Visionnez ici la vidéo La fake Rome Antique
réalisée par le collectif Chronology 2.0
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Ce troisième film de l’équipe Chronology 2.0, La fake Rome antique est nettement meilleur que les deux précédents, que j’ai commentés ici et ici. Le premier était à mes yeux presque sans valeur, tant les défauts méthodologiques étaient considérables, et la théorie extravagante. Le second avait l’avantage d’un sujet mieux délimité, mais souffrait d’un grave défaut logique, puisque, de faits concernant exclusivement l’Europe du Nord, était déduit une théorie sur l’origine de la civilisation dans le monde.
Ce défaut est moins sensible ici, mais n’est pas surmonté : les auteurs ne parlent ici que de l’Italie mais prétendent toujours que leurs conclusions confirment la théorie qu’ils ont annoncée dès le premier épisode : l’histoire de la civilisation humaine n’est vieille que d’un millénaire.
Ce postulat intenable reste toutefois assez discret ici et n’empêche pas d’apprécier la remise en question de l’historiographie européenne conventionnelle. La valeur de cette vidéo n’est pas tant dans ce qu’elle prétend reconstruire (une chronologie courte) que dans ce qu’elle permet de déconstruire (l’Antiquité romaine).
Indéniablement, dans ce troisième épisode, les auteurs ont atteint une certaine maturité. Je pense que mes critiques précédentes leur ont été utiles, et je devine qu’ils ont appris quelques petites choses de mon livre, Un millénaire de trois siècles ? C’est très bien ainsi : chacun apporte ses pierres à un édifice collectif, et Chronology 2.0 ajoute ici des pierres de bonne taille.
Le texte est concis, élégant, et bien structuré en chapitres portant sur des champs d’investigation précis (la monnaie, le droit, la langue, la vie politique, l’architecture), chaque domaine étant illustré par un exemple bien choisi. À quelques exceptions près, les arguments s’appuient sur des travaux accessibles et vérifiables, ce qui est un net progrès par rapport aux épisodes précédents.
Ce film est ciblé sur l’Antiquité romaine. Et c’est bien, à mon avis, par là qu’il faut commencer. L’Antiquité romaine est très largement fake, en effet. Pour employer à nouveau une « image » qui me semble à même de faire saisir le problème : lorsque vous regardez le film Gladiator de Ridley Scott (excellent, par ailleurs), les décors et les costumes, mais aussi l’idéologie et la mentalité évoquent un monde qui n’a jamais existé avant la fin du Moyen Âge. Et cela s’applique même aux combats de gladiateurs, selon Chronology 2.0 (chapitre 6).
Je conseille de visionner le film, si possible deux fois (car il faut toujours un second visionnage pour exercer son jugement critique), avant de lire les brèves remarques qui suivent, qui n’engagent que moi.
Le sujet est introduit par le thème de la « Renaissance du XIIe siècle ». L’expression est un peu surexploitée, d’une manière qui frôle le jeu de mot, mais c’est tout de même un bon point de départ.
Le premier chapitre, sur la monnaie, apporte un premier indice. Cependant, qu’un empereur médiéval imite un empereur romain n’est pas un fait de nature à déstabiliser un historien. J’émets au passage un doute sur l’affirmation selon laquelle on connaît une abondance de monnaie d’or frappée à Rome dans l’Antiquité, mais pas au Moyen Âge : une référence permettant de vérifier cette information aurait été utile.
Le chapitre 2 aborde le problème plus intriguant du « droit romain » « redécouvert » au XIIIe siècle, que j’ai moi-même pointé. Il y a un peu d’imprécision ici, toutefois : c’est sous Frédéric Barberousse, plutôt que sous son petit-fils Frédéric II, que débute ce « renouveau » du droit romain. Il faut aussi préciser que, selon l’explication consensuelle, la préservation de ce droit romain s’est faite à Constantinople. L’Empire byzantin est le grand absent de cette vidéo, alors qu’à mon sens, la relation entre Rome et Constantinople est l’élément clé pour comprendre la fraude de l’Antiquité romaine.
Avec le chapitre trois, portant sur le latin, on entre dans un sujet encore plus troublant. Selon Chronologie 2.0, le latin ne daterait que du Xe siècle, tout au plus d’un siècle plus tôt, et je crois cette affirmation tout à fait crédible. Les auteurs s’appuient sur le traité de Dante Alighieri, De vulgari eloquentia (1303), comme je l’ai fait dans mon livre. Ils citent deux chercheurs pour appuyer l’affirmation selon laquelle Dante considérait le latin comme une langue écrite artificielle, et l’on peut vérifier leurs sources : l’article de Donatella Copinni est consultable ici. Celui de Stefano Corno est consultable ici. On peut mentionner ici l’excellent livre de Yves Cortez : Le Français ne vient pas du latin ! Essai sur une aberration linguistique.
Les chapitres 4 et 5 sur la République romaine apportent des éclairages inédits sur un problème que j’ai aussi soulevé dans mon livre. Le fait qu’un humaniste contemporain de Dante, Antonio Pucci, a affirmé que SPQR est l’acronyme des quatre mots italiens Sanato Popolo Qumune Romano (« Le Sénat et le peuple de la Commune de Rome ») est une véritable pépite, et le fait que Chronology 2.0 l’ait trouvée dans l’article de Wikipédia n’enlève rien à sa valeur.
Le chapitre 6 porte sur les vestiges archéologiques de Rome. Il est bien connu qu’on ne trouve à Rome que très peu de vestiges médiévaux ; de là surgit l’hypothèse qu’ils sont en réalité bien présents, mais antidatés d’un millénaire. (Le pendant de cette situation se trouve à Avignon, où, comme le font remarquer les auteurs, on ne trouve pas de vestige romain antique.) Les auteurs se limitent à l’exemple emblématique du Colisée. Leur exploitation des cartes de Rome (tirée du site the-colosseum.net) me paraît ici rigoureuse et très pertinente. Nous découvrons que le Colisée, censé avoir été bâti au premier siècle par les empereurs Flaviens (Vespasien, Titus et Domitien), est absent des cartes de Rome jusqu’en 1320. Nous apprenons également que les combats de gladiateurs, qu’on nous dit avoir disparu après l’an 500, font encore l’objet d’un interdit en 1139 au deuxième concile du Latran, et encore en 1179 dans au troisième concile du Latran. Encore une pierre ajoutée à l’édifice par Chronology 2.0, dont les membres ont décidément fait ici un travail fort utile.
Si tous ces éléments ne prouvent pas que l’histoire du monde commence il y a mille ans, comme s’obstinent à le croire Chronology 2.0, ils s’accordent en tout cas bien avec leur hypothèse plus raisonnable d’une gigantesque falsification liée à la volonté des papes, régulièrement chassés de la commune de Rome au XIIIe siècle et exilés à Avignon de 1309 à 1418, d’effacer cette Rome si peu chrétienne de l’histoire récente, en la repoussant dans un lointain passé païen, avec l’avantage secondaire de donner ainsi à Rome une antiquité prestigieuse, et au pape un statut d’empereur.
À cette hypothèse, cependant, on peut préférer l’hypothèse alternative que ce sont les fondateurs de la commune de Rome qui ont inventé le passé antique de leur cité, comme République et comme capitale de l’Empire, dans le but de présenter leur projet comme la restauration d’un ordre ancien. Cette seconde hypothèse peut s’appuyer sur l’explication suivante du grand médiéviste Robert Folz (L’Idée médiévale de l’Empire en Occident, Aubier, 1953, p. 107) :
« En 1143, le Capitole devint la résidence du conseil de la commune de Rome. La fondation de celle-ci s’inscrit dans le mouvement qui portait les villes italiennes vers l’émancipation de leurs seigneurs : Rome suit, avec un décalage de plus de d’un demi-siècle, l’exemple des cités de l’Italie du Nord. Mais à Rome, l’entreprise était singulièrement périlleuse, du fait de l’importance exceptionnelle du seigneur urbain, le pape, capable de faire valoir pour lui des textes vénérables, capable aussi de mobiliser contre la ville de puissantes alliances. Par ailleurs, dans un milieu où le passé était l’objet d’un engouement aussi grand qu’à Rome, une tentative de création nouvelle devait prendre forcément l’aspect d’une restauration du passé : le conseil de la commune s’appela sénat, l’ère sénatoriale fut employée dans la datation des actes, tandis que reparaissait aussi le signe SPQR. Tout se passa donc comme si l’on revenait à la tradition de la Rome républicaine, mais l’idée d’Empire était inséparable de celle-ci : le symbolisme complexe du Capitole l’enseigne bien. C’est ce qui explique que, presque aussitôt, les Romains eurent à prendre position à l’égard de l’Empire. »
En effet, les fondateurs de la commune de Rome, menés par Arnaud de Brescia qui sera mis à mort pour hérésie, s’allièrent à l’empereur contre le pape, dans cette lutte qui allait, pendant plusieurs siècles, opposer en Italie les Guelfes et les Gibelins.
Le chapitre de conclusion du documentaire est un peu brouillon. L’idée de rattacher tous les sacs de Rome répertoriés dans l’histoire au dernier d’entre eux (celui de 1527 par les mercenaires de Charles Quint) me semble malvenue. Celui des Normands, appelés au secours par Grégoire VIII en 1084, serait un meilleur choix.
Lorsque les auteurs suggèrent que les Grecs de l’Antiquité sont contemporains de la République romaine, et donc « à rechercher aux alentours du XIIe siècle », je dois faire remarquer, ici encore, que leur reconstruction pèche pas une gigantesque lacune, la même que celle qui domine l’historiographie occidentalo-centrée qu’ils critiquent : Byzance. C’est de là, en effet, que nous est parvenu tout ce que nous savons des Grecs, et c’est là qu’il faut aller les chercher. J’attends avec impatience le prochain épisode sur l’Égypte, mais je pense que Chronology 2.0 devrait aussi se pencher sur Byzance et lui chercher une place dans leur reconstitution minimaliste.
Concernant l’épilogue, je ne peux que sympathiser avec le désir des auteurs de dénoncer les mensonges et les manipulations de nos élites actuelles. Et je ne dis pas que la comparaison avec les élites médiévales est « déplacée » par principe. Mais elle est un peu rapide, et il est certain qu’un médiéviste comme Sylvain Gouguenheim, sur les propos duquel s’appuient les auteurs, la réfuterait. Frédéric II, tel que le présente Gouguenheim dans le livre qu’il lui consacre, était tout le contraire d’un « dirigeant fantoche ».
Sur le récentisme,
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