Étant donné la sévérité et l’incertitude de la crise économique que nous expérimentons tous, je suggère que nous regardions une fois encore l’œuvre de Milton Friedman, l’éminent économiste et ardent défenseur du capitalisme pur et dur.
Au cours de la période 1960/1980, Friedman était considéré par beaucoup d’universitaires, de politiciens et de leaders du monde comme l’économiste post-deuxième guerre mondiale le plus important. Friedman était conseiller économique en chef pour Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Menachem Begin. Il a aussi conseillé le dictateur militaire Chilien Augusto Pinochet.
Il est loin d’être surprenant de constater que de plus en plus de commentateurs aient ces dernières années réalisé que c’était l’idéologie de Friedman et son plaidoyer pour la libre entreprise, la non-intervention gouvernementale et la privatisation qui ont conduit à la catastrophe financière actuelle. C’était aussi la philosophie de Friedman qui a contribué à la transformation de l’Occident en une économie de service.
Mais Friedman n’était pas seulement un économiste : Il était aussi un ardent sioniste et un juif très fier. Friedman était aussi intéressé par le rôle des juifs dans le monde de la finance et de la politique. Il a aussi essayé d’analyser et de comprendre l’attitude des juifs envers l’argent. En 1972, il s’exprima à la société du Mont-Pèlerin au sujet du « capitalisme et des juifs ». En 1978, il répéta cette conférence, s’adressant aux étudiants juifs à l’institut Hillel de l’université de Chicago.
Je pense que Friedman mérite notre attention immédiate puisqu’il contribua à l’ascension d’une idéologie et d’une école de pensée qui porte une certaine responsabilité dans le réarrangement (certains diront démantèlement) de l’économie occidentale.
Le paradoxe juif :
Friedman était sans aucun doute un esprit vif qui pouvait donner des critiques vives et succinctes. Pourtant, Friedman n’était pas tout à fait un cosmopolite dans tous les sens du terme puisqu’il était profondément impliqué dans les préoccupations juives et les affaires sionistes, et qu’il était délibérément ouvert et transparent sur ces faits.
Dans les conférences qu’il a donné en 1972 et 1978, Friedman a examiné un paradoxe juif unique : « Voici deux propositions » a-t-il dit, « chacune d’entre elle est validé par les preuves et pourtant elles sont incompatible l’une avec l’autre » :
- La première proposition est que « il y a peu de peuples, voir aucun autre dans le monde qui doivent autant que les juifs à la libre entreprise et au capitalisme concurrentiel ».
- La seconde proposition est que « il y a peu de peuples dans le monde voir aucun autre qui ont fait autant que les juifs pour saper le fondement intellectuel du capitalisme ».
Comment concilie-t-on ces deux propositions contradictoires ?
Comme on peut le déduire de nos jours, Friedman, l’avocat de la libre entreprise, était clairement convaincu que le monopole et l’intervention du gouvernement étaient mauvais en général, mais, plus important encore pour lui, ils étaient également mauvais pour les juifs.
« Partout où il y a un monopole, qu’il soit privé ou gouvernementale, il y a de la place pour l’application de critères arbitraires dans la sélection du bénéficiaire du monopole – Que ces critères soient la couleur de peau, la religion, l’origine nationale ou d’autres. La où il y a la libre concurrence, seul la performance compte ». Friedman préfère clairement la concurrence. Selon lui, « le marché est daltonien. Une personne qui va au marché pour acheter du pain ne sait ou ne veut savoir si le blé a été cultivé par un juif, un catholique, un protestant, un musulman ou un athée : par des blancs ou des noirs ».
Friedman va même plus loin : « Tout meunier qui tient à exprimer ses préjugés personnels en achetant uniquement à des groupes préférés a un désavantage compétitif, étant donné qu’il s’empêche d’acheter la source la moins chère. Il peut exprimer son préjudice, mais il devra le faire à ses propres frais et accepter un revenu monétaire plus faible que ce qu’il pourrait normalement gagner ».
« Les juifs » continue-t-il, « ont le plus prospéré dans les pays ou le capitalisme concurrentiel a eu le plus d’ampleur : La Hollande du 16ème et 17ème siècles, la Grande-Bretagne et les États-Unis au 19ème et 20ème siècles et l’Allemagne entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle ».
Selon Friedman, ce n’est pas un hasard si les juifs ont le plus souffert sous l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, puisque ces deux pays ont clairement défié l’idéologie du marché libre.
On peut suggérer à ce point, que si c’est sans doute vrai que les juifs ont souffert sous la Russie soviétique et l’Allemagne nazie, et même s’il est vrai que ces pays ont défié l’idéologie du marché libre, Friedman ne parvient pas à établir une relation causale ou même rationnelle entre l’opposition au marché libre et les politiques anti-juives.
Néanmoins, le message que Friedman véhicule est clair : les juifs bénéficient du capitalisme dur et des marchés concurrentiels. Pourtant Friedman est également intrigué par l’affinité des intellectuels juifs pour l’anticapitalisme : « Les juifs ont été le bastion du sentiment anticapitaliste. De Karl Marx à Léon Trotski en passant par Herbert Marcuse, une fraction importante de la littérature anticapitaliste a été rédigée par des juifs ».
Friedman se demande comment cela est possible ? Comment se fait-il que malgré le record historique des bienfaits du capitalisme pour les juifs, en dépit de l’explication intellectuelle de ce phénomène qui est implicite ou explicite dans la plupart de la littérature libérale à compter d’Adam Smith, les juifs ont été démesurément anticapitalistes ?
Friedman examine certaines réponses :
Assez souvent nous entendons des juifs de gauche dire que leur affinité pour les questions humanitaires est entraînée par leur « héritage humaniste juif ». J’ai moi-même remarqué plus d’une fois que ceci est un mensonge absolu. Il n’y a pas un tel héritage juif. Poussés par un précepte tribal, l’idéologie juive et le judaïsme sont dépourvus d’éthiques universelles. Et s’il y a un peu d’humanisme dans la culture juive, il est loin d’être universel.
Cependant, Friedman va plus loin sur le sujet : en se référent directement à Lawrence Fuchs qui soutient que l’anticapitalisme des juifs est « un reflet des valeurs issues de la religion et de la culture juive », Friedman s’étonne : si la culture juive est en effet intrinsèquement anticapitaliste (comme le suggère Fuchs), alors comment se fait-il que les juifs n’aient pas réussi à lutter contre le capitalisme et le libre marché tout au long de leur histoire ? Friedman analyse que « tandis que la religion et la culture juive remonte à plus de 2000 ans, l’opposition juive au capitalisme et l’attachement au socialisme remontent quand à eux à moins de deux siècles ».
En tant qu’intellectuel juif, Friedman a réussi à démonter l’argument de Fuchs selon lequel la culture juive serait intrinsèquement socialiste ou humaniste. Si le judaïsme est en effet intrinsèquement et naturellement lié à une telle éthique, comment se fait-il que cet humanisme ait échoué à devenir dominant à travers l’histoire juive ?
Friedman reflète aussi d’une manière étonnamment respectueuse, les écrits du prétendu antisémite Werner Sombart, « les Juifs et le capitalisme moderne ». Sombart identifie l’idéologie juive au cœur du capitalisme. « Tout au long des siècles, les Juifs ont défendu la cause de la liberté individuelle dans l’activité économique contre l’opinion dominante de l’époque. L’individu ne devrait pas être entravé par des réglementations de toutes sortes. Je pense que la religion juive a les mêmes idées principales que le capitalisme … ».
Bien que les intellectuels juifs à l’époque étaient largement mécontents avec le livre de Sombart, Milton Friedman était assez courageux pour admettre qu’il n’y a rien dans le livre de Sombart lui-même pour justifier une accusation d’antisémitisme (bien qu’il soutienne qu’il y en a certainement dans ses écrits ultérieurs). Friedman qui est un capitaliste fier, tend effectivement à interpréter le livre de Sombart comme « philosémite ».
« Si, comme moi », dit Friedman, « vous considérez le capitalisme concurrentiel comme le système économique qui soit le plus favorable à la liberté individuelle, aux réalisations créatrices en matière de technologie et d’art, et aux plus large possibilités possibles pour l’homme ordinaire, alors vous considérerez comme des éloges le rôle clé qu’il attribue aux juifs dans le développement du capitalisme. Vous verrez ce livre comme je le vois c’est-à-dire comme philosémite ».
Milton Friedman serait peut-être même d’accord avec le jeune Marx, pour dire que le capitalisme est juif « par nature ». Pourtant, alors que Marx croyait que pour que le monde puisse se libérer du capitalisme, il devait s’émanciper des Juifs, pour Friedman, le capitalisme est d’une valeur profonde et doit être respectée, et les Juifs devraient être félicités pour leur lien inhérent avec cette philosophie et ses ramifications diverses.
Selon Friedman, pour que le capitalisme l’emporte, les Juifs doivent continuer à faire ce en quoi ils sont bons : c’est-à-dire, commercer librement dans un marché ouvert et concurrentiel.
Friedman semble rejeter la présumée « honnêteté intellectuelle » derrière l’affiliation juive avec la gauche et l’anticapitalisme : il a tendance à dire que l’inclinaison intellectuelle juive vers la gauche est une conséquence directe de certaines circonstances politiques et historiques, plutôt qu’un choix éthique ou idéologique. Il explique que, selon lui, l’affiliation juive avec la gauche est le produit d’un événement particulier en Europe au 19ème siècle.
« A partir de la révolution française, le spectre politique européen s’est divisé en une « gauche » et une « droite » le long d’un axe qui a impliqué la question de la laïcité. La droite (conservatrice, monarchique et « cléricale ») a maintenu qu’il devait y avoir une place pour l’église dans l’espace public, la gauche (démocratique, libérale, radicale) a estimé qu’il ne devait pas y avoir d’Église du tout. . . »
Il était alors donc naturel pour les Juifs de rejoindre la gauche - en fait, les Juifs ne pouvaient rejoindre que la gauche.
« L’axe séparant la gauche de la droite a également formé une frontière naturelle pour la participation politique juive. C’est la gauche, avec son nouveau concept laïc de la citoyenneté, qui avait accompli l’émancipation, et ce n’était que la gauche, qui pouvait voir une place pour les Juifs dans la vie publique ». Un tel raisonnement considère donc les liens juifs avec la gauche comme un geste politique opportuniste plutôt qu’une forme « d’éveil moral ».
Une telle lecture de la « gauche juive » réaffirme ma propre évaluation critique. Cela explique aussi pourquoi certains juifs rejoignent la gauche - ils soutiennent le cosmopolitisme, la solidarité, une classe ouvrière internationale, et pourtant, ils semblent souvent préférer opérer au sein de « cellules juives » racialement orientées, comme le Bund, les socialistes juifs ou même les Juifs pour le boycott des produits israéliens.
Le raisonnement de Friedman pourrait aussi expliquer pourquoi autant de juifs qui avaient leurs racines dans la soi-disant « gauche », ont fini par prêcher l’interventionnisme moral et le Néo-Conservatisme.
Friedman affirme également, que les liens juifs avec la gauche devraient être compris comme une tentative de désavouer certains stéréotypes antisémites montrant les juifs comme étant « des marchands ou des bailleurs de fonds qui mettent en avant les intérêts commerciaux avant les valeurs humaines ».
Selon Friedman, le juif anticapitaliste est là pour prouver que, loin d’être des accapareurs d’argent, égoïstes et sans cœurs, les Juifs sont vraiment dévoués au bien public, généreux et soucieux des idéaux plutôt que des biens matériels. « Quoi de mieux pour réussir cela que d’attaquer le marché, sa dépendance à l’égard des valeurs monétaires et des transactions impersonnelles, et pour glorifier ce processus politique, prendre comme idéal un État dirigé par des gens bien intentionnés pour le bénéfice de leurs concitoyens ? »
Dans la logique de Friedman, ce n’est donc pas un « éveil moral » qui pousse le Juif vers la gauche, ce n’est pas non plus l’humanisme, la solidarité ou la bonté, mais au contraire, il semble que ce soit une tentative désespérée de rétablir ou de modifier l’image juive.
Assez curieusement, je me trouve en accord total avec Friedman, bien que je le formulerais différemment. Je fais la distinction entre « l’homme de gauche qui se trouve être juif » -une catégorie innocente inspirée par l’humanisme, et « la communauté juive de gauche », qui me semble être une contradiction dans les termes, puisque la gauche vise à se transcender elle-même universellement au-delà de l’ethnicité, de la religion ou de la race. Il est clair que le terme « gauche juive » est là pour maintenir une identité tribale juive ethno-centrée au cœur de la philosophie de la classe ouvrière. « Gauche juive » est là pour servir en premier lieu les intérêts juifs.
J’ai remarqué que Richard Kuper, le militant juif européen responsable du bateau juif pour Gaza, a déclaré que le but de cette opération était de montrer que « tous les Juifs ne soutiennent pas la politique israélienne envers les Palestiniens ».
Il me semble que le message véhiculé par Kuper est assez clair : plutôt que d’être entièrement motivé par une véritable attention pour les Palestiniens de Gaza, le bateau juif était aussi engagé dans un échange symbolique. Il était aussi là pour sauver l’image des Juifs plutôt que de seulement apporter un soutien humanitaire. Ce seul fait peut expliquer pourquoi le bateau juif n’a effectué aucune aide humanitaire pour les Gazaouis. Plutôt qu’une « mission d’aide humanitaire pour les Palestiniens », il venait sûrement aussi au « secours de l’image des juifs ».
De toute évidence, Friedman a réussi à résoudre le paradoxe entre ces deux propositions initiales (les Juifs étant les bénéficiaires du capitalisme contre les Juifs étant profondément anticapitalistes) en offrant une explication historique et politique : les juifs ou les intellectuels juifs ne sont pas vraiment contre le capitalisme, ce sont juste les « circonstances particulières du 19ème siècle et les tentatives inconscientes par les Juifs de démontrer à eux-mêmes et au monde la fausseté du stéréotype antisémite qui ont poussé les Juifs vers la gauche ». Ce n’était ni l’idéologie, ni l’éthique.
Cette interprétation explique pourquoi le sionisme de gauche était condamné à disparaître. Lors de ses entretiens, Friedman a examiné la division politique droite / gauche en Israël. Il a remarqué que deux traditions opposées sont à l’œuvre au sein de l’État juif : « une ancienne » – qui remonte à près de deux mille ans - qui trouve des façons de contourner les restrictions gouvernementales (et) une moderne - qui remonte à un siècle – qui croit au « socialisme démocratique » et à la « planification centralisée ». Friedman était assez intelligent pour déduire déjà en 1972 que ce serait la « tradition juive », plutôt que le « socialisme », qui prévaudrait. Friedman avait déjà remarqué dans les années 1970 qu’Israël était capitaliste jusqu’à l’os. Il a prédit que la courte phase de « pseudo socialisme » sioniste était étrangère à la culture juive.
Pourtant, ce n’est pas seulement la gauche israélienne qui était condamnée à mourir. L’interprétation de Friedman de la culture juive explique aussi pourquoi le Bund est mort ; Il ne s’est pas vraiment répandu à l’Ouest ; Cela explique aussi pourquoi la légendaire Matzpen et autres groupes révolutionnaires tribaux juifs antisionistes n’ont jamais attiré les masses juives.
Prophétie auto-réalisatrice
Friedman n’est pas exempt de défauts. En dépit de son interprétation succincte de la division juive gauche / droite, il y a quelques points cruciaux qui doivent être faits sur l’interprétation de la culture juive, et de la lecture du capitalisme par Friedman. Il affirme que le marché libre et la concurrence sont bons pour les Juifs. Pourtant, il est également convaincu que l’intervention du gouvernement est une catastrophe qui mène à l’antisémitisme et à d’autres formes de fanatisme institutionnel. Si le modèle de Friedman est valide, alors les Juifs de l’Ouest feraient mieux de se préparer, puisque les gouvernements occidentaux sont actuellement en train d’intervenir dans les marchés dans une tentative désespérée de ralentissement de la chute inévitable de ce qui reste de notre économie et de la richesse relative.
Si le modèle de Friedman est correct, et que l’intervention est en effet mauvaise pour les Juifs, alors le fanatisme anti-juif pourrait être immanent, compte tenu notamment des gigantesques plans de sauvetage mis en place par les Etats dans une tentative de sauver ce qui reste de l’économie de l’Ouest.
Mais cela va plus loin - Il est également clairement évident que les plans de sauvetage sont là pour modifier une catastrophe colossale causée par l’approbation de l’idéologie de Friedman. Nous payons tous un prix très lourd pour la libre entreprise, le capitalisme pur et dur, ou en général, les idéologies pour lesquelles Friedman était si enthousiaste.
Il y a quelque chose que Friedman n’a pas dit à ses auditeurs dans les années 1970 - Il n’avait probablement pas réalisé lui-même la pleine signification de son modèle économique. Lui-même ne s’est pas rendu compte que l’adoption de sa philosophie par Ronald Reagan et Margaret Thatcher a amené l’Occident à genoux. Il ne s’est pas rendu compte non plus que ce serait son propre plaidoyer du capitalisme pur et dur qui conduirait les continents occidentaux à la pauvreté et au dénuement. Il ne s’est peut-être pas rendu compte dans les années 1970 que son modèle finirait par éliminer la productivité et chaque aspect positif de l’État-providence.
Milton Friedman ne se rendit pas compte que l’économie de service qui avait convenu à certaines minorités ethniques pendant deux millénaires ne serait pas nécessairement un modèle de réussite une fois adoptée dans un modèle macro. Comme Friedman l’avait déduit, tout au long de leur histoire les juifs et d’autres minorités ethniques étaient très efficaces opérant dans une économie de service au sein de marchés concurrentiels et productifs. Cependant, les Juifs et les autres minorités ethniques ou religieuses ont bien fait parce que d’autres étaient là pour travailler autour d’eux. La transformation de l’Occident en une économie de services motivée par l’avidité, un processus qui a suivi les préceptes économiques de Friedman, est en train de se révéler être un désastre. C’est synonyme de pauvreté et de dépression mondiale. Ceci se traduit dans l’aliénation du travail et la productivité.
Friedman a peut-être eu raison quand il a prédit que l’intervention gouvernementale pouvait conduire à l’antisémitisme - Et pourtant, il n’a probablement pas réalisé que c’est en grande partie son propre patrimoine intellectuel qui serait responsable de la catastrophe financière actuelle. C’est en fait son propre modèle économique et sa prophétie qui pourrait également faire connaitre aux Juifs beaucoup plus de souffrance.