Les émeutes antijuives ou « pogroms » de la fin du XIXe siècle en Russie représentent une des périodes les plus décisives dans l’histoire juive (voire mondiale) contemporaine.
De toute évidence, les émeutes eurent des implications démographiques pour les pays occidentaux – à peu près 80 % des juifs de la diaspora occidentale sont des descendants de ces juifs qui quittèrent la Russie et ses environs durant la période 1880-1919.
Mais peut être que l’héritage le plus durable de cette période fut le développement de la « conscience de soi nationale » juive et le rapide accroissement de la « politique internationale contemporaine juive [1] ».
Les pogroms eux-mêmes ont été constamment décrits par les historiens (principalement juifs) comme « des manifestations irrationnelles de haine à l’encontre des juifs [2] » où des foules composées de paysans ignorants étaient dupées par des pouvoirs officiels russes malveillants. D’autres explications manquent tellement de fondements et sont tant dénuées de logique qu’elles assujettissent la crédulité jusqu’au point de rupture.
Par exemple, Donald G. Dutton professeur à l’université de British Columbia a affirmé que les foules n’étaient pas motivées par la soudaine augmentation de la population urbaine juive, l’extraordinaire succès économique des juifs russes ou l’implication des juifs dans les politiques révolutionnaires, mais par la « diffamation du sang [3] » (fausse accusation de crime de sang, NdT).
Peu, voire aucune historiographie n’a été dédiée à « éplucher » les couches de l’histoire des « réfugiés » pour découvrir ce qui est réellement arrivé dans l’empire russe dans les années précédant et suivant les émeutes. Ce manque d’enquête historique peut être attribué du moins en partie à une grande répugnance de la part des historiens juifs à enquêter sur les pogroms de façon autre que superficielle. De plus une enquête historique par des historiens non-juifs sur le sujet a été ouvertement découragée.
Par exemple, quand les historiens ukrainiens découvrirent les preuves indiquant que les rapports des médias contemporains du pays avaient fourni un nombre de victimes exagéré, le site de la généalogie juive JewishGen répondit en disant « nous croyons que [ces faits] sont hors de propos car ils dévient l’attention publique du sujet principal : la nature “génocidaire” des pogroms ».
Il suffirait de déclarer ici que cette réponse contrevient à l’essence même du principe de l’enquête historique – découvrir l’histoire comme elle s’est réellement déroulée sans tenir compte des vérités inconfortables qui pourraient surgir. La déclaration pourrait être traduite comme suit : ne laissons pas les faits se mettre en travers d’une « bonne » histoire.
De plus, comme cet article va le démontrer, la tendance à présenter les émeutes comme « génocidaires » manque totalement de fondement. Michael Mann, professeur de sociologie à l’université de Californie, a fourni des preuves tangibles que « la plupart des coupables n’envisageaient pas de supprimer les juifs dans leur ensemble [4] ».
L’allusion de JewishGen au génocide devrait être considérée comme une partie d’un problème plus général dans l’historiographie juive moderne. Plutôt que de voir les pogroms comme les résultats de circonstances locales spécifiques, dans lesquelles les juifs jouaient du moins en partie un rôle implicite, il y a eu une tendance à les utiliser à des fins comparatives.
John Klier déclare qu’utilisés dans un sens comparatif, les exemples sont tirés presque exclusivement du XXe siècle et ces évènements sont ensuite réinterprétés dans la période du début 1881-1882, rendant de ce fait toute enquête historique objective difficile, et impliquant la présence de quelque malaise pan-européen en fait non-existant dans des actions antijuives.
Néanmoins, cette série d’essais va chercher à démêler les mythes afin de les libérer du voile qui a jusqu’ici recouvert ces évènements.
De façon encourageante, un certain travail a déjà commencé par certains égards. L’affirmation de I. M. Aaronson’s selon laquelle les pogroms avaient été « planifiés ou encouragés du moins jusqu’à un certain degré par des éléments à l’intérieur du gouvernement lui-même [5] », a subi un coup mortel durant les dernières années à travers le travail concerté d’un petit nombre d’historiens non-juifs, plus particulièrement le professeur d’hébreu et d’études juives de l’université Collège de Londres John Doyle Klier.
Dans son œuvre de 2005 Les Russes, les juifs et les pogroms de 1881-1882, Klier affirme que « la recherche contemporaine a dissipé le mythe selon lequel les officiels russes étaient responsables de l’instigation, l’autorisation et l’approbation des pogroms [6] ».
Cette série d’essais tentera d’avancer plus loin, partant du principe que les faits doivent rester dominants dans l’enquête historique plutôt que de relever d’une distraction sans importance. La série commencera avec une explication des origines de la question juive en Russie. Les articles suivants concerneront les pogroms eux-mêmes et la manière dont les mythes et exagérations ont corrompu leur perception. Pour finir, j’examinerai pourquoi ces mythes furent développés, et l’implication plus large de la prévalence du mythe dans « l’histoire » juive.
Première partie : la question juive en Russie.
En 1772, l’Empire russe orchestra le premier morcèlement de la Pologne, « effaçant du coup de la carte géopolitique de l’Europe un grand royaume, qui au XVIIe siècle s’était élargi entre la Prusse et l’Ukraine méridionale [7] ». Ce faisant l’empire russe surveilla aussi considérablement « la dissolution de la plus grande communauté juive du monde [8] ». La communauté juive polonaise était alors divisée en trois parties – celle de Posen tomba sous la souveraineté de la Prusse, celle de Galicie sous celle de l’Autriche, et celle de la Pologne sous celle de l’Empire russe [9].
En Pologne le peuple, en se repliant sur lui-même, rechercha désespérément les causes de la ruine de la nation. Ce faisant, nous confie Israël Frielander, « le problème juif ne pouvait que se révéler à son attention [10] ».
Les investigations alors entreprises par des comités spéciaux découvrirent que pendant des décennies avant le morcellement, la communauté juive polonaise avait subi une explosion démographique, avec une population juive atteignant alors près de 20 % de la population.
De plus il fut découvert que les juifs contrôlaient 75 % des exportations de la Pologne, et que beaucoup se disséminaient de plus en plus dans les campagnes gagnant leur vie grâce au monopole de la vente de l’alcool aux paysans.
En 1774, des plaintes avaient atteint des officiels russes de la part de marchands non-juifs, qui soutenaient que les systèmes de réseaux ethniques juifs étayaient le monopole des exportations et que ce monopole aurait très rapidement des implications sur le consommateur. Ces révélations furent la raison majeure en faveur de la décision d’expulser les juifs de Varsovie en 1775, et jusqu’au début XIXe siècle, les Polonais et les juifs gardèrent leurs distances.
L’établissement par Napoléon du duché de Varsovie en 1807 altéra peu la situation puisque Napoléon adopta le sentiment local, qui maintenait que les juifs ne devaient pas bénéficier de la nouvelle constitution jusqu’à ce qu’ils aient définitivement « éradiqué leurs caractéristiques particulières [11] ». En 1813, le gouvernement du duché progressa jusqu’à cesser le monopole des juifs sur l’alcool, interdisant à tous les juifs de vendre de l’alcool dans les villages, amenant ainsi la fin d’une activité de « dizaine de milliers » de juifs marchands de spiritueux dans les provinces. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que lorsque le duché fut dissout en 1815 après que Napoléon échoua à envahir la Russie, les juifs polonais ne versèrent pas de larmes.
Fin 1815, le congrès de Vienne se réunit. Le but de ce congrès était de donner son assentiment à l’établissement d’un nouveau royaume polonais autonome sous la souveraineté russe. Bien que l’essentiel des juifs polonais se trouvât toujours à l’intérieur du royaume nouvellement établi, des dizaines de milliers d’entre eux se déversèrent dans d’autres parties de l’Empire russe, introduisant par là même une période de tensions inconfortables entre les Russes et les juifs.
La réaction immédiate du gouvernement russe devant l’acquisition indésirable d’une telle quantité de population juive fut d’empêcher la pénétration de ces populations dans les anciens territoires russes, et la solution trouvée fut celle de l’endiguement.
Un nouveau règlement était créé dans les provinces le long de la frontière occidentale et il fut finalement connu sous le nom de Pale of Settlement [ici pale signifie le pieu, la palissade et par extension le règlement, NdT]. Bien que de nombreuses connotations négatives aient été attribuées à ce règlement, il ne représentait pas une forteresse impénétrable.
Certains juifs étaient autorisés à résider en dehors de ces provinces ; ils pouvaient se rendre aux foires, et ils avaient même le droit d’étudier dans les universités russes à condition qu’ils n’excédassent pas un certain quota. En 1860, plus de la moitié de la communauté juive résidait dans le « Pale ».
Apres le congrès de Vienne, où que les juifs résidassent ils « envahirent les secteurs de la distribution ». Dans certaines villes, « l’élément juif mercantile était numériquement supérieur au chrétien », et une progression graduelle avait lieu vers l’hégémonie du commerce de l’alcool par les juifs [12].
D’après Klier, en 1830, les juifs biélorusses se révélèrent « dominer complétement » le commerce dans cette région [13]. C’est effectivement le travail de Klier fin 1890 qui commença à faire la lumière sur les relations russes-juifs d’avant 1914.
Klier, né d’une famille catholique dans le Kansas, « rejeta ce qui pourrait être appelé les platitudes et simplifications du type Le Violon sur le toit. D’un livre à l’autre il insista sur le fait que ce que voulaient les tsars et leurs ministres par-dessus tout était que les règlements juifs soient organisés et productifs [14]. »
Klier, de plus, souligna que le très diffamé Pale of Settlement était simplement la seule réponse que l’administration russe avait pu trouver, confrontée comme elle l’était, au problème « désorientant » du « fanatisme ultra- orthodoxe juif », qui se révélait proprement « inassimilable aux desseins officiels » [15].
En 1841, des investigations furent entreprises dans les communautés juives russes, et les rapports qui en résultèrent indiquèrent trois problèmes significatifs. Le premier était la différence persistante en matière d’habillement, de langage, de religion et d’organisation communautaire. L’idée à la base de cette distance entretenue par rapport à la société non-juive, c’est-à-dire le statut d’« élus » des juifs de concert avec un dogmatisme ethnique, fut reconnu pour être particulièrement nuisible pour les relations gentils-juifs, plus spécialement quand cela était renforcé à travers « un système d’éducation des hommes qui se révélait inculquer des interprétations antichrétiennes du Talmud [16] ».
Le second problème lié était que les pratiques économiques juives étaient également enracinées dans cette attitude de distance délibérée. Le Talmud « encourageait et justifiait une exploitation économique sans réserve basée sur la tricherie et l’escroquerie des non-juifs [17] », dans une validation de la théorie de Max Weber, l’éthique « interne » et « externe », par laquelle « les membres d’une unité sociale cohésive observent des standards de moralité différents entre eux ou avec les étrangers [18] ».
Le troisième aspect de la question juive en Russie était le sujet de la loyauté juive. Les juifs de l’Empire russe avaient de toute évidence conservé le Kahal d’avant le morcellement de la communauté juive polonaise. Le Kahal était un système formel de gouvernement et de contrôle communal juif, entièrement séparé de l’État russe. Bien que tacitement toléré par l’État pour sa capacité de collecte d’impôts, la loyauté juive au Kahal était absolue et dépassait l’aspect simplement fiscal. Pratiquement tous les juifs continuaient de recourir aux cours de justice juives.
John Klier affirme qu’à la suite de ces révélations, « l’État et la société partageait un consensus comme quoi les juifs pouvaient – et devaient – être transformés en bons et loyaux sujets du royaume [19] ».
Sous l’empereur Alexandre Ier (1801-1825) eurent lieu des tentatives d’encourager les juifs à poursuivre des activités économiques plus productives. De généreuses concessions leur furent octroyées dans l’espoir de les voir abandonner les rôles de négociants ainsi que les distilleries et tavernes dans les provinces pour se diriger vers des métiers dans les régions agricoles. Klier dit que « l’incrustation des juifs dans la vie économique et sociale des régions frontalières de l’empire, malgré des initiatives législatives, assurait aux juifs une vie économique largement inchangée [20] ».
En 1844, sous Nicolas Ier, le gouvernement russe commença un programme de réformes et de législation destiné à interrompre l’exclusivité juive et incorporer la nation juive dans la société russe. Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement s’adressa immédiatement au Kahal en le bannissant comme étant « une structure souterraine illégale [21] ». La conséquence du bannissement du Kahal alla au-delà d’une simple tentative de contrôler le problème de la loyauté juive.
L’assistance mutuelle offerte par le Kahal était ressentie comme ayant eu des implications économiques – « c’était le support mutuel fourni par le Kahal qui avaient assuré aux juifs d’être plus que de simples joueurs, même face aux kulak, les féroces exploiteurs qui sévissaient dans les villages russes [22] ».
Les droits civils de chacun « des juifs qui furent perçus pour être engagés dans des entreprises productives » furent élargis, bien qu’il y eût peu de preneurs. Nicolas Ier conçut et soutint l’établissement d’écoles juives financées par l’État dans l’espoir que de telles dispositions conduiraient au développement d’une intégration juive progressive. Malheureusement pour Nicolas, ce que son système produisit fut un cadre de juifs intellectuels profondément hostiles à l’État.
L’empereur Alexandre II continua les efforts de la mère patrie pour réunir ses juifs. Il abolit le servage en 1861. Il détendit la pression exercée pour changer le profile économique du juif russe et étendit les droits des juifs éduqués et des marchands de grande envergure. Son programme était dirigé vers la réconciliation, un renoncement au bâton en faveur de la carotte. L’éducation fut entièrement ouverte aux juifs et ils furent même admis en tant que jurés dans les cours russes. Les conditions d’installation et de mobilité à l’intérieur du Pale furent assouplies encore davantage. Klier nous dit que « les juifs devinrent même l’objet de l’attention amène de la part des leaders de l’opinion publique. Des propositions pour la complète émancipation des juifs furent largement suggérées [23]. »
Ces mesures, cependant, furent également accompagnées d’un malaise grandissant de par la façon dont les juifs en Russie en abusèrent. Il y eut peu de gratitude en retour de ces mesures prises et elles n’apportèrent pas les grands changements qui en étaient attendus.
La révolte nationaliste des Polonais en 1863, et le fait qu’un large nombre de juifs fortunés furent découverts comme étant les trésoriers qui finançaient les rebelles, jeta un nouveau doute sur la loyauté juive. Après qu’il eut émancipé les paysans et adopté une attitude paternelle envers les anciens serfs, le gouvernement s’alarma de voir la rapidité avec laquelle « les juifs exploitaient les habitants ruraux, simples et incultes les réduisant à l’état de serfs des juifs [24] ».
Pareillement, il devint rapidement évident que malgré la nouvelle législation militaire, les juifs se faisaient remarquer en échappant ostensiblement au service militaire. En représailles, le gouvernement prit des mesures autoritaires concernant la propriété des tavernes en milieu rural, et introduisit des procédures de recrutement beaucoup plus astreignantes spécifiques pour les juifs.
Le bruit courut qu’il était dorénavant interdit aux juifs de posséder des terres, mais Klier fournit des preuves que les juifs étaient toujours en mesure d’acheter les biens des paysans vendus aux enchères pour défaut du paiement de l’impôt, ainsi que des propriétés à l’intérieur du Pale pourvu qu’elles ne fussent pas celles d’un noble russe.
À la fin du règne d’Alexandre II, la tentative du gouvernement de la gestion de la question juive n’illusionnait plus personne. La vaste majorité des juifs avaient persisté dans leur poursuite de commerces improductifs, dans leur antipathie pour la culture russe et refusé de participer à la moindre contribution envers la société russe. Un air de résignation souffla sur le pays. Quelques journaux allèrent même jusqu’à évoquer l’abolition du Pale ne fût-ce que dans le seul but d’alléger cette région du fardeau qu’étaient les juifs. D’autres quotidiens affirmèrent « craindre pour le bien-être des paysans à une époque où leur niveau culturel fait d’eux une cible rêvée pour l’exploitation [25] ». Pendant ce temps, les juifs avaient commencé à inonder les institutions scolaires. À Odessa, il était rapporté que les juifs « chassaient les chrétiens des bancs de l’école » et « envahissaient un établissement après l’autre [26] ».
La veille de l’assassinat d’Alexandre II, la question juive restait toujours sans réponse. Des décades de législation n’avaient que peu changé la nature de la juiverie russe, qui restait ethniquement, politiquement et culturellement homogène. La nouvelle intelligentsia juive russe s’était retournée contre la main qui l’avait nourrie, échouant à inciter l’adaptation de ses congénères dans la société russe, les encourageant à se défendre et à plaider pour leurs intérêts. En termes d’opportunités éducationnelles et sociales, il lui avait été donné la main et elle prit le bras. Elle avait envahi les écoles et s’était alliée à un groupe émergeant de juifs capitalistes. En 1879, les autorités russes étaient sous la pression d’une commission rabbinique pour une émancipation totale, un projet inquiétant pour ceux concernés par le bien-être de la paysannerie russe.
Le point de rupture, lorsqu’il arriva, ne tomba pas du ciel mais fut bien le résultat de cet arrière-plan historique. Dans la deuxième partie, nous examinerons les origines plus immédiates des émeutes antijuives et comment elles advinrent. Nous ne nous attarderons point ici sur des détails destinés à nous distraire des faits, qui, eux, dissiperont les mythes ; et alors que nous nous aventurons maintenant à l’intérieur du Pale, nous le faisons dorénavant avec une vision plus complète du juif que nous y découvrons.
Andrew Joyce
[Fin de la première partie]