La première étape de la résistance à l’empire étatsunien du spectacle, dont l’une des composantes essentielles est le cinéma, consiste à en décrypter les productions de grande diffusion et à identifier en elles la morale particulière - et le mode de vie qui en découle - que ces productions envisagent de populariser.
Ça, c’est la dimension critique individuelle, la tâche qui incombe à chacun d’entre nous, assis dans une salle de cinéma ou devant son ordinateur.
Mais est-il possible d’aller plus loin ? Après tout, si ces films diffusent un ensemble de valeurs, il y a lieu de se demander si nous ne pouvons pas, à notre tour, diffuser les nôtres de la même manière.
Investir Internet, y publier des articles et des vidéos qui touchent des milliers de gens, c’est déjà un pas énorme, et sans cela, rien ne serait possible. Mais je propose ici que nous investissions, en plus, le champ du cinéma de masse, du cinéma réellement populaire.
Pour expliquer cela, qu’on me permette d’en passer par quelques considérations plus générales. Avant d’en arriver au cinéma, nous devons d’abord en effet comprendre le fond de ce qui nous distingue moralement de nos ennemis. Puis, faire le constat historique que les anciennes instances de diffusion de notre morale spirituelle n’ont plus aucune efficacité. Alors, nous comprendrons la nécessité d’affronter l’empire en retournant contre lui ses propres armes.
A la recherche du bien commun
Idéalement, la finalité de l’action politique est le bien commun. Mais les dirigeants et militants politiques, pour éclairés qu’ils soient par leur conscience et animés des meilleures intentions, ne peuvent agir à la place des autres. Il faut donc que par leur action, ils donnent à chacun de leurs compatriotes les armes qui leur permettront d’œuvrer eux-mêmes dans le sens du bien commun.
L’arme ultime que tout individu doit acquérir s’il veut espérer œuvrer réellement pour le bien commun est la spiritualité.
Qu’est-ce que la spiritualité ? C’est s’élever pour se détacher de soi, de son individualité, de sa particularité. Comment ? En accédant notamment à trois choses essentielles : la beauté, la vérité, et la conscience de sa propre finitude. Parce qu’elle nous renvoie une image imparfaite et laide de nous-même et de ce qui nous entoure d’ordinaire, la contemplation de la beauté nous émeut, et nous pousse à aimer des choses et des êtres différents de nous-même et de notre quotidien.
De manière similaire, pour accéder à la vérité, nous devons nous défaire de notre point de vue individuel, prendre en compte le plus de points de vue différents possibles, et essayer ainsi de nous hisser jusqu’à un point de vue objectif. Enfin, la conscience de notre finitude, c’est-à-dire le fait de comprendre que nous sommes limités en tout, y compris dans le temps (car nous sommes voués à la mort), nous incline vers l’humilité à l’égard du monde et des êtres qui nous entourent.
Par définition, la spiritualité rassemble donc les hommes, puisqu’en les incitant à ne pas prendre leurs individualités pour plus qu’elles ne sont en réalité, elle leur permet de les dépasser et donc de se focaliser sur leurs intérêts communs.
A partir de là, il devient possible de distinguer les comportements individuels qui vont dans le sens des intérêts communs de ceux qui vont en sens inverse. Et ainsi, de distribuer ces comportements en deux catégories plus ou moins nuancées : le bien et le mal, en fonction de leur contribution ou leur obstruction aux intérêts communs. La spiritualité est donc directement à la source d’une certaine morale, c’est-à-dire d’une certaine distinction entre le bien et le mal.
Cette morale particulière, parce qu’elle entend servir le bien commun, constitue à peu près l’inverse de celle de l’oligarchie financière, de ces hommes fort peu nombreux qui nous dressent les uns contre les autres pour satisfaire leur intérêt individuel. Et de ce fait, la spiritualité constitue une arme politique majeure pour ceux qui désirent résister à l’empire de cette oligarchie. Encore faut-il savoir comment la répandre.
L’impasse religieuse contemporaine
Traditionnellement, la responsabilité de la transmission de la spiritualité et de la morale échoyait en partie aux instances religieuses. Ce n’est évidemment plus le cas en France (l’islam fait-il exception ?).
Cela n’empêche pas certains de continuer à porter les valeurs que les discours religieux avaient jadis pour fonction de transmettre. Simplement, ces gens se sont affranchis (on les y a bien aidés !) des rites religieux, et de toute piété en général. Ainsi pour ma part, il est possible que les valeurs dans lesquelles je crois correspondent grosso modo à celles promues par le Nouveau Testament.
Mais je m’en fiche, car le catholicisme ne fait pas partie de mon histoire individuelle, ni de mon mode de vie. Je fais partie de ces milliers de gens qui, bien qu’ils possèdent une morale très chrétienne, ne se reconnaissent dans pratiquement aucun rite religieux. Il m’apparaît essentiel de conserver la substance du discours moral que nous trouvons juste et bon, mais je considère que l’ancienne manière de le transmettre est devenue inefficace et même contre-productive.
Une action politique qui vise à rendre les individus spirituels en France ne peut donc plus réellement s’appuyer sur aucun système religieux en place. Ces systèmes ne parviennent plus à inciter les individus à la spiritualité. En quelque sorte, en France en tout cas, les religions ne sont pas de taille contre les autres systèmes de transmission de masse de la morale.
L’action politique réaliste doit donc réinventer une manière de transmettre la spiritualité à la population, et cela sans en passer par le discours religieux. Notez bien qu’il ne s’agit pas ici de définir le contenu du système moral dons nous devons nous inspirer pour guider nos actions.
Cette tâche de définition doit être réalisée, mais ce n’est pas le propos ici. Un nouveau système moral reste à inventer, ou plutôt, par respect pour la spiritualité du passé, à recomposer. Tout a été dit ou presque, sans doute, dans les siècles qui nous ont précédés, sur ce que les hommes doivent faire pour servir leur intérêt commun. Il s’agit simplement de recomposer le puzzle. En tout cas pour le moment, interrogeons-nous seulement sur le véhicule de notre morale, sur son mode de transmission.
Le cinéma de masse comme arme politique
Tous les moyens de représentation du réel doivent être mobilisés pour véhiculer ce nouveau système moral, quel qu’il soit. Or, l’un des médias les plus efficaces pour diffuser des valeurs à grande échelle s’avère être le cinéma. Hollywood, notamment, à travers les règles de construction des récits qu’il produit, a institutionnalisé la transmission d’un message moral par le spectacle. Et cela marche, sans doute plus encore qu’on ne l’imagine.
Comme dirait en substance Brzezinski, la composante culturelle de la domination étatsunienne est largement sous-estimée. Je crois en effet que les techniques bien rodées à l’œuvre dans les scénarios hollywoodiens (tellement rodées qu’elles sont reproduites à une échelle industrielle et mondiale) constituent aujourd’hui (bien plus qu’avant, et de plus en plus) l’un des piliers de la puissance étatsunienne. De notre point de vue non-étatsunien, il n’y a pas lieu de dénigrer cette forme de représentation spectaculaire du réel ; après tout, le théâtre ne propose pas autre chose.
Bien au contraire, il faut prendre de cet ensemble de techniques tout ce que nous pouvons en apprendre. C’est-à-dire, je crois, beaucoup de choses. Cela ne veut pas dire adopter la morale véhiculée par ces films, qui par bien des aspects se révèle ennemie de la spiritualité ; cela veut dire apprendre à transmettre notre morale à nous, de notre côté, de manière aussi efficace et aussi massive. Si l’on me permet une comparaison un peu brutale, cela ne veut pas dire passer du côté des Allemands, cela veut dire apprendre nous aussi à construire des panzers.
Investir le cinéma, apprendre la leçon qu’Hollywood nous répète depuis des décennies, diffuser la spiritualité par un cinéma populaire, de masse, spectaculaire, comprendre comment transmettre au peuple des valeurs qui pousseront chacun vers l’intérêt général plutôt que vers son intérêt individuel, tout cela me semble donc, à long terme, constituer une piste parmi d’autres pour une stratégie politique de réconciliation nationale.