La main invisible ! Voilà l’un des reproches traditionnels formulés par l’anti-maçonnisme, clament les frères, toujours prompts à mettre en garde contre la " complotite " et la désignation de boucs émissaires. Comme si la franc-maçonnerie se trouvait, par nature, exonérée de l’observation sociologique des réseaux d’influence. La curiosité à l’égard d’une confrérie qui compte, en France, 150.000 membres et qui a pour ciment le secret d’appartenance n’est pourtant pas illégitime. Mais l’Église catholique, dès la naissance des premières loges, y est allée très fort en prononçant à l’encontre des premiers frères une sanction extrême : l’excommunication.
L’animosité de Rome survient très tôt, en effet. En 1738, la France ne compte pas plus de 300 ou 400 frères, initiés depuis moins de dix ans, lorsque le Vatican publie, sous la plume du pape Clément XII, la bulle "In eminenti". Pourquoi condamner les francs-maçons à la sanction la plus grave qui soit pour un catholique ? Qu’ont-ils fait de si terrible ? Pas grand-chose, à vrai dire. Le réquisitoire insiste sur plusieurs points : les initiés acceptent parmi eux des hommes de toutes les religions, ils ont mauvaise réputation, mais surtout ils prononcent un serment de secret qui ne peut être que suspect. Car les bons catholiques n’ont rien à cacher. Les autres ? Ils doivent être excommuniés.
Multiconfessionnalisme
C’est sévère et inattendu pour une minuscule institution dont les membres sont dans leur quasi-totalité de paisibles bourgeois. "Les raisons de cette condamnation précoce sont restées obscures jusqu’aux découvertes effectuées il y a une vingtaine d’années par un jésuite espagnol, José Ferrer Benimeli, explique Roger Dachez, président de l’Institut maçonnique de France et historien réputé. Celui-ci a eu accès, en sa qualité de prêtre, aux archives du Vatican qui n’étaient pas accessibles aux chercheurs. Il a découvert que cette première condamnation avait été prononcée, dans l’absolue ignorance de ce qu’était la franc-maçonnerie, par un pape qui était un vieux monsieur et qui s’était contenté de signer un document préparé par les bureaucrates qui l’entouraient. Or, les États du pape, qui représentent alors environ un tiers du territoire italien, sont menacés par le gouvernement de Toscane, qui réclame leur restitution. Dans ce gouvernement figurent plusieurs francs-maçons. Benimeli démontre que la diplomatie vaticane utilise donc l’anathème contre les premiers frères pour déconsidérer Florence."
La bulle, pour justifier sa position, évoque le multiconfessionnalisme des loges et le serment de secret, mais aussi "d’autres raisons de nous connues". Une explication qui est longtemps passée pour une formulation ampoulée chère à la littérature vaticane, mais que le père Benimeli interprète comme une allusion très voilée au conflit avec la Toscane.
Cette bulle provoque-t-elle l’effroi parmi les quelques centaines de frères ? Pas du tout. Elle passe presque inaperçue en France. À Paris, le Parlement refuse de ratifier la lettre encyclique, qui demeure donc sans effet. Le roi va-t-il tenter de passer en force et organiser un "lit de justice" pour imposer sa souveraineté à des magistrats réticents ? Il n’en voit guère l’intérêt. Les francs-maçons ne représentent pas une menace pour la monarchie, qui ne doit pas user son autorité sur des sujets mineurs. La bulle de 1738 n’est donc jamais enregistrée, pas plus que celle de 1751, signée par Benoît XIV.
Foudres de Rome
Les catholiques français qui se rendent en loge peuvent donc avoir l’esprit tranquille. Grâce au gallicanisme, ils sont préservés des foudres de Rome. Quelques évêques ultramontains, tel Mgr de Belsunce à Marseille, très respecté pour être l’un des seuls à n’avoir pas déserté la cité phocéenne pendant la grande peste de 1720, publient bien des mandements contre les francs-maçons. Mais ils passent pour des originaux, avec leurs objections spirituelles que contredit le raisonnement juridique le plus élémentaire. Certains évêques qui veulent appliquer la bulle papale sont même inquiétés. En tant que fonctionnaires, ils doivent faire respecter la loi française et non s’aligner sur des décisions venues de l’étranger. "Un courrier de l’ambassadeur de France près le Saint-Siège au cardinal de Fleury, Premier ministre de Louis XV, parle même de la mesure d’excommunication décidée en 1738 comme d’une péripétie et précise qu’il s’agit d’une mesure sans effet tant on excommunie à tour de bras à la cour de Rome, dit Pierre Mollier, directeur de la bibliothèque du Grand Orient de France et du musée de la Maçonnerie. D’ailleurs, parmi les fondateurs du Grand Orient, il y avait à peu près 10 % d’ecclésiastiques, preuve que l’idée d’une incompatibilité n’effleurait pas les esprits."
Les francs-maçons sont donc, dans l’Hexagone, des catholiques comme les autres. Certaines loges font même obligation à leurs membres d’assister à la messe, le dimanche de Pâques, en grande tenue, tablier et gants blancs.
Trêve
Le grand coup de tonnerre arrive avec la Révolution, qui met fin à cette paisible cohabitation. Parmi les immigrés, on s’interroge sur l’effondrement brutal de cette monarchie qui, quelques mois avant le séisme, semblait encore si solide. C’est un ecclésiastique qui répond à ce questionnement. À partir de 1798, l’abbé Barruel publie cinq volumes imposants intitulés Mémoires pour servir l’histoire du jacobinisme, dans lesquels il explique comment la Révolution française résulte d’un complot contre le roi et l’Église, complot mené par plusieurs sociétés secrètes, dont la franc-maçonnerie. L’abbé confond en réalité - comme le feront beaucoup de conspirationnistes dans son sillage - les francs-maçons avec les Illuminés de Bavière, organisation qui n’a connu que quelques années d’existence, mais qui a alimenté bien des théories du complot et a contribué au succès, par exemple, de l’écrivain Dan Brown. Le livre de Barruel est, pour l’époque, une sorte de best-seller. Après sa publication, le divorce semble inévitable entre conservateurs et francs-maçons.
Napoléon Bonaparte offre une trêve, pour des motifs très intéressés. En effet, même si sa famille compte plusieurs initiés, il n’éprouve aucune sympathie particulière pour ceux qui fréquentent les loges. Sur l’insistance de l’illustre frère Cambacérès, toutefois, le futur empereur examine la situation britannique. À Londres, la franc-maçonnerie fait partie intégrante de la monarchie. La Grande Loge unie d’Angleterre est dirigée par un membre éminent de la famille royale, généralement le prince de Galles, et a pour chapelain l’archevêque de Cantorbéry, primat de l’Église anglicane. Il crée donc, à cette image, une franc-maçonnerie impériale, où sont intégrées toutes les nouvelles élites, fêtées et décorées en échange de leur absolue docilité. "Une année de son règne, Napoléon se rend dix-sept fois au siège du Grand Orient de France, raconte Pierre Mollier. Imaginez, de nos jours, un président de la République qui se rendrait plus d’une fois par mois au siège d’une obédience !"
C’est au sortir de l’Empire que les hostilités commencent véritablement. Louis XVIII tolère la franc-maçonnerie, Charles X a été initié avant la Révolution, mais la Restauration apprend vite à se méfier des frères, suspects de progressisme. Elle n’a pas tout à fait tort. Tous ceux qui veulent lutter contre l’autoritarisme de l’État et le pouvoir de l’Église se retrouvent dans les loges. L’autoritarisme ? Puisque le pluralisme politique n’existe pas, La Fayette, en 1820, s’appuie sur ses réseaux maçonniques pour faire exister son Parti libéral. La toute-puissance de l’Église ? Après la signature du Concordat par Napoléon et Pie VII, le gallicanisme s’est évanoui et toutes les mesures du pape s’appliquent en France, excommunication comprise.
Rupture
C’est à ce moment, autour de 1848, qu’est prononcé le divorce très contentieux entre l’Église et la franc-maçonnerie. Celle-là soupçonne celle-ci de souffler sur les braises de la sédition républicaine. Il est vrai que les frères, choqués par les anathèmes qui s’abattent sur eux, en rajoutent dans l’anticléricalisme. "Quand, dans la seconde partie du XIXe siècle, Rome multiplie les bulles d’excommunication, les francs-maçons s’en glorifient, explique Roger Dachez. Par un suprême retournement, ils affirment que l’Église ne s’y est pas trompée et qu’elle a reconnu très tôt son ennemi véritable, puisque le premier acte d’hostilité d’un pape à son égard date de 1738 !"
La montée en puissance des républicains - un mot nouveau qui n’avait pas cours quelques décennies auparavant - se nourrit d’anticléricalisme, voire d’anticatholicisme. La République radicale et l’Église se livrent à une surenchère qui se nourrit d’espionnite, de suspicions et de manipulations. En 1884, année de la publication de la bulle "Humanum genus", Mgr Fava, évêque de Grenoble qui considère la franc-maçonnerie comme rien de moins qu’une hérésie, fonde un mensuel intitulé La Franc-Maçonnerie démasquée, instrument de combat contre les idées républicaines. "Dix ans plus tard se crée à Rome l’Union antimaçonnique universelle, une organisation à vocation internationale qui reçoit l’approbation du Vatican, explique l’historien Michel Jarrige, auteur de L’Église et la franc-maçonnerie, histoire des soupçons et du complot (éd. Jean-Cyrille Godefroy, 2010). La Franc-Maçonnerie démasquée devient l’organe officiel de sa filiale française, l’Union antimaçonnique de France, dont le conseil central se composait de catholiques qui avaient tous reçu l’assentiment de Mgr Richard, archevêque de Paris. L’un des objectifs de cette organisation consistait à instaurer une messe quotidienne d’expiation et à inviter ses membres à réciter, si possible une fois par jour, une prière de réparation." En 1894, l’Union antimaçonnique universelle organise un congrès à Trente, en Italie. Cinq journées d’études consacrées à la franc-maçonnerie auxquelles le pape Léon XIII adresse un message d’encouragements.
De leur côté, les frères du Grand Orient de France, ou du moins certains d’entre eux, se transforment en "bouffeurs de curés". En 1904, le convent du Grand Orient de France - qui a abandonné en 1877 la référence obligatoire au Grand Architecte de l’Univers - en vient à débattre de la nécessité d’être antireligieux. Initiative rejetée au nom de la liberté de conscience. Car c’est l’Église catholique, et non la religion en tant que telle, qui provoque l’animosité des frères.
Contentieux politique
Le contentieux, en effet, n’est pas de nature religieuse, mais politique. Il s’agit d’une question de pouvoir, que la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État porte à son acmé. Les plaies provoquées par cette défiance réciproque peinent à cicatriser, jusque dans les péripéties les plus pittoresques qui surviennent dans les obédiences. "En 1932, les responsables d’une loge de Paris, la Clémente Amitié cosmopolite, écrivent au conseil de l’Ordre du Grand Orient, raconte Pierre Mollier. Ils sont très ennuyés, car un de leurs éléments les plus fidèles, à l’issue d’une crise mystique, vient d’entrer dans les ordres. Doivent-ils l’exclure ? Les instances dirigeantes répondent par la négative, au nom de la liberté de conscience. Mais elles ajoutent que, s’il s’avérait que cette personne a reçu les ordres de l’Église romaine, il conviendrait de lui faire remarquer que le contentieux avec Rome est très lourd."
Comment les francs-maçons catholiques s’accommodent-ils de cette sourde guerre ? Mal, évidemment. Une lueur d’espoir apparaît après la Seconde Guerre mondiale. Victimes des persécutions nazies, les frères ne sont plus pris pour cible ouvertement par les représentants de l’Église. La laïcité n’est plus un objet de combat politique. Vatican II donne des signes implicites de détente.
À la Grande Loge nationale française, l’obédience "régulière" - reconnue par Londres -, qui exige de ses membres qu’ils soient croyants, on bricole même une théorie selon laquelle les frères qui ont prêté serment sur la Bible au moment de leur initiation ne sont pas concernés par l’excommunication. Avec un certain succès, d’ailleurs, puisque quelques évêques acceptent de l’appliquer. Rien de plus logique, l’obédience comptant plusieurs prêtres parmi ses membres...
Mais quelle déconvenue lorsqu’au début des années 80 une délégation de la GLNF se rend à Rome pour nouer un dialogue plus formel ! Ces émissaires sont renvoyés par le secrétariat pontifical au bureau "foi et incroyance". "L’Église est alors prête à dialoguer avec les incroyants et avec les autres religions, mais les francs-maçons n’entrent dans aucune de ces cases", remarque Roger Dachez.
"Péché grave"
L’année 1983 fait miroiter un espoir de courte durée. En janvier paraît le nouveau Code de droit canon, qui n’avait pas été révisé depuis 1917. L’article 1374, qui condamne les sociétés conspiratrices, ne mentionne plus la franc-maçonnerie. L’excommunication est levée de fait. Mais, en novembre de la même année, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Joseph Ratzinger, qui deviendra Benoît XVI, maintient, dans une mise au point officielle, que les francs-maçons demeurent en état de péché grave parce que "leurs principes ont toujours été considérés comme inconciliables avec la doctrine de l’Église". Une interprétation qui suscite l’étonnement : "L’intention du nouveau code était manifestement de ne plus maintenir de sanction systématique, explique le père Jérôme Rousse-Lacordaire, directeur de la bibliothèque du Saulchoir, à Paris, et auteur de Rome et les francs-maçons, histoire d’un conflit (Berg International, 1996). Les débats de la commission chargée de rédiger ce code montrent qu’il s’agissait de laisser aux évêques la faculté de juger au cas par cas. Ce revirement montre combien cette question continue de provoquer des tiraillements au plus haut niveau de l’Église."
L’Osservatore Romano publie en 1985 un commentaire intitulé "Foi chrétienne et franc-maçonnerie" qui indique que, sur le fond, rien n’a changé : "Faisant abstraction de la considération de l’attitude pratique des diverses loges, de leur hostilité ou non à l’égard de l’Église, la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, par sa déclaration du 26 novembre 1983, a voulu se placer au niveau le plus profond et par ailleurs essentiel du problème : c’est-à-dire sur le plan de l’incompatibilité des principes, ce qui veut dire sur le plan de la foi et de ses exigences morales." Autrement dit, pour l’Église, le secret a ses limites, et celles-ci sont dépassées par le serment prononcé en loge, secret qui risque de nuire à l’ordre public, mais surtout à la sincérité de la confession.
Et que dit le père Rousse-Lacordaire aux fidèles qui s’interrogent sur leur appartenance à la franc-maçonnerie ? "Je leur réponds que la doctrine officielle de l’Église est de maintenir l’état de péché grave, mais qu’il n’est plus question d’excommunication. Cela dit, la plupart d’entre eux considèrent que Rome n’a rien compris à la franc-maçonnerie, et ils ont décidé de s’accommoder de ce malentendu."