La crise financière se trouve maintenant dans sa troisième phase. Dans la première phase, les banques se trouvèrent en difficulté du fait des amortissements conséquents pour les emprunts hypothécaires garantis et furent sauvées grâce à la communautarisation de leurs pertes, Lehmann Brother mis à part. Dans une deuxième phase, des pays périphériques de l’UE furent entraînés sur une pente savonneuse du fait que le niveau de leur endettement ne permettait plus d’imaginer qu’ils s’en sortiraient.
On tenta de stabiliser par des plans de sauvetage qui devaient être financés, et le furent, par les retraités et d’autres groupes dépendant des Etats, ainsi que par les pays du nord de l’UE, économiquement plus solides. Dans une troisième phase, le doute quant à la solvabilité des pays s’est étendu aux pays phares de l’économie mondiale, notamment les Etats-Unis, mais aussi l’Italie, en dernier la France, tous ces pays étant entraînés dans le tumulte.
Ces différentes étapes de la crise font apparaître un système de gestion de la confiance dans lequel la perte de confiance de certains acteurs d’un niveau donné est récupérée par les garanties données par les acteurs d’un niveau plus élevé. Mais au lieu que la situation se stabilise, ces garanties provoquent un doute quant à la confiance qu’on peut accorder aux sauveteurs. En fait, il n’y a plus de marges de manœuvre dans le domaine de la confiance.
Le doute qui s’empare de la confiance à accorder aux obligations des Etats-Unis est particulièrement dramatique, du fait de l’étendue du marché américain de l’endettement public, mais aussi parce que cette insécurité s’étend à l’ensemble des marchés financiers. Cela est perceptible suite à la spéculation apparue contre la France dès que les agences de notation eurent procédé à une rétrogradation. L’Allemagne sera également touchée, dans la mesure où elle accordera d’autres garanties, provoquant de nouvelles dettes et une coresponsabilité des dettes des autres pays de l’UE. Les achats d’emprunts d’Etats par la Banque centrale européenne et la discussion concernant les eurobonds préparent déjà une intervention allemande.
Après quatre années de crise, on n’en voit toujours pas le bout. Le mal s’étend à toujours plus de pays en lesquels on a perdu toute confiance. Le monde politique apparaît dépassé par les événements. Les marchés financiers n’ont pas été régulés, le système bancaire est toujours affaibli, le développement économique stagne. Tout ceci interpelle quant à la prochaine étape de la crise. Quant à nous, nous n’envisageons pas que la crise se résorbe bientôt. Pour cela il faudrait assainir sérieusement les budgets publics, notamment en redonnant confiance aux créanciers, en relançant la croissance dans les pays de l’Union européenne et aux Etats-Unis. Mais, rien n’apparaît à l’horizon. Et il faut être bien conscient que cette crise financière qui n’en finit pas va déclencher une crise sociale et politique.
Quatre solutions se présentent pour en finir avec cette crise de l’endettement. I. : En réduisant les dépenses publiques et en augmentant la croissance économique on réduirait le montant des dettes, redonnant aux créanciers une confiance dans les capacités de remboursement des débiteurs étatiques. II. : En prélevant des impôts on améliorerait l’état des finances publiques et l’on diminuerait le montant des dettes. III. : Les débiteurs étatiques mettent un terme au service de la dette et négocient avec les créanciers en vue d’une cessation de paiement. IV. : Les Etats renoncent à la stabilité monétaire et se lancent dans une période d’inflation qui leur permettrait de faire fondre leurs dettes. Toutefois ces quatre scénarios ne resteraient pas sans conséquences et ne s’en tiendraient pas qu’au système économique et financier, mais conduiraient dans une étape ultérieure à une déstabilisation sociale et politique.
En ce qui concerne la première solution, on préfère remettre en selle la croissance économique en réduisant les dépenses publiques. Mais le succès est improbable. La politique d’économie, telle qu’elle est imposée à des pays comme l’Irlande, le Portugal et la Grèce, diminue les impulsions primordiales de la demande. Les conséquences sont visibles en Grèce par la faible performance économique. Cette dernière cause une réduction des rentrées fiscales et, de ce fait, il n’y a pas de diminution de la dette publique.
Il reste toutefois l’espoir d’améliorer à moyen terme la compétitivité économique des pays en cause au travers de réformes structurelles. Mais il y a de forts doutes quant à la réussite de telles réformes – il suffit d’observer l’échec des efforts entrepris depuis des décennies, et à grands prix, par l’Etat italien dans sa tentative de moderniser le Mezzogiorno. Un pays ne peut se développer si sa couche sociale supérieure n’est pas disposée à investir son argent dans le pays plutôt qu’à l’étranger. L’Irlande n’a pas besoin de réformes structurelles en dehors de son système bancaire. La Grande Bretagne et les Etats-Unis souffrent des conséquences de leur désindustrialisation et de leur concentration, voulue politiquement, sur les services qui ont failli provoquer l’effondrement du capitalisme en 2008. Dans les deux pays il faudrait, pour remettre à flot la compétitivité industrielle, engager d’importants investissements publics, à long terme, tant dans la formation que dans les infrastructures – mais il n’y a pas d’argent pour cela.
Dans tous les pays concernés, il s’agit de coupures importantes dans les institutions de l’Etat social, mais aussi dans les dépenses pour la formation et la santé, ainsi que dans les investissements publics. Cette politique se manifeste aux Etats-Unis par une stagnation des salaires réels et une situation dans laquelle le maintien d’un niveau de vie décent se paie par de l’endettement privé et une augmentation constante des heures de travail dans les familles. En Grèce, en Espagne, mais aussi en Angleterre, on entrevoit la venue de conflits sociaux, dus aux mesures d’économie. Les pays qui ont bénéficié des mesures de secours perdent une bonne part de leur souveraineté. Les institutions centrales et démocratiques de la politique économique et fiscale se trouvent neutralisées pour longtemps. On peut donc s’attendre à ce qu’une bonne part de la population se détourne des instruments politiques et économiques fondés sur les constitutions.
Une deuxième solution consisterait en une augmentation des impôts. En fait, il semble que ce soit la seule voie possible – dans la mesure où ce serait politiquement possible. Les conflits nés dans l’affrontement à propos du niveau de dettes aux Etats-Unis a démontré que la volonté de ne pas augmenter les impôts est bien ancrée, alors même que les taux fiscaux dans ce pays sont toujours bien bas.
Il semble bien que de riches propriétaires, comme les frères Koch, soient en mesure de mettre sur pied un mouvement tel que le « Tea Party Movement », lequel empêche les républicains de tenter d’augmenter les impôts, voire de supprimer des diminutions d’impôts accordées sur un court terme. En fait, et dans un souci d’équité, il faudrait imposer des augmentations d’impôts aux couches les plus favorisées – celles qui ont le plus profité des baisses d’impôts au cours des décennies précédentes, mais aussi des intérêts de l’argent placé dans les titres des rentes publiques. Elles ont le plus profité et concentrent toutes les augmentations des revenus sur elles.
On ne peut pas non plus imaginer une augmentation des impôts indirects au vu de la diminution du standard social de la grande masse du peuple américain. En général, les augmentations de l’imposition fiscale pour rembourser des dettes ne peuvent pas être populaires, car il s’agit de payer des biens déjà consommés et des services déjà fournis. Finalement, on tente de nous faire gober que les augmentations d’impôts, surtout dans les couches supérieures, pourraient entraver la croissance économique. Il faudrait aussi s’attendre à des fuites, surtout dans l’imposition des fortunes.
La troisième solution consistant en la suspension des paiements, voire une remise partielle des dettes fut, dernière en date, pratiquée par l’Argentine qui bénéficia d’un désendettement partiel. La Grèce a obtenu pratiquement une remise partielle grâce aux dernières décisions de l’UE. Dans ce cas, il s’agit en fait d’une économie nationale de relativement petite taille, dont les dettes apparaissent énormes comparées aux performances économiques, mais qui ne le sont pas en chiffres absolus. Ce qui fait que les dettes pourraient être supportées par les autres Etats et en partie même par les créanciers privés. Ce qui n’est pas le cas des grandes économies européennes ou de l’américaine. Un défaut de paiement de ces pays ruinerait non seulement leur système bancaire, mais aussi celui d’autres pays. Les budgets publics épuisés ne pourraient plus accorder un plan de sauvetage comme celui de 2008.
Même s’il était possible d’éviter un effondrement de l’économie mondiale, on aurait affaire à une crise sociale démesurée. En effet, une grande part des dettes des Etats sont tenues par les caisses de retraite et les assurances, qui assurent leurs prestations sur la base de ces capitaux. Le changement d’orientation vers les retraites capitalisées, au cours de ces dernières décennies, a rendu un grand nombre de retraités dépendants du marché des capitaux. La faillite, ne serait-ce que d’un pays, aurait pour conséquence assurée une augmentation des coûts de refinancement pour la plupart des pays. Vu l’énorme volume actuel de dettes publiques, la part des budgets publics pour honorer le service de la dette prendrait des dimensions telles que la nécessité d’économiser serait de plus en plus forte. C’est bien pourquoi les Etats peu touchés mettent tout en œuvre pour éviter une faillite de la Grèce ou de l’Irlande.
En quatrième lieu, on peut imaginer une baisse de la valeur réelle du volume des dettes par le déclenchement d’une inflation voulue. Dans ce but, le gouvernement peut emprunter des crédits auprès de la banque centrale et ainsi augmenter la masse monétaire au-delà de la croissance réelle. Mais cette option devrait affronter des coûts sociaux considérables. Une dévaluation de la fortune amoindrit aujourd’hui les prestations des systèmes de pension pour une large part de la population. De plus, l’inflation provoque une baisse des revenus de toutes les personnes dépendant d’un salaire ou bénéficiant d’un revenu de transfert. Ce qui signifie que presque toute la population serait touchée. Il faudrait donc s’attendre à des protestations sociales et à l’exigence d’une indexation des salaires et des prestations sociales. La suite possible serait une augmentation « galopante » du taux d’inflation. Par ailleurs, toute dévaluation monétaire provoque des coûts de refinancement des dettes publiques plus élevés sur les marchés.
Jusqu’à présent on a tenté de maîtriser les crises en les reportant à un niveau plus élevé, bénéficiant de plus de confiance. Les banques furent sauvées par les Etats, les petits pays par les grands. Mais cette stratégie a atteint sa fin. La perte de confiance est largement répandue. Dans la prochaine étape, la crise se répandra sur le système social tout entier. On le remarque déjà dans l’augmentation du taux de chômage, l’accroissement de l’émigration et l’amplification de la violence dans les pays particulièrement touchés. Que cela arrive à travers une politique d’économies, la réduction du montant des dettes ou l’inflation, la réduction massive imminente des fortunes et des revenus provoquera des conflits. De là au conflit politique, il n’y a qu’un pas qui poussera la population à accorder sa confiance à des mouvements populistes, tels le Front national en France ou le Tea Party aux Etats-Unis.
Il apparaît donc que la solution de la crise de l’endettement passe par la question de la répartition. Qui paiera les dépenses déjà engagées, mais jamais remboursées, dans une situation où les créanciers ont perdu toute confiance et réclament le remboursement de leurs avoirs ? Ce dont il est question, c’est du produit brut intérieur de toute une année, voire beaucoup plus, dans un certain nombre de pays. Etant donné que les fruits de la croissance sont allés, au cours des trente dernières années, au bénéfice des couches sociales riches, il se pose la question, dans cette crise d’endettement, de savoir si cette partie de la population est déterminée à défendre ses privilèges, même au prix d’une crise sociale et politique massive. On ne peut pas exclure, qu’elle ne veuille toujours pas comprendre les signaux d’alarme évidents qui s’inscrivent actuellement sous nos yeux.