La crise chypriote est en train de tourner au psychodrame tant pour la zone Euro que pour la Russie et ses relations avec cette zone Euro. On peut se demander comment on en est arrivé là, et comment un pays, dont le PIB ne représente que 0,3% du PIB de la zone Euro, a-t-il pu provoquer une telle émotion.
En fait, cette dernière est largement le produit de l’action de l’Eurogroupe, l’instance intergouvernementale des 17 pays de la zone Euro, dont les décisions inadaptées ont transformé ce qui n’était qu’un simple problème de recapitalisation bancaire en une crise d’une particulière gravité.
Les origines de la crise chypriote
Cette crise trouve son origine dans la restructuration imposée aux créanciers privés de la Grèce au printemps 2012. Cette restructuration se traduit par une brutale dévalorisation des titres de dettes détenus par les banques, et en particulier par les banques de Chypre. Or, les banques ont des actifs égaux à 7,5 fois le PIB de Chypre. C’est certes beaucoup, la moyenne dans l’Union Européenne étant de 3,5 fois, mais c’est un chiffre équivalent à ce que l’on trouve à Malte et en Irlande, et largement inférieur à celui du Luxembourg, ou le ratio des actifs bancaires rapportés au PIB et de 22 pour 1.
Chypre a certes un secteur bancaire surdimensionné, mais reste cependant plus près de la normale que des paradis fiscaux comme le Luxembourg, les Bahamas ou les îles Cayman.
Cette crise était prévisible, et était annoncée. Dès le mois de juin 2012 les autorités de l’île ont prévenu les autres pays de la zone Euro des conséquences qu’avait pour les banques la restructuration de la dette grecque. Le gouvernement chypriote avait en conséquence demandé une aide de 17,5 milliards d’euros. Mais, l’Eurogroupe, à son habitude, a mis beaucoup de temps à réagir. Une partie de la crise est liée à cette procrastination, hélas habituelle, des institutions européennes. Les avertissements n’ont pas manqué. Les derniers en date furent les déclarations d’Alexeï Koudrine, l’ancien Ministre des Finances de la Fédération de Russie au début du mois de février 2013. Pour notre part, nous avions signalé à de multiples occasions au printemps 2012 que la restructuration de la dette grecque aurait nécessairement des conséquences importantes pour le système bancaire chypriote.
Ces avertissements ne furent pas écoutés, et c’est dans l’urgence que l’Eurogroupe et ce que l’on appelle la « Troïka », soit la Banque Centrale Européenne, l’Union Européenne et le FMI, se sont attelés à la résolution du problème chypriote. L’accord qui en a résulté dans les premières heures du samedi 16 mars 2013 s’est révélé désastreux : il prévoyait que l’Union Européenne fournirait 10 milliards d’euros, le FMI 1 milliards et le reste serait à la charge de Chypre (6,5 milliards) dont une bonne partie devrait être fournie par la fameuse « taxe sur les dépôts » le reste devant provenir du produit de privatisations d’entreprises publiques.
Il s’agissait d’une mesure dont les précédents étaient fort peu nombreux. Les dépôts avaient certes étaient taxés en Italie, mais à hauteur de 0,66%, au début des années 1990. Une taxe avait été brièvement introduite sur les intérêts des dépôts en Norvège dans les années 1930. Les taux de taxation prévus pour Chypre étaient cependant sans comparaison avec 6,6% pour les dépôts de moins de 100 000 euros et 9,9% pour les dépôts de plus de 100 000 euro. Ils ont alors provoqué la légitime colère de la population qui, dès qu’elle a appris la nouvelle, s’est littéralement soulevée.
De la crise chypriote à la crise de la zone Euro
L’émotion populaire fut donc considérable dès le samedi 16 mars. On en a rendu compte par ailleurs . Elle a conduit le Parlement de Chypre à rejeter le mardi 19 mars le plan européen et par là même à rejeter la loi introduisant la taxation des dépôts. Il est significatif que sur les 55 députés que compte le Parlement, aucun n’a voté en faveur de cette loi, pas même les 19 députés du parti du Président, qui ont choisi de s’abstenir. Le gouvernement a donc déclaré que l’idée d’une taxe sur les dépôts était abandonnée. Mais, au lieu de reconnaître l’erreur commise, et d’abandonner l’idée d’une taxation des dépôts, l’Eurogroupe et la BCE se sont entêtés, transformant ainsi ce qui n’était qu’une crise localisée en une crise générale de la zone Euro.
Dans les faits, la BCE a décidé d’instaurer un blocus monétaire de Chypre. C’est une mesure d’une extrême gravité. Elle aboutit à l’interruption de toutes les transactions bancaires entre Chypre et les autres pays de la zone Euro ce qui paralyse leurs activités, mais aussi celles de toutes les entreprises qui utilisent ces banques. En fait, cette mesure pourrait être assimilée à un « acte de guerre » dans le droit international, et qui plus est un acte décidé non par un pays mais par une instance supranationale et irresponsable. Cette mesure a été décidée contre un pays souverain, dont les institutions démocratiques avaient eu le tort de décider autre chose que ce qui convenait à M. Mario Draghi, le Président de la BCE.
Il faut ici bien mesurer ce qu’a d’inouï la décision de la BCE. Elle signifie que, dans la zone Euro, pour paraphraser le grand écrivain britannique Georges Orwell « tous les pays sont souverains, mais certains sont plus souverains que d’autres ».
Le moment russe
Les réactions de la Russie ont changé de nature entre l’annonce du plan samedi et la mise en place du blocus le mercredi 20 mars.
Pour comprendre cela, il faut revenir sur la nature des avoirs russes à Chypre. Sur les 90 milliards d’euros de dépôts, 20 milliards correspondent à des comptes de personnes physiques ou morales (des entreprises) de la Russie et de la CEI. Il y a en fait 33 milliards d’euros qui correspondent à des avoirs étrangers, mais 13 milliards correspondent en fait à des dépôts de Grecs, de Britanniques et de personnes du Moyen-Orient.
Les 20 milliards de dépôts russes sont certes importants, mais on peut difficilement dire qu’ils « dominent le système bancaire chypriote. En fait, l’île de Chypre joue un rôle particulièrement important dans les transactions financières en provenance ou à destination de la Russie. Les sommes sont là beaucoup plus élevées. Elles sont estimées à 250 milliards d’euros. Cet argent transite dans les banques chypriotes, mais n’y reste pas. De nombreuses sociétés russes ont ainsi des comptes à Chypre pour effectuer des règlements ou pour percevoir de l’argent de l’ensemble de la zone Euro. C’est donc à ce titre que Chypre est effectivement une place financière d’une grande importance pour la Russie.
Les autorités russes, par la voix du Président et du Premier Ministre ont dénoncé le plan du 16 mars et la mesure de taxation des dépôts en indiquant que cette mesure rompait le pacte de confiance entre le déposant et sa banque. C’est indubitablement exact. On peut même dire que cette taxe était contradictoire avec la garantie de 100 000 euros sur les dépôts qui est valable dans toute la zone Euro. Mais, à ce moment, il n’est nullement question que la Russie intervienne et sauve les banques chypriotes. La visite du Ministre des Finances de Chypre à Moscou ne se solde par aucun accord. La protestation du gouvernement russe est purement de principe. La nature illicite d’une partie des dépôts fait que les autorités russes n’ont aucune envie d’intervenir.
Par contre, avec l’annonce du blocus, le ton change radicalement. Le Premier Ministre, M . Dmitri Medvedev, menace alors de transformer brutalement la partie des réserves de change libellée en Euro et détenue par la Banque Centrale de Russie en dollars. La menace est très sérieuse pour la zone Euro. La Russie détient probablement entre 350 et 400 milliards d’euros. Qu’elle en vende la moitié pour acheter du dollar ou d’autres monnaies et c’est tout l’équilibre fragile de la zone Euro qui est brutalement compromis. Les taux d’intérêts se mettraient brutalement à monter.
Nous en sommes donc là. Le gouvernement chypriote doit présenter un « plan B », basé sur un fonds d’amortissement et excluant toute idée de taxe. Ce plan sera, en l’état, probablement rejeté par la BCE et l’Eurogroupe. Soit le gouvernement chypriote cède aux pressions de la BCE, soit nous allons vers une intensification dramatique de la crise. Cette dernière pourrait bien aboutir à un effondrement partiel du système bancaire Chypriote et à la sortie de ce pays de la zone Euro.
Si on devait en arriver là, il est possible qu’un accord soit finalement trouvé avec la Russie et que cette dernière, moyennant alors un accès privilégié au gaz off-shore au large de Chypre accepte finalement de se substituer à l’Europe. Si cela devait arriver, ce serait un événement d’une portée considérable qui signifierait, en fin de compte, la fin de la zone Euro, un affaiblissement considérable de l’UE et une autorité grandissante de la Russie en Europe.