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De Vienne à Vienne, naissance et mort de la société ouverte ?

Entretien avec Alain de Benoist

Lionel Baland (Eurolibertés) : Assistons-nous au triomphe des idées libérales de Karl Popper ? La société ouverte et ses ennemis paru en 1945 est-il à notre époque ce que Le capital de Karl Marx a été au XXe siècle, l’ouvrage clé par rapport auquel chacun est tenu de se positionner ?

Alain de Benoist : Vous faites trop d’honneur à Karl Popper ! Non seulement je ne vois pas grand monde se positionner aujourd’hui par rapport à sa Société ouverte, mais je n’ai pas l’impression que ce livre ait encore beaucoup de lecteurs. Traduit en France en 1979, il n’a d’ailleurs pas été réédité depuis le début des années 1990. Ce qui est vrai, c’est que le milliardaire américain George Soros, dont on connaît l’influence délétère qu’il exerce dans les pays de l’Est, a repris cette expression quand il a créé en 1993 sa Fondation pour une société ouverte (OSF) afin de promouvoir un peu partout dans le monde l’idéologie des droits de l’homme et l’économie de marché. Il s’est ainsi placé sous le patronage de Popper, mais je ne suis pas sûr que celui-ci se serait reconnu dans tous les agissements de l’OSF. La « société ouverte » est d’ailleurs une notion qui a d’abord été développée par Bergson.

Ouvrage rédigé à la fin de la IIe Guerre mondiale, La société ouverte et ses ennemis est en grande partie un livre de circonstance, mais c’est aussi une œuvre de philosophie. Popper, philosophe des sciences, y oppose les sociétés libérales aux sociétés « magiques » (qui ignorent la distinction entre loi naturelle et loi humaine) et collectivistes. L’une des idées qu’il développe est que le grand ancêtre des totalitarismes modernes est Platon, ce en quoi il se trompe lourdement : comme l’a écrit le philosophe Dominique Janicaud, il n’y a guère de sens à « appliquer à la République platonicienne le concept de "totalitarisme", qui est un produit spécifique du XXe siècle ».

En outre, il ne faut pas se laisser piéger par les mots. Quand Popper parle de « société ouverte », il a en tête une société ordonnée à la conception libérale de la liberté, pas nécessairement une société ouverte à tous les migrants désireux de s’y installer. La notion de « société ouverte » est à mon avis éminemment critiquable, mais on n’a pas besoin pour la critiquer de se référer à une actualité qui n’existait pas à la parution du livre.

 

En Hongrie, le Premier ministre démocrate-chrétien Viktor Orbán (Fidesz) désire réaliser, selon ses dires, une « société illibérale », en opposition à la société libérale prônée par le milliardaire américain originaire de Hongrie George Soros. En quoi consiste cet « illibéralisme » ? Quelles sont les familles politiques françaises qui se rattachent à l’illibéralisme et quels sont les théoriciens en France et dans les autres pays de ce courant d’idées ?

Apparue il y a peu de temps (elle n’est pas antérieure à la fin des années 1990), la notion d’« illibéralisme » est extrêmement intéressante. Viktor Orbán s’y est référé en 2014 pour défendre l’idée que l’idéologie ne doit pas être l’élément central des jugements que l’on porte sur l’organisation de l’État. Les médias en ont conclu que le Premier ministre hongrois voulait justifier la « dérive autoritaire » de son régime, mais les choses sont beaucoup plus complexes que cela. Pierre Rosanvallon a écrit que le bonapartisme est la « quintessence » de l’illibéralisme. Je pense pour ma part qu’on devrait plutôt se référer au populisme : une démocratie illibérale est une démocratie qui prend la souveraineté du peuple au sérieux.

Depuis des décennies, on cherche à nous faire croire que libéralisme et démocratie sont une seule et même chose. La démocratie libérale serait donc la seule forme possible de démocratie. Mais en réalité, c’est exactement le contraire. « Une démocratie est d’autant plus démocratique qu’elle est moins libérale », disait Carl Schmitt. Le sujet du libéralisme, c’est l’individu ; celui de la démocratie, c’est le citoyen. Le principe de base de la théorie libérale est la liberté de l’individu, une liberté conçue comme un droit subjectif émancipé de tout ancrage particulier. Le principe de la démocratie, c’est l’égalité des citoyens. Les démocraties libérales sont des démocraties parlementaires et représentatives, qui refusent d’admettre que l’on puisse décider démocratiquement contre le libéralisme. Lorsque le peuple comprend que ceux qui prétendent les représenter ne représentent plus rien, et que la représentation équivaut à une captation de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, il cherche à décider par lui-même de ce qui le concerne. Sonne alors l’heure de la démocratie illibérale.

 

L’avènement en Autriche d’un gouvernement regroupant les sociaux-chrétiens de l’ÖVP, ayant adopté une nouvelle ligne politique, et le parti patriotique FPÖ marque-t-il l’entrée dans les instances dirigeantes d’un pays d’Europe occidentale des idées illibérales déjà actives au sein des gouvernements de certains pays d’Europe de l’est ? Cette entrée en fonction d’un nouveau gouvernement à Vienne symbolise-t-elle le début de la fin de la société ouverte en Europe occidentale, dont l’idée a été théorisée par le philosophe Karl Popper né à Vienne en 1902 au sein de l’Autriche-Hongrie ?

Ce qui se passe actuellement en Autriche va bien sûr dans le sens de l’« illibéralisme » au sens que j’ai indiqué, et je pense qu’il y a tout lieu de s’en réjouir. Au-delà de la mise en place de ce nouveau gouvernement, la grande question qui se pose est de savoir si l’Autriche va s’intégrer au groupe de Visegrád, qui associe déjà la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie. On verrait alors resurgir quelque chose qui ressemblerait à une nouvelle mouture de l’empire austro-hongrois et qui, surtout, pourrait constituer à terme l’embryon d’une Europe « illibérale », en tous points opposée par ses valeurs et ses principes à l’actuelle Europe de Bruxelles. Le conflit entre les deux entités est déjà perceptible. Une autre question fondamentale, maintenant que l’après-Merkel a commencé, étant de savoir si l’évolution présente de l’Autriche n’annonce pas d’une certaine manière ce qui pourrait se passer dans l’avenir en Allemagne.

Alain de Benoist sur E&R :

Approfondir le sujet avec Kontre Kulture :

 






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3 Commentaires

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  • #1873657
    Le 5 janvier 2018 à 07:41 par bertin
    De Vienne à Vienne, naissance et mort de la société ouverte ?

    La Société ouverte ...

    Excellent article d’Alain de Benoist ,
    qui met de la clarté et de la rigueur
    sur l’évolution ou la révolution géopolitique
    ou la réaction philosophique que nous vivons .
    "L’illibéralisme",traduit à sa manière l’imposture
    du "libéralisme",essence de l’empire anglosaxioniste,
    qui naquit à Londres il y trois siècles .
    Puissions nous participer à ce réveil des peuples
    d’Europe .Le soleil se lève à l’Est .
    Debout les gaulois !

     

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  • #1873713
    Le 5 janvier 2018 à 10:20 par Heimat
    De Vienne à Vienne, naissance et mort de la société ouverte ?

    Pewtube ,Bitchute,Gab etc..LA dissidence .

     

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  • #1875851
    Le 8 janvier 2018 à 14:55 par social donc national
    De Vienne à Vienne, naissance et mort de la société ouverte ?

    Très intéressant ; effectivement, j’avais aussi remarqué que le groupe de Visegràd, en y ajoutant l’Autriche (Hongrie, Bohême-Moravie, Slovaquie, Galicie (Pologne), restituait sur la carte l’essentiel de l’empire des Habsbourg, il faudrait aussi y ajouter la Slovénie et la Croatie. D’une certaine façon c’est logique ; des nations pour l’essentiel catholiques ayant vécu pendant plusieurs siècles dans le même cadre étatique et avec le même souverain a contribué à créer des conceptions, des pratiques et des traditions politiques qui sont restées encore assez proches... Perso cela ne me déplairait pas de voir renaître cette monarchie sous forme confédérale sur la carte, ce qui aurait pour effet d’anéantir l’emprise germano-bruxelloise sur ces pays, ce n’est pas interdit de rêver un peu, quoique, si un jour Vienne redevient un pôle d’influence...
    Pour ce qui est de la coalition politique au pouvoir à Vienne, où beaucoup chez nous y voient en filigrane une alliance LR/FN, à mon sens est bel et bien une rêverie ou une vue de l’esprit. La filiation idéologique de ces partis est différente, de même que sont différentes en Autriche les pratiques politiques "autorisées".
    Mais surtout, ni Wauquiez, ni Fillon avant lui, ne peuvent prétendre au rôle d’un Orban français, il sont historiquement trop liés au centre pour cela, et du reste, l’interdit autour du FN demeure plus que jamais en vigueur. Quant au FN, plus que son nom, il reste au autre problème : Marine elle-même ; c’était déjà difficile pour elle avant le funeste débat, mais alors aujourd’hui, c’est bien regrettable, mais elle n’a plus aucune crédibilité pour incarner quoique ce soit...Quant à savoir comment et autour de qui sera recomposée la droite française, bien malin qui pourrait le prédire aujourd’hui !

     

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