Entamons cette rentrée militante par une découverte littéraire que le hasard, parfois bienheureux, a porté à notre lecture.
La démocratie proxénète, essai anti-libéral à vecteur traditionaliste, est œuvre de Juliette et Roméo Bey, co-écrivains et éditeurs indépendants lyonnais dont la démarche intellectuelle n’est affilée à aucun organisme politique ni tributaire d’aucune cible de public privilégié.
Cette double autonomie, à la fois financière et idéologique, permet évidemment une liberté de ton et d’argument que le commerce de l’industrie du livre empêche dans la quasi-totalité de sa production. Outre son intérêt pédagogique évident, le propos d’ensemble trouve son originalité dans le recours aux fondements de la tradition vu comme principe résistant à une double mutation industrielle dont les conséquences socio-économiques et ontologiques ont perverti l’ensemble des champs des activités et dignités humaines.
Certes, en abordant, entre autres, des domaines aussi stupidement connotés que l’unité familiale, le couple solidaire ou l’esprit de don comme prémisse sociale tout en proposant une critique sans concessions de supercheries sociétales (féminisme beauvoirien, sexploitation, déliquescence morale via l’hédonisme marchandisé…), les auteurs s’exposent à l’anathème des progressistes acharnés dont la sensiblerie irréfléchie hurlera sans attendre au loup réactionnaire comme si le réagir conduisait sans alternative à l’archaïsme imbécile.
Et pourtant, n’en déplaise aux rares "penseurs" actuels qui se réclament d’une prétendue gauche tout en privilégiant le développement de l’autonomie personnelle (1) au mépris du pacte social bien compris, la thèse traditionnaliste ici présentée apparaît bien plus anti-libérale que la posture libertaire devenue l’alibi partenaire du développement capitaliste. Car, si les uns proposent le chemin de l’émancipation isolée, l’autre n’envisage que l’humilité et le don de soi au profit de l’équilibre commun qui préserve la sécurité de tous et favorise le bien-être général.
Ainsi, le choix d’un certain courage a été fait et c’est en toute sérénité que J. et R. Bey s’adressent à quiconque possède le jugement nécessaire à la réflexion honnête. Nous vous proposons ci-dessous la vidéo de présentation réalisée par les auteurs et un passage de cet ouvrage local à découvrir sans plus attendre.
En vente sur Kontre Kulture et sur le blog de La démocratie proxénète
(1) puisqu’on est dans le local, voir en ce sens les derniers écrits de Philippe Corcuff, maître de conférence à l’IEP de Lyon.
Extrait : (p65-68)
"Le pouvoir libéral se propose de libérer les citoyens de leurs serments de fidélité. Il autorise et invite parents et enfants à ne plus être tenus envers leurs familles, les conjoints envers leurs conjoints, les voisins envers leurs voisins, ni les citoyens entre eux, ni les camarades sur les lieux de travail, ni les fidèles de faire bloc. Aussi, nombre d’êtres humains étant attachés à ces solidarités, le projet n’a jamais fait l’unanimité, mais il n’a jamais cessé de prendre de l’importance, jusqu’à devenir dominant.
L’esprit de famille est remis en cause, la religion ridiculisée, la fidélité en amour est un archaïsme, le nationalisme est dénigré, toute autorité est anachronique. Ainsi vont les courants de la modernité non sans se heurter aux escarmouches d’arrière-garde de la tradition et à celles d’avant-gardes des partisans d’une nouvelle équité et d’un nouveau pacte social.
La propagande critique les pays dits archaïques, qui s’opposent et refusent de se laisser phagocyter par la mondialisation libérale. Elle les associe aux spectres du totalitarisme. Sur son propre sol, elle a fiché le patriotisme au registre des scélérats, des naïfs et des imbéciles, ce qui ne l’empêche pas d’être encore vivant. Les anciens attachements permettaient de vivre dans la confiance, d’avoir chaud au cœur et le monde en a la nostalgie.
La culture libérale a lancé à la tradition cet incroyable défi que les anciens sages avaient proscrit : la matérialité est la nouvelle sagesse ! Réinterprétant les valeurs à l’envers, elle reproche aujourd’hui à l’homme traditionnel d’avoir eu la lâcheté d’abdiquer son « être », son « identité » ou quelque nom flatteur que ce soit pour désigner l’ego. Elle lui reproche la tendance qu’il eut d’œuvrer au bénéfice de son pays ou de sa famille. Les nations réclamaient aux mères leurs enfants, dit-elle. Pour honorer la guerre, elle médaillait les soldats, dit-elle ! Aujourd’hui heureusement, l’ego n’est plus abandonné aux familles, aux nations ou à quoi que ce soit, l’ego ampoulé en est fort aise, mais il est livré en pâture aux étonnantes lois proxénètes du marché. La culture traditionnelle recherchait la loyauté dans les relations, de ce fait, elle établissait la dignité du serment et de la profession de foi entre les membres d’un corps social regardé comme supérieur au seul individu. La culture moderne noircit les appartenances, présente les engagements comme des inféodations. Or, le citoyen libre de tout engagement n’est pas de ce fait plus digne ni plus heureux, ni moins docile. Il est plus grassement nourri, mais certainement pas maître de son destin. Il en a l’illusion. Sa vie active lui est aliénée plus sûrement que lorsqu’il renonçait pour le bien général à ses pulsions égoïstes. En bout de ligne, la multitude des ego isolés et domestiqués par le système en profite peu. Les capitaux dominent le monde. La multitude est invitée à franchir les portes ouvertes du confort, si tant est qu’elle accepte le type d’aliénation culturelle qui convient au libéralisme. Peu importe que le candidat soit créatif, la matrice libérale accorde essentiellement de l’importance à la capacités des candidats à se conformer. Docilité qui fait la valeur et gradue le niveau atteint. La médiocrité n’est pas rédhibitoire, si tant est qu’elle s’accompagne d’un goût prononcé pour la conformité".