Dans les quartiers, quand on est un jeune homme, on est un dur ou on n’est rien. La dépression est tabou. La violence, contre soi-même ou contre les autres, la religion et ses dérives fondamentalistes, deviennent alors, parfois, les seules échappatoires.
On a longtemps allumé les projecteurs sur la souffrance des filles des quartiers, pour certaines « oppressées », « enfermées », ou « insultées » ; et peu, voire pas du tout, sur celle des garçons. Pourtant la détresse est bien là. Il n’y a pas d’âge, ni de sexe, pour la dépression. Tous les professionnels s’accordent à le dire. Seulement, s’il est vrai que le réflexe chez beaucoup, serait de consulter un psy au premier coup de mou, il reste encore très tabou d’en consulter un chez ces jeunes. Un peu comme si l’on s’interdisait les baisse de moral.
Comme si l’on ne voulait pas admettre cette souffrance mais surtout cette fragilité. Parce que lorsqu’on est un homme, un « bonhomme », on est un dur et on ne souffre pas. Sauf qu’en réalité, la souffrance est présente et elle se manifeste par tous les moyens. L’expression la plus classique étant certainement la violence. Celle qu’on retrouve au collège et au lycée par exemple. Souvent provoquée par des jeunes sortis du système scolaire. Des jeunes qui ont du mal à admettre leur échec, celui qu’ils se sont infligés eux-mêmes. Et répondent par des intrusions dans leurs anciens établissements, au mieux sans dégâts graves, au pire y laissant des victimes. Un peu comme un enfant qui renverserait le dessert de son frère parce qu’il en a lui-même été privé pour une bêtise faite auparavant.
Sofiane a 32 ans. Il vit chez ses parents et a été exclu du système scolaire très tôt. Schéma classique : enfant turbulent au collège, envoyé dans les filières « punitives » du BEP, perçu comme un « goulag » quand il rêve de filières générales. Échec cuisant, puisqu’il y met à peine les pieds et ne passe jamais les examens. Durant cette période de transit, entre 16 et 25 ans, sa vie professionnelle se résume au néant. Ou à quelques petits boulots dans la manutention ou les marchés, mais « rien de véritablement stable pour s’assurer un avenir », avoue Sofiane.
Pendant ce temps, sa petite sœur, Lila, mène un parcours brillant à l’école. Si brillant qu’il lui apparaît comme le reflet de son propre échec. Il lui rappelle tant son échec qu’il en arrive à ne plus la supporter. Le genre de réactions qui vues de l’extérieur pourraient être imputées au « machisme ». Mais qui n’est bien souvent que le fruit d’une frustration de celui qui se sent stagner pendant que les autres gravissent les échelons. Un peu comme la rancoeur que nourrit un employé à l’égard d’un collègue qui a été promu.
Une dépression ancrée, pas du tout soignée, peut parfois aller très loin. C’est le cas de Karim qui occupait un poste à responsabilité dans une grande entreprise. Seulement voilà, confronté à la dure loi de la jungle corporate, au stress et au harcèlement moral qui va avec, ce jeune qui se croyait un dur à cuire s’est retrouvé complètement grillé. Il ne tient pas le choc et abandonne son poste.
S’en suivent des années de dépression refoulée, éludée, que sa propre famille n’arrive pas à déceler. « Jusqu’au jour où plus rien ne va, il se met à divaguer, persuadé que le monde est après lui, que tout le monde cherche à le tuer. Les gens dans la rue, la télé ou encore le Président, il était persuadé que tous voulaient sa peau », délires paranoïaques que décrit son frère scotché devant ce comportement qu’il n’avait jamais vu auparavant.
Aujourd’hui ses délires ont plus ou moins disparu mais sa dépression s’est trouvée un autre point de fixation : la religion. En effet, nombreux sont ceux qui dans la souffrance et dans la détresse se replient vers une religion dans laquelle ils retrouvent bien-être et soutien. Seul hic, les religions nécessitent une certaine santé mentale pour être appréhendées de manière sereine. Ce qui n’est clairement pas le cas de Karim qui se réfugie dans l’islam avec autant de lucidité que lors de ses délires paranoïaques, se refusant à toute consultation psychologique ou psychiatrique.
Le repli religieux pendant une dépression est habituel. D’une part il donne l’impression d’entrer dans une quête de savoir. Quête qui pourrait combler celle perdue après un échec scolaire ou professionnel. Mais aussi et surtout, la religion c’est quelque chose de gratuit. On entre gratuitement dans une église, une mosquée ou un temple. Lorsqu’on est exclu du système socioprofessionnel et que les revenus sont limités, ce détail prend toute son importance. Mais parfois malheureusement, c’est aussi une étape qui peut s’avérer dommageable. Fragilité psychologique et apprentissage religieux n’ont jamais fait bon ménage.
Équation aléatoire qui peut par moment mener au fondamentalisme. Le jeune est une proie facile, mais il peut aussi être son propre gourou. Quand on n’a pas la lucidité et les bases saines pour interpréter les textes religieux, c’est la porte ouverte à tous les amalgames. Alors évidemment, d’aucuns s’empressent de crier au loup, à l’intégrisme ou à l’insécurité, mais le véritable problème est bien plus profond que ça. C’est un mal être ancré depuis des années qu’il faut soigner. Et contre ça, le Kärsher ne peut rien.