Dans le conte d’Andersen, deux escrocs font la promesse à l’Empereur d’un vêtement tissé si fin qu’il en devient invisible aux yeux des artisans moins doués qu’eux, et par la même occasion aux yeux de toute personne trop sotte pour s’apercevoir de sa valeur. La fable décrit bien ce qu’est un secret de polichinelle : tout le monde voit la supercherie, mais continue de faire comme si. À bien des égards, on peut se demander si le vernis de la science ne joue pas ce rôle en médecine. La médecine scientifique occidentale brille de mille feux partout dans le monde, sauf pour les sots ! Car pour le quotidien d’un grand nombre de malades, malgré la litanie « progrès, technicité, recherche, espoir » égrainée comme un chapelet en toute occasion, la médecine est nue.
Vive la science
Bien sûr, il n’existe pas d’autres voies pour saisir la réalité objective, – réalité complexe, chaotique et contradictoire –, que de partir à la recherche d’invariants et de relations de causalité qui nous la rendent plus lisible. Modéliser le monde, ou le corps humain, est une démarche indispensable pour comprendre et se repérer. La science construit des modèles théoriques, qui deviennent ainsi une approximation de la réalité, imparfaite certes, mais utilisable à l’image des « modèles anatomiques » en trois dimensions des facultés de médecine, conçus pour visualiser le corps humain et tenter d’en dévoiler les structures. Ainsi coordonner ses connaissances et construire un système relève d’une nécessité d’ordre logique et épistémologique. En revanche il faudrait se souvenir que la réponse à cette nécessité n’est qu’une représentation simplifiée de la réalité. Simplifiée, idéale, et donc fausse.
Plausibilité n’est pas vérité
Beaucoup de systèmes ou de modèles sont plausibles dès lors que le raisonnement est compréhensible, qu’il existe une interprétation logique et rationnelle les justifiant, et des cas concrets les illustrant. En cherchant bien, on finit toujours par trouver une cohérence quelque part. En économie, la théorie de la main invisible d’Adam Smith est plausible. L’égoïsme et l’intérêt personnel, utilisés comme régulateurs économique, social et moral, et concourant au bien commun est un modèle connu. Un autre sujet serait d’ailleurs de réfléchir à sa fonctionnalité. En tout état de cause, les hypothèses libérales sur la logique de la concurrence comme facteur d’émulation et d’amélioration ont été très souvent contredites par les faits. Par exemple, le contrat social du « don/contre-don » des sociétés mélanésiennes, dont s’est inspiré Marcel Mauss, est une démonstration de la logique de réciprocité, à l’opposé du modèle précédent. Ainsi, la plausibilité n’est certes pas vérité absolue.
Dans le domaine médical, il est « logiquement plausible » qu’une granule sans principe actif et composée uniquement de lactose, n’ait pas d’action thérapeutique. Il est « théoriquement plausible » que la vaccination améliore la santé des populations. Mais il se trouve que beaucoup de faits, de constats cliniques ou de chiffres statistiquement significatifs viennent perturber cette belle logique. Alors que faisons-nous de la réalité ? Ces modèles plausibles sont-ils suffisants ? Sont-ils limités à un domaine d’application en dehors duquel ils ne fonctionnent plus ? À l’image des études in vitro souvent si décevantes in vivo.
La profession gagnerait à être attentive à ne pas tomber dans le piège. Soyons honnêtes : combien de fois la phrase « vous n’avez rien » est-elle prononcée en lieu et place de « vous n’avez rien… de ce que nous avons cherché ». Combien de patients déplorent de ne pas être crus par leur médecin ? Le réel doit se conformer à tout prix au modèle, et sans analyses biomédicales positives, ni littérature, alors « vous n’avez rien ». C’est seulement l’absence d’humilité qui empêche de dire « je ne sais pas ». Un raisonnement logique étant plus beau qu’un raisonnement dialectique (parfois laborieux), certains préfèrent avoir tort élégamment que raison fastidieusement.
« L’esprit de système »
Pas de science sans théorie donc, et du point de vue de l’expérience, pas de science sans hypothèse. Mais il faudrait avoir la sagesse de considérer qu’un système est provisoire et partiel. Pour paraphraser Claude Bernard, une découverte ne devrait jamais être érigée en théorie dans la mesure où elle doit sans cesse être remise en cause. Si prendre la réalité telle quelle, de manière totalement empirique, est également une impasse, – puisqu’il est impossible d’appréhender le monde sans a priori et sans modèles préétablis –, il faut garder à l’esprit que « ces préjugés » doivent être ensuite soumis à la réalité. Avoir l’esprit de système au mauvais sens du terme, c’est ramener toutes ses connaissances à un système arrêté, en forçant le trait si nécessaire, ou en ignorant les cas particuliers qui viendraient perturber la cohérence de l’ensemble. C’est réduire et figer le réel à une structure immobile, ce qui n’est jamais le cas.
« Celui qui fait un système ne veut pas changer sa théorie. Il aime mieux changer les faits » (Claude Bernard, "Introduction à l’étude de la médecine expérimentale")
L’Histoire nous donne un exemple de ce qu’est l’esprit de système. Le XVIIIème siècle, emporté dans un élan encyclopédiste élabore des systèmes de savoirs sur tous les sujets, de la botanique à l’anatomie comparée, en passant par la physiocratie. De ce fait, les Lumières illustrent les réalisations théoriques et pratiques de la raison tout autant qu’un rationalisme poussé à l’extrême, capable d’engendrer un édifice doctrinal très limitant. Une forme de triomphalisme tout-puissant, dont nous portons encore les stigmates aujourd’hui.
Le cygne noir de la médecine
Il fut un temps où, dans la conscience collective, les cygnes ne pouvaient être que blancs. Le « cygne noir » était le dahu du XVIème siècle. Dans le langage courant, il était synonyme de recherche impossible et illusoire. Et pour cause : personne n’avait jamais vu de cygne noir ni en Europe, ni à travers le monde. Pourtant, parmi tout le panel statistique de possibilités, c’est justement un cygne noir que l’expédition de Willem de Vlamingh a croisé sur sa route en 1698. Ainsi, la découverte du cygne noir de Tasmanie a profondément bouleversé les croyances et les certitudes de l’époque. L’oiseau imaginaire, dont la chasse était déraisonnable et vaine, existait bel et bien en chair et en plumes ! De nouvelles perspectives s’ouvraient, élargissant l’horizon et les consciences. Cet événement a inspiré l’auteur Nassim Nicholas Taleb et sa « théorie de cygne noir » [1], synonyme d’événement improbable et inattendu, déjouant les lois de la probabilité jusqu’alors prises pour argent comptant. Car on peut admettre avec lui que le monde n’est pas prévisible. Mais on peut parier en revanche que tous les experts s’accorderont à lui trouver a posteriori une explication rationnelle. C’est la description de la tendance humaine à éviter la difficulté d’ouvrir son regard sur l’inconnu et l’imprévu, et à chercher à maintenir à tout prix son cadre de référence. Peut-être la médecine contemporaine a-t-elle, aujourd’hui plus que jamais, besoin de découvrir son cygne noir pour sortir de l’impasse.
Quel est votre modèle médical ?
En définitive, notre manière de soigner est un point de vue : celui de notre époque et de notre culture. Toutes les époques et tous les continents ont eu leur modèle médical, à comprendre comme un ensemble d’hypothèses explicatives de la santé. La pratique clinique, l’enseignement, ainsi que la recherche et son financement y seront alignés. Il existe ainsi des postulats anthropologiques et épistémologiques sous-jacents aux modèles en cours. Le modèle biomédical actuel par exemple, qui assimile la personne à sa maladie. Dans ce cadre, c’est la maladie que l’on s’efforce de détruire ou de contenir. Une médecine des organes faisant disparaître le malade caché derrière son symptôme. Mais les stratégies thérapeutiques visant la modification des paramètres physiologiques sont-elles suffisantes ? Si l’on considère que l’organe malade n’est qu’une parcelle du tout à soigner, on doit alors trouver un autre modèle. Comme le modèle psychosomatique, qui intègre en complément du bilan somatique classique, à la fois des causalités liées au contexte socioculturel et professionnel, mais aussi les croyances et attentes, les comportements, ou les facteurs émotionnels et relationnels du malade. Ce modèle permet de comprendre le symptôme comme la manifestation du dérèglement du « tout » que constitue l’être humain. Il postule qu’on ne tombe malade, ni par hasard ni tous de la même manière. Chaque cas est un cas particulier, dont les déclencheurs et les réactions sont différents.
Ainsi, à une extrémité la maladie désincarnée et théorique, et à l’autre l’être dans toutes ses dimensions, par définition changeant et à reconsidérer à chaque instant. L’un comme l’autre sont des abstractions, mais il faut bien choisir. Médecins comme patients devraient être conscients de l’endroit où ils souhaitent poser le curseur : proche du modèle désincarné, ou proche de l’être unique aux réactions personnalisées ?
Vous vous trompez Madame
Il se trouve que les idéologies à « esprit de système » ont bien du mal à analyser et traiter les cas particuliers. Quand la réalité des faits ne correspond pas au modèle, on chausse ses lunettes déformantes, on force la réalité des faits à rentrer dans la boîte. L’esprit de système borné est une perversion de la recherche saine de modélisation, en cela qu’il substitue ou efface le réel au profit du modèle. Le monde réel est peu à peu remplacé par un monde abstrait. Fréquemment, ceux qui adoptent l’esprit de système de n’importe quel dogme en deviennent les prêtres, et le système finit par sembler plus réel que la réalité elle-même. C’est ainsi que des postulats discutables deviennent des figures autonomes, de pures abstractions qu’on ne discute plus : « le chef d’entreprise capitaliste » en économie, ou « la guerre contre les microbes » en médecine. L’utilisation systématique du modèle explicatif le transforme en modèle normatif. Et le passage du « je crois » au « il faut » est la porte ouverte à toutes les dérives. On a un très bon exemple en médecine.
Partant de la connaissance de l’immaturité du système nerveux des enfants, on a produit la théorie de l’insensibilité à la souffrance des bébés, de la naissance à un an. Dans les années 80, les nouveau-nés étaient ainsi opérés sans anesthésie, malgré les grimaces des enfants se tordant de douleur et les récriminations horrifiées et impuissantes des parents. Point de sadisme bien sûr, mais l’obéissance à la croyance que l’impact de l’anesthésie serait préjudiciable pour l’enfant. Depuis, les recherches ont démontré que le message nociceptif s’organise dès le premier trimestre de vie in utéro. Dans des travaux de recherches successifs de 1985 à 1995, on a pu ainsi enregistrer des réponses neuro-végétatives, hormonales et métaboliques aux stimuli douloureux. Les bébés ressentent bel et bien la douleur ! Une publication [2] démontrant l’aggravation du pronostic postopératoire par défaut d’analgésique chez le prématuré opéré a définitivement clos le débat. Mais les habitudes ont la vie longue, et certains discours ou réflexes perdurent encore aujourd’hui. Ainsi, sacrifier la réalité sur l’autel de la logique ou du savoir peut avoir des conséquences dramatiques. L’esprit de système pousse à prendre des positions extrémistes. La réalité, elle, pragmatique comme une mère surveillant son enfant, donne toujours le sens de la mesure.
Qui recherche quoi ?
La création des Centres hospitaliers universitaires (CHU) par l’ordonnance de 1958 et la promotion des « spécialités » favorisés par la politique de santé de Robert Debré a profondément modifié la médecine. Ce remodelage s’est fait aux dépens de la médecine générale qui en a perdu ses lettres de noblesse. Cette médecine de terrain, mise à l’écart de l’université se voit alors réduite à un exercice sans recherche ni prestige. Ainsi, la réforme de 1958 signe la coupure entre l’hôpital universitaire et la médecine de ville, qui devient dans l’esprit du grand public synonyme de moindre qualification. Le rôle d’expertise échappe au généraliste, qui est pourtant le premier contact (et le seul en cas de succès thérapeutique) de la population avec notre système de soin. Il n’y a pas si longtemps, la liberté de prescription permettait à des génies, généralistes de campagne ou chefs de clinique éclairés, de trouver des solutions thérapeutiques novatrices et de faire avancer la praxis médicale. Sous prétexte de science – et en filigrane de lutte contre l’obscurantisme –, cette inventivité est confisquée par la Haute Autorité de santé. De gré ou de force, les généralistes français ont déserté la recherche médicale de terrain, dont ils ont perdu l’esprit et la culture [3]. Ainsi, la division du travail en médecine est une régression. Elle a eu pour conséquence de soumettre la recherche à une caste réservée : certains cherchent, et d’autres prescrivent !
Le marché fait la médecine
Malheureusement, tout le monde sait qu’on recherche du brevetable et du rentable. La recherche médicale devient un produit financier comme un autre, à propos duquel ni les praticiens de ville ni les usagers n’ont leur mot à dire. Si l’on admet que c’est le va-et-vient permanent entre l’élaboration de modèles et la confrontation de la réalité qui permet de déjouer à la fois l’esprit de système et l’empirisme radical, alors on peut dire que nous avons un sacré problème. Car c’est justement cet engendrement réciproque fécond qui n’est plus possible dans une société soumise à la loi du marché et aux calculs de retour sur investissement. Les savoirs partiels de la recherche ultra-spécialisée, parés de scientificité, sont une scolastique nouvelle génération. Ils donnent l’illusion de gros moyens mis au service d’une médecine de pointe toujours en progrès. En réalité, il s’agit seulement de niches d’investissement, promues et financées par des intérêts privés, dont nous cherchons encore la valeur ajoutée pour la qualité de vie des patients. Le constat est dérangeant : nous, – professionnels de santé comme usagers – avons bel et bien perdu la main. Car ce ne sont plus les praticiens qui déterminent la praxis aujourd’hui. Les contours de la médecine ne sont plus définis que par les forces du marché.
Résistance !
Résister à l’esprit de système de la médecine contemporaine, c’est refuser de se satisfaire de la cohérence d’une théorie scientifique ou médicale, sans prendre en compte la réalité des faits et des résultats thérapeutiques. C’est savoir observer et penser en dehors du cadre de référence médical imposé. C’est refuser une médecine technicienne pour revenir à une médecine humaniste. Pour les patients, et pour la gloire !