Cet entretien entre George Soros, qu’on ne présente plus, et Gregor Peter Schmitz, est tiré du magazine allemand Wirtschaftswoche, la « semaine économique ».
Il faut lire ces interviews fleuve. Pourquoi ?
Parce que les gens, surtout les gens de pouvoir – même s’ils n’ont aucun mandat officiel, mais dont on devine la puissance – finissent toujours par dire la vérité, enfin, leur vérité. On ne peut pas passer sa vie à mentir. Certes, un Soros comme un Attali polit son discours, arrondit les angles, contrôle sa parole, noie le poisson, mais parfois, immanquablement, une vérité brute surgit, tel un calmar géant, un élément du discours profond remonte à la surface...
Gregor Peter Schmitz : Quand le Time a mis la chancelière allemande Angela Merkel en couverture, il lui a attribué le titre de « Chancelière du monde libre ». Pensez-vous que cela soit justifié ?
George Soros : Oui. Comme vous savez, j’ai critiqué la chancelière par le passé et je continue à fortement critiquer sa politique d’austérité. Mais après l’attaque de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine, elle devint le leader de l’UE et par conséquent, et indirectement, du monde libre. Jusqu’alors c’était une politicienne douée qui savait lire l’humeur du public et répondre à cette humeur. Mais en résistant à l’agression russe, elle s’est transformée en leader montant au créneau en contradiction avec l’opinion alors dominante.
Elle fut peut-être encore plus perspicace lorsqu’elle a reconnu que la crise migratoire avait le potentiel pour détruire l’UE, d’abord en provoquant une rupture dans le système Schengen de frontières ouvertes et finalement en sapant le marché commun. Elle a pris une initiative audacieuse pour changer l’attitude du public. Malheureusement, le plan n’était pas suffisamment bien préparé. La crise est loin d’être résolue et sa position de dirigeante – non seulement en Europe mais aussi en Allemagne et même dans son propre parti – est menacée.
Gregor Peter Schmitz : Merkel était d’habitude très prudente et réfléchie. Les gens pouvaient lui faire confiance. Mais dans le cas de la crise migratoire, elle a agi de manière impulsive et a pris un gros risque. Sa façon de diriger a changé et cela rend les gens nerveux.
George Soros : C’est exact mais je suis heureux de ce changement. Il y a plein de raisons d’être nerveux. Comme elle l’avait très justement prédit, l’UE est au bord de l’effondrement. La crise grecque a enseigné aux autorités européennes l’art de patauger d’une crise à une autre. Cette pratique est connue sous le nom de « remettre les choses à plus tard » mais il serait plus approprié de décrire cela comme frapper une balle vers le haut d’une pente si bien qu’elle retombe sans cesse dans vos pieds. L’UE doit aujourd’hui faire face non pas à une crise mais à cinq ou six à la fois.
Gregor Peter Schmitz : Pour être plus spécifique, faites-vous référence à la Grèce, à la Russie, à l’Ukraine, au référendum britannique à venir et à la crise migratoire ?
George Soros : Oui. Et vous n’avez pas abordé la cause qui est à la racine de la crise migratoire : le conflit en Syrie. Vous n’avez pas non plus abordé l’effet regrettable que les attaques terroristes à Paris et ailleurs ont eu sur l’opinion publique européenne.
Merkel avait prévu le potentiel de la crise migratoire à détruire l’UE. Ce qui était une prédiction est devenu réalité. L’UE a sérieusement besoin de réparations. C’est indéniable mais ce n’est pas irréversible. Et ceux qui peuvent empêcher que la prédiction funeste de Merkel se réalise sont en fait les Allemands. Je pense que les Allemands, sous la direction de Merkel, ont atteint une position d’hégémonie. Mais ils l’ont fait au rabais. Normalement, ceux qui acquièrent une hégémonie doivent faire attention non seulement à leurs propres intérêts mais aussi à ceux qui se trouvent sous leur protection. L’heure du choix a maintenant sonné pour les Allemands : veulent-ils accepter les responsabilités et les engagements incombant à la puissance dominante en Europe ?
Gregor Peter Schmitz : Diriez-vous que la direction de Merkel face à la crise migratoire diffère de sa direction face à la crise de l’euro ? Pensez-vous qu’elle est à présent plus encline à devenir une dominatrice bienveillante ?
George Soros : Ce serait trop en demander. Je n’ai aucune raison de changer mon point de vue critique sur sa façon de diriger durant la crise de l’euro. Si elle avait fait preuve bien plus tôt du leadership qu’elle montre maintenant, cela aurait été utile à l’Europe. Il est dommage que, lors de la faillite de Lehman Brothers en 2008, elle n’ait pas été disposée à autoriser que le sauvetage du système bancaire européen soit garanti au niveau européen parce qu’elle sentait que l’opinion publique allemande y serait majoritairement opposée. Si elle avait essayé d’infléchir l’opinion publique au lieu de la suivre, la tragédie de l’UE aurait pu être évitée.
Gregor Peter Schmitz : Mais elle ne serait pas restée chancelière d’Allemagne pendant dix ans.
George Soros : Vous avez raison. Elle a été très habile à satisfaire les exigences et aspirations d’une grande diversité de citoyens allemands. Elle avait le soutien à la fois de ceux qui voulaient être de bons Européens et de ceux qui voulaient qu’elle protège les intérêts nationaux de l’Allemagne. C’est un exploit non négligeable. Elle a été réélue avec une majorité plus forte. Mais, en ce qui concerne la question des migrants, elle a quand même agi par principe, et elle a été prête à mettre en jeu sa position de leader. Elle mérite le soutien de ceux qui partagent ses principes.
Je le prends très personnellement. Je suis un ardent défenseur des valeurs et des principes d’une société ouverte du fait de mon histoire personnelle, avoir survécu à l’holocauste en tant que juif sous l’occupation nazie de la Hongrie. Et je pense qu’elle partage ces valeurs du fait de son histoire personnelle, avoir grandi sous le régime communiste en Allemagne de l’Est sous l’influence de son père qui était pasteur. Ce qui fait que je la soutiens même si nous sommes en désaccord sur de nombreuses questions importantes.
Gregor Peter Schmitz : Vous vous êtes tellement impliqué dans la promotion des principes d’une société ouverte et dans le soutien à un changement démocratique en Europe de l’Est. Pourquoi y a-t-il autant d’opposition et de ressentiment envers les réfugiés là-bas ?
George Soros : Parce que les principes d’une société ouverte n’ont pas de fortes racines dans cette partie du monde. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán promeut les principes d’une identité hongroise et chrétienne. Combiner identité nationale et religion est un très puissant mélange. Et Orbán n’est pas tout seul. Le chef du parti nouvellement élu pour diriger la Pologne, Jarosław Kaczyński, adopte une approche similaire. Il n’est pas aussi intelligent qu’Orbán, mais c’est un politicien habile et il a choisi la migration comme thème central de sa campagne. La Pologne est l’un des pays les plus homogènes ethniquement et religieusement en Europe. Un immigré musulman en Pologne catholique est la personnification de l’Autre. Kaczyński a réussi à le dépeindre comme le diable.
Gregor Peter Schmitz : Plus généralement, comment voyez-vous la situation politique en Pologne et en Hongrie ?
George Soros : Bien que Kaczyński et Orbán soient des personnes très différentes, les régimes qu’ils prévoient d’établir sont très similaires. Comme je l’ai suggéré, ils cherchent à exploiter un mélange de nationalisme ethnique et religieux pour se maintenir perpétuellement au pouvoir. Dans un sens, ils essaient de rétablir le genre de démocratie de façade qui a prévalu dans la période entre la Première et la Seconde Guerre mondiale dans la Hongrie de l’amiral Horthy et la Pologne du maréchal Piłsudski. Une fois au pouvoir, ils sont susceptibles de s’emparer de certaines des institutions de la démocratie qui sont et doivent être autonomes, comme la Banque centrale ou la Cour constitutionnelle. Orbán l’a déjà fait ; Kaczyński commence à peine maintenant. Ils vont être difficiles à éliminer.
En plus de tous ses autres problèmes, l’Allemagne va bientôt avoir un problème polonais. Contrairement à la Hongrie, la Pologne est l’un des pays les plus prospères d’Europe, à la fois économiquement et politiquement. L’Allemagne a besoin que la Pologne la protège de la Russie. La Russie de Poutine et la Pologne de Kaczyński sont hostiles l’une envers l’autre mais elles sont encore plus hostiles aux principes sur lesquels l’UE a été fondée.
Gregor Peter Schmitz : Quels sont ces principes ?
George Soros : J’ai toujours considéré l’UE comme l’incarnation des principes de la société ouverte. Il y a un quart de siècle, lorsque j’ai commencé à m’impliquer dans la région, vous aviez une Union soviétique moribonde et une Union européenne émergeante. Et, il est intéressant de noter, toutes deux ont entrepris une gouvernance internationale. L’Union soviétique a essayé d’unir les prolétaires du monde et l’Union européenne a essayé d’établir un modèle d’intégration régionale basé sur les principes d’une société ouverte.
Gregor Peter Schmitz : Quelle est la comparaison avec la situation actuelle ?
George Soros : L’Union soviétique a été remplacée par une Russie renaissante et l’Union européenne se voit dominée par les forces du nationalisme. La société ouverte en laquelle Merkel et moi-même croyons tous deux du fait de nos histoires personnelles, et que les réformateurs de la nouvelle Ukraine veulent rejoindre du fait de leurs histoires personnelles, n’existe pas en réalité. L’Union européenne était supposée être une association délibérée entre parties égales mais la crise de l’euro l’a transformée en une relation entre créanciers et débiteurs dans laquelle les débiteurs ont du mal à faire face à leurs obligations et les créanciers déterminent les conditions que les débiteurs doivent remplir. Cette relation n’est ni délibérée ni égalitaire. La crise migratoire a apporté d’autres brèches. Par conséquent, la survie même de l’UE est menacée.
Gregor Peter Schmitz : C’est un point intéressant parce que je me rappelle que vous étiez très critique à l’égard de Merkel, il y a deux ans de cela, au motif qu’elle était trop préoccupée par les intérêts de ses électeurs et la mise en place d’une hégémonie allemande à peu de frais. Maintenant, elle a vraiment changé de cap quant à la question migratoire et ouvert grand la porte aux réfugiés syriens. Cela a créé un appel d’air qui a permis en retour aux autorités européennes de développer une politique d’asile avec un objectif généreux, jusqu’à un million de réfugiés par an avec cet objectif ciblé pour plusieurs années. On peut s’attendre à ce que les réfugiés qualifiés pour être admis demeurent où ils sont jusqu’à ce que leur tour vienne.
George Soros : Mais nous n’avons pas de politique d’asile européenne. Les autorités européennes doivent en assumer la responsabilité. Ceci a transformé l’afflux croissant de réfugiés de l’an dernier, d’un problème gérable c’est devenu une crise politique aigüe. Chaque État membre s’est égoïstement concentré sur ses propres intérêts, souvent agissant contre les intérêts des autres. Ce qui a précipité la panique parmi les demandeurs d’asile, le grand public et les autorités responsables du maintien de la loi et de l’ordre public. Les demandeurs d’asile ont été les victimes principales. Mais vous avez raison. C’est à Merkel que revient le crédit d’avoir rendu une politique d’asile européenne possible.