Pour l’essayiste le plus corrosif de sa génération, la réduction des moyens alloués aux services publics est un élément fondamental de la baisse du niveau de vie des citoyens. Anticipant une disparition prochaine de l’euro, sous sa forme actuelle, il prône la mise en place d’un protectionnisme au niveau européen.
Que vous inspire, aujourd’hui, l’état des services publics en France ?
Je pense que le débat sur les services publics va changer parce qu’il entre dans une phase nouvelle. Les gens vont comprendre que la grande campagne de réduction des déficits publics ne va pas se faire par l’augmentation des impôts, mais par la diminution des dépenses. Et la diminution des dépenses, c’est la contraction des services publics.
Les gens vont comprendre que la réduction du nombre des fonctionnaires constitue, en fait, une partie importante de la baisse de leur niveau de vie. Quand ils vont prendre conscience que la contraction des biens et des services mis à leur disposition par les hôpitaux, que la contraction du nombre de professeurs, d’enseignants et de bien d’autres choses encore, se traduit par la contraction de leur niveau de vie, le débat va un peu changer de nature.
Jusqu’à présent, on avait des libre-échangistes, des ultralibéraux ou des socio-libéraux qui nous soutenaient que le capitalisme actuel fait, certes, monter les inégalités mais qu’il demeure somme toute bénéfique pour tous, notamment avec un zeste de redistribution pour que tout le monde soit vraiment encore plus gagnant. Là, nous sommes en train d’entrer dans une phase tout à fait nouvelle, celle où cette pseudo-théorie économique s’avère totalement démentie par les faits, où la pression par les salaires extérieurs, par les délocalisations, devient telle que le niveau de vie de la grande partie de la population commence à baisser.
Simplement, cette baisse s’opère par plaques et les différents indicateurs qui permettent de la mesurer sont encore trop éparpillés, voire inadéquats : les critères du fameux panier de la ménagère sont compliqués et confus ; on se focalise souvent sur le salaire moyen, alors qu’il faudrait davantage prendre en compte le salaire médian parce qu’il constitue une photographie plus fidèle de la réalité sociale.
En fait, la baisse du niveau de vie n’est pas seulement une question de stagnation du pouvoir d’achat, mais se mesure aussi à l’aune de l’environnement dans lequelon vit ?
Regardez ce qu’est la vie quotidienne d’un Français ordinaire. Un Français ordinaire a ou aura des enfants, il va les faire garder en crèche, les mettre à la maternelle puis à l’école primaire, etc. Tout cela constitue des dépenses prises en charge par la collectivité, auxquelles il n’aura pas à faire face. En fait, en termes de dépenses effectives ou de dé- penses que l’on n’a pas à faire, le système français d’enseignement constitue une partie très importante de notre revenu effectif.
L’une des façons dont les démographes expliquent le taux élevé de fécondité qui nous distingue de tous les pays d’Europe (deux enfants par Française) tient essentiellement à l’accueil en maternelle. Or, ce nombre d’enfants par femme est ce qui nous permet d’affirmer que la France va exister dans la génération suivante. Et il en va de même pour la santé, pour l’hôpital.
En fait, ce n’est pas parce que des biens ne sont pas fournis sur le marché que ce ne sont pas des biens réels. Les gens ordinaires, ceux qui ont un travail, un revenu qui stagne ou qui baisse légèrement vont se rendre compte que la contraction de la dépense de l’État et du service public se traduit par une baisse de leur niveau de vie. En fait, cela prendra souvent l’aspect d’une baisse de la qualité de la vie : des écoles surchargées par les fermetures de classes et les suppressions de postes d’enseignants, des hôpitaux au bord de l’asphyxie qui ne parviennent plus à fonctionner convenablement… tout cela fait partie de la baisse du niveau de vie.
Mais nous n’en sommes qu’au tout début. Pour le moment, on ne peut rien dire de tragique sur la situation sanitaire ou démographique de la France ; en revanche, il faut regarder avec intérêt ce qui se passe aux États- Unis, censés être l’eldorado des libéraux. Les États-Unis ont commencé à enregistrer, à diverses périodes, des hausses de la mortalité infantile et des baisses d’espérance de vie ; en fait, les États-Unis sont déjà confrontés à des problèmes de santé liés au libéralisme. En France, on n’y est pas encore, on est au point d’inflexion et les dégâts de tout cela n’apparaîtront complète- ment que dans dix à trente ans. Mais on peut encore arrêter la dérive.
La remise en cause des services publics a souvent pris la forme d’attaques contre les agents publics, censés être pléthoriques et peu productifs.
D’abord, ça n’a jamais été vrai. Je suis fonctionnaire, donc je le sais très bien. L’une des choses que l’on constate lorsque l’on est dans la fonction publique, c’est que beaucoup de gens y travaillent énormément, ne comptent pas leurs heures, s’investissent dans leur mission parce qu’ils sont dans une autre logique que celle du marché. Il est totalement faux de croire que les agents publics ne travaillent que pour leur salaire.
Cette diminution des moyens alloués aux services publics intervient dans un contexte où la crise économique rend pourtant leur existence encore plus nécessaire. Comment expliquez-vous cet aveuglement de la part de l’État, censé représenter l’intérêt général ?
Quand on analyse l’État, il y a toujours une difficulté qui tient à son caractère multiple, à cette sorte de bi-fonctionnalité, d’ambivalence fondamentale de l’État. Dans la réalité, l’État est tout à la fois l’expression de l’intérêt général, mais aussi l’agent de domination d’une classe sur une autre ou plutôt un point d’équilibre du rapport de force entre classes.
C’est la raison pour laquelle, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France était dotée d’un État qui collait au plus près à sa fonction d’intérêt général, quelle que soit la couleur politique du gouvernement en place. Or, aujourd’hui, l’État redevient beaucoup plus fortement qu’avant un État de classe. Cela s’est particulièrement vu depuis l’irruption de la crise économique de 2008.
On a vu alors des gouvernements s’agiter pour éviter l’effondrement des systèmes bancaires, pour relancer un peu la demande effective dans un contexte d’effondrement de la demande mondiale, et donc beaucoup en ont conclu au grand retour de l’État et de l’économiste anglais Keynes. Terrible contre- sens ! Pour Keynes, l’intervention de l’État visait à assurer l’équilibre général dans l’économie en regonflant la demande effective des pauvres ou des gens défavorisés. L’État agissait alors dans le sens de l’intérêt général et il pensait, en gros, que l’intérêt général passait par l’intérêt des masses ouvrières
Ce n’est plus le cas aujourd’hui ?
À quoi assiste-t-on aujourd’hui ? À un État qui a agi pour éviter l’effondre- ment du système, mais qui s’est mis au service des banques et des riches, sans contrepartie, en leur garantissant que leurs intérêts seraient pris en compte. La cause est entendue : plus personne ne croit sérieusement à l’efficacité du libéralisme économique ; l’État doit intervenir.
Mais cette intervention se fait prioritairement au service des riches ! C’est ainsi démontré par James Galbraith, un économiste américain qui a écrit L’État prédateur –un livre magistral que je recommande à tout le monde–, dans lequel il explique comment les États-Unis d’aujourd’hui sont tombés sous la coupe d’une « classe prédatrice », financièrement aisée et qui contrôle le gouvernement.
Il faut absolument percer, dévoiler la nature de classe de l’État qui est en train d’apparaître et le type de gestion qui va avec. Par exemple, le véritable enjeu du débat sur la dette est en fait assez clair : la fraction du budget de l’État consacrée au service de la dette n’est rien d’autre que la fraction du budget de l’État consacrée au service des riches.
Il s’agit de redonner encore plus d’argent à ceux qui en ont déjà trop, qui possèdent des titres, des emprunts d’État et auxquels il faut servir un intérêt. La dette publique, censée plomber les comptes de l’État, fait pleinement partie d’un mécanisme d’exploitation financière des biens publics par les classes supérieures, au même titre que les privatisations ou la vente des bâtiments de l’État.
La création de la Banque centrale européenne obéit-elle à la même logique ?
C’est une erreur de croire que la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas l’État car les fonctions monétaires d’une banque centrale sont des fonctions d’État, tout comme ses décisions, son fonctionnement et même sa création. Dans le cas de la BCE, il s’est agi de mettre en place une structure dite indépendante –comprenez indépendante de la souveraineté populaire–, sous domination allemande, dont la mission est de protéger l’argent des riches, notamment en combattant l’inflation.
Je le dis clairement : je ne suis pas marxiste. J’ai toujours affirmé que le développement économique dépendait surtout de l’élévation autonome du niveau éducatif consécutive aux révolutions religieuses du XVIe siècle. J’ai toujours été une sorte d’hégélien empirique, mettant l’esprit humain au-dessus de l’économie, en me disant que celle-ci n’était que la projection, dans le domaine de la production, des progrès de l’intelligence humaine.
Dans mes modèles, j’essaye d’expliquer que les idéologies politiques sont aussi le produit de déterminants familiaux sous-jacents, ce qui n’est guère marxiste. Et pourtant, je ne peux que constater que l’observation attentive du système économico-politique français et de ses déterminants culturels et anthropologiques redonne toute son utilité à l’analyse marxiste en termes de rapports de force, de classes et d’exploitation.
Vous êtes partisan d’un protectionnisme au niveau européen, ce qui n’est pas vraiment un raisonnement marxiste…
Effectivement, l’une des bêtes noires de Marx, c’était Friedrich List, le grand théoricien du protectionnisme. Le protectionnisme consiste à prendre un espace défini –national ou plurinational– dans lequel, finalement, tout le monde est protégé ; même si le protectionnisme a des effets différentiels sur les groupes sociaux car il favorise avant tout les ingénieurs, les ouvriers par rapport aux financiers.
Dans le protectionnisme, sont présentes les notions de territoire et de solidarité des classes, ce qui s’oppose à l’idée que la lutte des classes est la chose fondamentale. En fait, le protectionnisme met le groupe, au sens national, au-dessus des classes avec, implicitement, l’idée de réconciliation de toutes les classes et de tous les groupes sociaux. À l’exception de l’oligarchie financière, qui a tout à y perdre.
On associe souvent le protectionnisme avec l’idéologie de la préférence nationale chère à l’extrême-droite.
C’est un mauvais procès, qui découle d’un amalgame malhonnête, et ceux qui s’y livrent ne sont souvent pas dénués d’arrière-pensées. Mais l’essentiel est ailleurs. L’extrême-droite ne peut pas soutenir sérieusement l’idée protectionniste pour au moins deux bonnes raisons. Tout d’abord, si le protectionnisme protège globalement la quasi-totalité de la collectivité (sauf le monde de la finance et de la rente), ceux qui sont aujourd’hui tout en bas de l’échelle sociale, les ouvriers à bas salaires ou les gens qui ont des difficultés économiques, en seraient les premiers bénéficiaires. À commencer par les enfants d’immigrés qui sont, hélas, omniprésents dans les fonctions à bas salaire.
De surcroît, la mise en place du protectionnisme dans un espace délimité se traduirait par une élévation des revenus de l’ensemble de la société et cette opposition absurde entre Français d’origine étrangère et Français d’origine française plus ancienne serait comme abolie, puisque les deux seraient protégés ensemble.
En fait, les idéologies xénophobes prospèrent précisément grâce au libre- échange, qui est une logique de la mise en concurrence de tous avec tous. Loin du discours dominant selon lequel il signifierait la paix et le doux commerce entre nations, le libre-échange se caractérise au contraire par la guerre économique à tous les niveaux. Les grosses puissances économiques s’affrontent aux petites mais aussi entre elles et cette logique de concurrence se propage à tous les niveaux. Ainsi, l’Europe cherche tant bien que mal à tirer son épingle du jeu au niveau mondial, mais connaît aussi, en son sein, une division entre États membres et une résurgence des oppositions entre nations. Et celles-ci sont également traversées par des oppositions entre les groupes sociaux qui les composent.
Par exemple, l’idéologie libérale va stigmatiser les fonctionnaires, censés bénéficier d’un emploi à vie et ainsi être protégés des aléas du marché ; elle va instaurer un clivage entre les fonctionnaires et le reste de la population. Or, la proposition protectionniste, parce qu’elle met en place, au niveau des frontières, des mesures protectrices qui bénéficient à tous, fait tomber cette opposition entre privé et public. Elle vise à recréer un espace protégé dans lequel les salaires des ouvriers, des employés et des classes moyennes du secteur privé augmenteront et dans lequel la fonction publique ne sera pas perçue comme une sorte de corps étranger privilégié, mais simplement comme une partie de la totalité sociale.
Comment analysez-vous la façon dont est posé le débat sur les grandes options économiques ?
Avec plusieurs économistes, nous avons fait réaliser un sondage qui met en lumière le fait que 80% des Français sont favorables à la mise en place d’un protectionnisme au niveau européen et qu’ils sont même 57% à le souhaiter sur le plan national, si l’Europe reste inerte. L’enquête d’opinion comportait également des questions sur les grands enjeux économiques actuels. Par exemple, les personnes interrogées ont parfaitement compris les mécanismes de la mondialisation, les délocalisations, la pression sur les salaires et la contraction de la demande globale qui en découlent.
Mais au fur et à mesure que l’on quitte la sphère de la production réelle pour aborder les problèmes monétaires, bancaires, ceux relatifs à la création de monnaie ou aux taux d’intérêt, le degré de compréhension diminue. C’est clairement le cas pour ce qui est du débat sur la dette publique : il y a une confusion entre le budget de l’État et le budget privé d’un ménage et la plupart des gens ignorent qu’un État –contrairement à un ménage– peut créer de la monnaie (à condition qu’il décide de récupérer cette prérogative, bien sûr), que les banques, simplement en prêtant de l’argent, créent aussi de la monnaie. S’ensuivent tout un tas de croyances qui posent quand même question.
En matière d’inflation, la plupart des gens pensent qu’avoir une monnaie qui perd un peu de sa valeur chaque année est un problème, et ceux qui soutiennent le contraire risquent d’être perçus comme un peu loufoques. Mais ils oublient qu’à l’époque où l’inflation était forte, durant les Trente Glorieuses, ils vivaient beaucoup mieux, ne serait-ce que parce que l’inflation grignotait leurs emprunts et leurs dettes. Les principaux bénéficiaires de l’inflation sont les emprunteurs et les premières victimes sont ceux qui vivent de leurs rentes. Voilà pourquoi Keynes disait que l’inflation était « l’euthanasie des rentiers », et ce n’est pas un hasard si les statuts de la Banque centrale européenne lui assignent pour objectif la lutte contre l’inflation.
Cette difficulté d’appréhension s’explique-t-elle en fonction du niveau social ?
Absolument pas. Beaucoup de gouvernants, y compris parmi ceux qui ont été ministres de l’Économie et des Finances, ne maîtrisent pas les mécanismes monétaires et se contentent de reprendre les fiches préparées par leurs services. Dans le même registre, je pense que Jean-Claude Trichet, par exemple, a une vision extrêmement limitée de l’économie et de ses marges de manœuvre –ce qui le réduit au rôle d’idiot utile.
Les hauts fonctionnaires de Bercy utilisent le théorème du bocal de cornichons : selon eux, tout corps étranger plongé dans un bocal de cornichons finira, tôt ou tard, par devenir lui-même un cornichon ; ce n’est qu’une question de temps. En langage décodé, cela signifie que n’importe quelle per- sonne qui se retrouve nommée ministre du Budget ou de l’Économie, quelle que soit sa conception politique, finira par épouser la pensée dominante, celle véhiculée par la haute administration qui dirige, de fait, le ministère. La métaphore me plaît d’autant plus qu’elle implique que les hauts fonctionnaires de Bercy sont des cornichons qui dirigent sans comprendre et qui sont donc, eux-mêmes, dominés !
Pour le coup, il s’agit d’une conception très marxiste selon laquelle l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante…
Oui, mais ce qui est inaccessible au marxisme, ce sont les situations où les classes dominantes ne sont même plus capables de percevoir leur intérêt tant elles sont égarées dans l’Histoire. Et nous sommes précisément plongés dans un tel contexte : il est évident que l’accumulation de l’argent telle qu’elle se produit aujourd’hui n’a plus aucun sens. Nos classes dirigeantes ont construit une monnaie unique qui ne peut pas fonctionner, qui est au bord de l’explosion. L’euro va disparaître car il est, sous sa forme actuelle, condamné et les classes dirigeantes commencent à le pressentir, ce qui les rend si nerveuses. Du reste, ce constat que les gens d’en haut ne savent plus où ils en sont est peut-être ce qui est le plus angoissant dans la situation actuelle.
Les classes dirigeantes n’ont-elles pas intérêt à sauver l’euro ?
Même si la préservation de l’euro est l’intérêt des classes dirigeantes, celles-ci ne parviennent pas à le sauver car il existe des forces historiques qui sont plus puissantes qu’eux. Une classe dirigeante n’est pas maître du monde et de la réalité. Vous pouvez toujours décider que les différences entre pays européens –qu’elles soient économiques, historiques, sociologiques, culturelles ou que sais-je encore– sont marginales, que la mise en place d’une monnaie unique va, tel un deus ex machina, homogénéiser l’Europe. Mais la réalité est tout autre, les différences demeurent et, pour ne prendre que cet exemple, le taux de natalité est de deux enfants par femme en France et de 1,3 en Allemagne.
Et l’euro accentue au contraire ces divergences, tout en produisant des dysfonctionnements en cascade. L’Allemagne s’est adaptée en faisant de la zone euro, qui ne peut plus se défendre par la dévaluation, une aire privilégiée pour ses exportations, tout en délocalisant une partie de sa production dans la partie de l’Europe qui n’appartient pas à la zone euro. Ce faisant, elle génère des problèmes de déficits commerciaux et publics supplémentaires dans tous les pays de la zone euro, qui sont pourtant censés être les partenaires de l’Allemagne et avoir les mêmes intérêts.
Le fait national ne serait donc pas soluble dans le libre-échange ?
En fait, le concept national finit toujours par se rappeler au bon souvenir de ceux qui avaient décidé de l’ignorer ou qui le tenaient pour mort et enterré. C’est une donnée presque mystérieuse : la France n’existe pas qu’à travers son État. Elle vit aussi en tant que système constitué de multiples paramètres de mœurs, de langue, de rapports entre hommes et femmes. Ce système est en fait très solide et même les pires partisans du libre- échange et de la mondialisation y appartiennent, qu’ils le veuillent ou non. Lorsque les classes dirigeantes françaises finissent par n’être attachées qu’a ses projets supranationaux, par se raconter que la France n’existe plus, elles souffrent en fait d’un vrai problème d’identité nationale, beaucoup plus réel et grave que celui dont on affuble les enfants d’origine étrangère et musulmane.
Même en s’affrontant à la police dans les banlieues, les enfants d’immigrés sont pleinement français. En ne basculant pas véritable- ment dans la guerre civile, ils montrent qu’ils sont des petits Français très semblables aux enfants de bourgeois qui manifestaient dans les rues de Paris en 1968. Il n’en va malheureusement pas de même pour les classes dirigeantes, dont une large proportion a pour tradition de trahir son pays.
Comment expliquez-vous ce décalage entre le discours officiel et la réalité sociologique de la société française ?
La situation historique actuelle est difficile à saisir car elle est paradoxale. Elle intègre toute une partie de la période précédente qui était, somme toute, plutôt gentille, apaisée. Mais au-delà, la réalité sous-jacente de la société révèle une montée de la violence, notamment au niveau des rapports économiques. Or, cette violence va forcément finir par émerger de façon visible. Par exemple, la question de la dette publique et du poids des marchés est quelque chose de très violent. Il suffit d’observer le sort de la Grèce, qui se retrouve en situation coloniale, sommée de vendre la plupart de ses biens d’État à des fonds étrangers, pour s’en convaincre.
La baisse du niveau de vie va projeter en pleine lumière cette violence qui va finir par être dominante. La logique de la situation est une logique violente et lorsque Sarkozy parle violemment, il est dans la logique de l’époque. Ce qui n’est pas le cas des socialistes qui mettent un point d’honneur à se comporter comme des gens bien élevés, raisonnables, qui ne veulent pas faire de vagues. En un sens, ils ne sont pas dans leur époque, ils sont l’objet d’un certain déphasage. Mais nous sommes dans une phase où l’Histoire avance plus vite que les esprits. Les promoteurs du libre-échange et de la monnaie unique avaient gagné la bataille des idées en réussissant à faire croire qu’il n’y avait qu’une seule voie possible.
Pourtant, les lignes commencent à bouger car l’Histoire est en marche ; simplement, au train où vont les choses, l’euro explosera avant que le débat idéologique soit arrivé à maturité.
Si l’euro explose, que se passe-t-il concrètement ?
Plein de choses ! Tout d’abord, il faut admettre que cela posera de gros problèmes conjoncturels. Dans un contexte de crise monétaire, les risques sont réels et il y aura des erreurs à ne pas commettre pour ne pas que la machine s’arrête. Mais je crois qu’il faut avoir une vision équilibrée de l’explosion de l’euro, car toute crise est toujours pleine d’opportunités. L’absurdité des classes dirigeantes sera flagrante et ce sera l’occasion de donner un coup d’air frais dans le système, de mesurer les capacités de réaction d’une société qui se rend compte qu’elle était partie dans une mauvaise direction et qu’elle doit se ressaisir. Il y aura un effet libérateur et toutes sortes de choses paraîtront tout à coup possibles, y compris pour la liquidation de la dette publique.
Naturellement, on pourrait imaginer que les élites vont ramener le capitalisme sur une voie moins chaotique, ne serait-ce que pour préserver leurs intérêts. Mais ce n’est clairement pas ce qui se profile. L’aveuglement fait partie de l’Histoire et celle-ci n’est pas faite que de rationalité. C’est durant les années trente, alors que le monde occidental est ravagé par la crise économique, que Keynes prêche en faveur de l’action régulatrice de l’État, notamment via la dépense publique et sa fameuse Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, publiée en 1936.
Mais, en Allemagne, Hitler est déjà parvenu au pouvoir depuis trois ans et, en mettant en place une économie de guerre, d’investissement militaire, a ramené le chômage à un taux insignifiant. L’Histoire est allée beaucoup plus vite que la théorie et, pour la plupart des puissances occidentales, la véritable sortie de crise ne sera mise en place qu’au lendemain de la guerre. En clair, les solutions aux crises économiques et historiques de l’Histoire sont rarement appliquées à temps.