Les évolutions récentes de la crise sont intéressantes à plus d’un titre. Elles sont en effet révélatrices de trois tendances de fond : la priorité accordée à l’économie virtualisée, une gestion de court-terme, le déclenchement d’une véritable guerre sociale ouverte. Trois tendances qui convergent pour nous indiquer ce qu’est la nature de la crise qui vient de commencer, si on va au fond des choses.
4.1 PRIORITÉ À L’ÉCONOMIE VIRTUALISÉE
La caractéristique du capitalisme contemporain est d’avoir entrepris de résorber sa contradiction interne par le mécanisme de virtualisation, rendu possible par l’évolution technologique. Sous cet angle, on peut considérer que la deuxième grande dépression marque une véritable rupture avec les grandes crises précédentes dans toute l’histoire du capitalisme. Pour la première fois, le capital qui entre en crise « pense » qu’il n’a plus besoin du travail.
Si l’on devait résumer en quelques mots la situation de l’économie occidentale contemporaine, on pourrait en effet établir l’inventaire suivant. L’Occident, c’est :
a) Des quantités gigantesques de capital planquées dans les paradis fiscaux (10.000 milliards d’actifs ? Plus ? Personne ne sait exactement.)
b) Des masses monétaires surdimensionnées peut-être d’environ + 70 % par rapport à leur optimum théorique (en dollars, en livres, et à un degré moindre en euros), l’excédent restant pour l’instant captif des réserves des banques centrales et, d’une manière plus générale, de l’ensemble des grands acteurs de l’économie mondialisée, pour qui la période récente a été marquée par un excès d’épargne (de leur point de vue).
c) Un avantage technologique fragilisé, mais encore réel, surtout dans le domaine militaire (et un complexe militaro-industriel encore efficace et puissant - l’OTAN possède par exemple la quasi-totalité de la puissance aéronavale mondiale).
d) Des investissements directs et des prises de participation très importants dans les pays émergents (les USA, à eux seuls, possèdent à l’étranger entre 5.000 et 10.000 milliards de dollars d’actifs de ce type, fourchette selon la valeur du marché, et 40 % du déficit commercial US vient des importations intrafirme). Une économie productive en cours d’implosion relative, par rapport à l’expansion de l’Asie (Chine, Dragons, Japon, Inde). Sous cet angle, rappelons que l’Amérique, thalassocratie dotée de dix porte-avions nucléaires, ne pèse par ailleurs plus que 3 % de la construction navale mondiale, et que ce pays dépendant à l’égard de l’automobile ne produit plus que 45 % de ses véhicules. Ceci suffit à donner une idée du désastre.
e) Un marché intérieur entré désormais en rétraction, sous l’effet de l’effondrement de l’épargne des ménages (dans l’anglosphère), et de la pyramide démographique (en Europe).
f) Des Etats aux finances déjà fragiles avant la crise, et aujourd’hui encore plus sinistrées par les plans de sauvetage qui ont abouti, en particulier aux USA et en Grande-Bretagne, à transférer au contribuable des quantités d’actifs pourris difficiles à évaluer précisément, mais certainement très lourdes pour les finances publiques.
Ce panorama synthétique permet de dessiner une ligne de fracture à l’intérieur de ce système que nous présupposons trop souvent unitaire, « l’économie occidentale ». Les points a, b, c et d relèvent en effet de l’économie occidentale du point de vue des gestionnaires du capital globalisé, tandis que les points e, f et g relèvent de l’économie occidentale du point de vue des peuples, de la production et de la consommation réelles. Il y a donc en réalité aujourd’hui, à l’intérieur du « système Occident » deux sous-systèmes dont les intérêts sont de moins en moins liés structurellement : le capital productif d’une part, encore occidental à proprement parler, et d’autre part le capital spéculatif, presque intégralement mondialisé de facto, s’agissant en tout cas des grands acteurs.
La ligne politique adoptée par les dirigeants occidentaux, à cet égard, est on ne peut plus claire : ils ont sauvé le capital spéculatif (voir les JDGD précédents), choisissant la fuite en avant mondialiste (et donc potentiellement impérialiste), quitte à couler encore un peu plus l’économie productive. Au-delà de la communication officielle des autorités, qui soulignent à l’envi que le rythme de contraction de l’économie a diminué (c’est-à-dire que la contraction se poursuit, mais qu’on approche peut-être d’une phase de stabilisation), c’est ce qui explique, pour l’essentiel, l’actuelle remontée des bourses : le capital sans contrepartie physique s’engouffre à nouveau dans les marchés depuis qu’il apparaît que le krach systémique sera évité par des injections massives de liquidité.
On relèvera à ce propos que la Banque d’Angleterre vient d’augmenter encore nettement le montant consacré au programme d’assouplissement quantitatif annoncé en mars. Des mesures similaires, en tout cas dans leurs effets, sont envisagées par la BCE, et la FED continue à financer un déficit budgétaire US en expansion. Pour dire les choses de manière trop simpliste, mais pas tout à fait fausse, ce ne sont donc pas les bourses qui montent, mais le signe monétaire qui baisse potentiellement en termes de contrepartie réelle. Le « mieux » dans la crise est donc uniquement un « mieux » du point de vue du capital spéculatif, et ce « mieux » a été obtenu, en réalité, par la prédation sur l’économie réelle.
Michel Drac pour E&R
Suite : 4.2 - Une gestion cynique mais, hélas, habile