvernement. »
Mais Zedian ment. Son avis est en contradiction flagrante avec la réalité où des centaines de milices dirigent le pays d’une main de fer. En fait, le premier ministre a lui-même été enlevé par une milice en octobre dernier, pour être libéré quelques heures plus tard par une autre milice. Bien que la majorité des milices opère en dehors des pouvoirs du gouvernement, beaucoup d’entre elles sont directement ou indirectement affiliées à des représentants du gouvernement. En Libye, disposer du soutien d’une milice permet d’avoir une influence sur ce qui se passe au niveau local, régional ou national. Aussi regrettable que cela puisse être, c’est cela la « nouvelle Libye ».
Certains trouveront des moyens plus commodes pour expliquer le chaos : « La Libye est intrinsèquement désordonnée », diront certains. « Il a fallu un leader fort comme Kadhafi pour maintenir la cohésion nationale d’un pays fait de tribus, non de citoyens », diront d’autres. Mais la vérité est rarement aussi simple et elle mérite plus que ce genre de platitudes.
La Libye est dans un état de chaos non pas à cause d’une prétendue tendance inhérente à fuir ordre. Les Libyens, comme les gens partout dans le monde, souhaitent la sécurité et la stabilité dans leur vie. Mais d’autres parties engagées, arabes et occidentales, font tout ce qui est en leur pouvoir pour que la « nouvelle Libye » soit conforme à leurs propres intérêts, même si ces intérêts s’imposent au détriment de ceux de millions de personnes.
David Kirkpatrick du New York Times a écrit un article à propos du coup de force du Caire. Dans son rapport intitulé : « En Libye, un coup de force. Ou peut-être pas... », il a fait des rapprochements entre la Libye et l’Égypte. Dans le cas de l’Égypte, l’armée aurait réussi à consolider ses pouvoirs à partir du 3 juillet, alors qu’en Libye une institution militaire forte n’a jamais existé même sous le régime de Kadhafi. Pour que Hifter mette en scène un coup d’État, il aurait besoin de s’appuyer sur plus qu’une armée faible et fragmentée.
Néanmoins, il est très intéressant que le New York Times ait choisi de placer le coup « ridicule » de Hifter dans un contexte égyptien, alors qu’il existe un contexte plus immédiat et beaucoup plus pertinent que le journal et ses correspondants doivent très bien connaître. Ce n’est un secret pour personne que Hifter a bénéficié d’un fort soutien de la Central Intelligence Agency des États-Unis (CIA) depuis près de trois décennies.
L’homme a été tellement de fois enterré puis réhabilité tout au long de sa mystérieuse histoire haute en couleurs, qu’il est difficile de tout résumer en un seul article. Il a combattu comme officier dans le conflit tchado-libyen, puis a été capturé avec l’ensemble de son unité de 600 hommes. Au cours de son séjour en prison, le Tchad a connu un changement de régime (les deux régimes étaient soutenus par les services secrets français et américains) et Hifter et ses hommes ont été libérés à la demande des États-Unis et envoyés vers un autre pays africain, puis vers un troisième. Alors que certains choisissaient de rentrer chez eux, d’autres savaient bien ce qui les attendait en Libye pour des raisons expliquées par le Times daté du 17 mai 1991.
« Depuis deux ans, les fonctionnaires des États-Unis ont dû gérer une troupe d’environ 350 soldats libyens qui ne peuvent plus rentrer dans leur pays parce que les responsables du renseignement américain les avaient mobilisés dans un commando pour renverser le colonel Mouammar el-Kadhafi, le dirigeant libyen, » rapportait le New York Times. « Maintenant , l’administration a renoncé à trouver un autre pays qui acceptera les Libyens et elle a décidé de les amener aux États-Unis. »
Hifter a ensuite été relogé dans une banlieue de Virginie dans le début des années 1990, puis il s’y est installé. Les informations ne sont pas claires sur ses activités exactes alors qu’il vivait près de Washington DC, à l’exception de ses liens avec les forces de l’opposition libyenne qui, bien sûr, servaient dans un autre programme des États-Unis.
Dans son rapport détaillé publié dans le Business Insider, Russ Baker rappelle une grande part des activités de Hifter depuis sa rupture avec Kadhafi et son adoption par la CIA. « Un rapport du Congressional Research Service de décembre 1996 parle de Hifter comme du chef de l’aile militaire du FNSL, l’armée nationale libyenne. Après avoir rejoint le groupe en exil [...] Hifter a commencé à préparer une armée pour marcher sur la Libye. Le FNSL [...] est en exil avec plusieurs de ses membres aux États-Unis ».
Il a fallu près de 15 ans pour que Hifter marche sur la Libye. Il fallu une guerre massive censée soutenir un soulèvement populaire. Hifter, tel que Baker le décrit, est l’équivalent libyen d’Ahmed Chalabi en Irak, un personnage discrédité avec de solides alliés à Washington. Chalabi a été envoyé en Irak dans l’ère post-Saddam pour mener le processus de « démocratisation » . Au lieu de cela, il a préparé le terrain pour la catastrophe en cours dans ce pays.
Il n’est pas étonnant que le retour de Hifter soit une importante source de controverse. Comme son affiliation à la CIA n’avait rien de bien secret, son retour en Libye pour rejoindre les rebelles a causé beaucoup de confusion. Il a presque immédiatement, été proclamé par un porte-parole militaire comme le nouveau commandant des rebelles, une annoncé rejetée comme fausse par le Conseil national de transition. Le CNT était en grande partie un aéropage de personnages peu clairs et de peu de poids dans la conscience nationale libyenne. Hifter se trouve n’être que le troisième dans l’échelle de l’armée, poste qu’il a accepté à contrecœur mais dont il profite apparemment.
Malgré l’échec du coup d’État, la Libye reste dans l’incertitude. Les médias arabes et occidentaux parlent de transferts illicites d’armes arrivant dans divers aéroports libyens. Les milices gagnent en poids et importance. Le gouvernement central est de plus en plus en-dehors du coup. Les évasions massives de prison sont de plus en plus fréquentes, et les Libyens cherchent maintenant un peu de sécurité en jouant de leurs affiliations tribales et claniques. L’avenir qui attend la Libye est difficile à discerner... Mais avec les empreintes digitales des services de renseignement occidentaux et arabes trouvées un peu partout dans le tohu-bohu libyen, l’avenir est décidément peu engageant.
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