Il y a 20 ans, le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est pris d’assaut par la foule. Les 500 000 soldats soviétiques, stationnés en RDA, restent l’arme au pied. Depuis l’arrivée de Mikhail Gorbatchev, Erich Honecker, le Président est-allemand, n’essuie que des refus à ses demandes d’intervention, y compris chez ses voisins hongrois et polonais qui se rebellent contre le totalitarisme communiste. Au grand dam des Français et des Anglais, la disparition du mur est le signal de la réunification allemande, puis dans les années qui suivent, de la relance du « Drang nach Osten » (bond vers l’Est), permanence de la géopolitique allemande.
La politique de reconquête de la « mitteleuropa », en gestation depuis le début des années 70 et prônée ouvertement par Hans-Dietrich Genscher (1), se base sur deux principes simples. Dans un premier temps, anéantir toutes les nations d’Europe centrale ou orientale qui pourraient s’opposer à l’expansion allemande, puis dans un deuxième temps, construire sur une base ethnique et religieuse, une série de micro-états pouvant difficilement contrebalancer la puissance allemande. Les deux nations à neutraliser sont donc la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Si l’Allemagne a depuis longtemps abandonné l’idéologie du sang, elle n’a pas renoncé à son destin en Europe centrale.
L’obstacle au déroulement de ce plan peut venir de l’Angleterre, de la France ou de la Russie, dont les politiques traditionnelles ont toujours été de contenir l’expansion germanique en Europe centrale. La Russie, en plein marasme, est neutralisée et ne reprend sa place qu’à partir de l’arrivée de Vladimir Poutine à la présidence, en 2001. Pendant 10 ans, elle ne pourra exprimer qu’une opposition purement formelle ou un acquiescement impuissant aux opérations allemandes et américaines par la suite. L’Angleterre et la France sont, en 1989, opposées à la réunification brutale de l’Allemagne. C’est Joshua Fisher, le secrétaire d’État US aux affaires étrangères, qui, de concert avec son homologue allemand Dieter Gensher, impose le fait accompli. Pour les États-Unis, l’Allemagne est l’allié idéal pour déconstruire l’influence soviétique en Europe de l’Est. L’Angleterre se soumet à cette idée à contrecœur. La France de François Mitterand tente de résister, fidèle au seul allié français dans les Balkans, la Serbie. Les extraordinaires campagnes d’opinions lancées en Occident par l’Allemagne en faveur des Croates, par les États-Unis et l’Arabie Saoudite pour les musulmans, viennent à bout de la volonté du vieux Président. A partir de 1994, La France, empêtrée dans la construction européenne, dont l’Allemagne n’a que faire, se retire de la reconstruction politique de l’Europe de l’Est.
L’Allemagne a donc les mains libres pour modeler la « mitteleuropa » selon les exigences de sa politique traditionnelle. Cela va vite pour la Tchécoslovaquie qui disparait pacifiquement en janvier 1993, 45 ans après les accords de Munich. Pour la Yougoslavie, les choses sont plus compliquées, mais depuis le début des années 70, le BND (services secrets ouest-allemands) a infiltré les services secrets croates et a pris contact avec les communistes nationalistes, grâce aux réseaux oustachis (2). En 1981, sous l’impulsion de Klaus Kinkel (3), chef du BND, Ernest Bauer, ancien chef des services secrets oustachis pendant la deuxième guerre mondiale, est envoyé auprès de Franco Tudjman (4) emprisonné en Yougoslavie pour ses activités nationalistes. Il lance une campagne d’opinion en Occident et obtient de Tito, la libération du futur Président croate. Cette première opération est suivie par beaucoup d’autres tout au long des guerres de Yougoslavie. L’Allemagne s’appuie tour à tour sur les réseaux oustachis, l’endettement du gouvernement yougoslave, puis sur la mafia albanaise de l’UCK pour faire disparaître la fédération. Avec la Suisse, elles espèrent notamment, se débarrasser de leurs encombrantes diasporas albanaises en leur donnant le Kosovo.
En 2009, les objectifs de l’Allemagne ont tous été atteints. La Tchécoslovaquie n’existe plus, ni la Yougoslavie. Aucun des états qui sont sortis de ce processus de désagrégation ne représente de menace pour le « Drang nach Osten ». La forme invraisemblable du territoire croate, en fer à cheval, démontre clairement qu’il n’a jamais été question de créer un ensemble cohérent et pacifié. En revanche, l’Allemagne a atteint un de ses objectifs politico-stratégiques traditionnels, qui est l’accès simultané à la Baltique et à l’Adriatique.
Le retour de l’Allemagne comme grande puissance est un fait incontestable. À ce titre, la défiance de Vaclav Klaus, est avant tout, une crainte de voir les Allemands revenir dans les Sudètes et achever ce qui reste de la Tchéquie. L’Euro, que l’Allemagne contrôle sans partage, ainsi que la constitution européenne, achèvent d’assoir sa domination en Europe. Alors qu’elle a atteint l’essentiel de ses objectifs, la carte des puissances se redessine. La Russie est décidée à retrouver son influence en Europe de l’Est, particulièrement dans les Balkans. Les États-Unis, qui ont vu dans l’Allemagne, l’instrument de leur politique en Europe de l’Est, doivent désormais faire face à une puissance qui n’a plus besoin d’eux. Tôt ou tard l’Allemagne tirera les conséquences du fait que les États-Unis sont un allié coûteux et encombrant. Dans ce renouveau européen, la France a du mal à trouver sa place. La réunification allemande a bouleversé l’équilibre qui avait été mis en place par le général De Gaulle et le chancelier Adenauer. D’une nation économiquement et démographiquement semblable à la France, l’Allemagne est devenue une puissance dominatrice, de nouveau attirée par son expansion naturelle à l’Est. Depuis 20 ans, la France est coincée par la construction de l’Union Européenne avec une Allemagne deux fois plus puissante que prévu, qui lui impose sa volonté. L’humiliation de l’enterrement du projet d’Union méditerranéenne en est l’exemple le plus récent. La France fut absente de la reconstruction réelle de l’Europe postcommuniste. Si elle renoue avec la volonté de puissance, elle retrouvera une place centrale dans ce nouveau concert des nations, au grand soulagement de nombreux pays européens.
Xavier Moreau
(1) Ministre des affaires étrangères allemand de 1974 à 1982 et de 1982 à 1992.
(2) Parti croate pro-nazi pendant la seconde guerre mondiale, sous la direction d’Ante Pavelic. Un des premiers actes de souveraineté de la nouvelle Croatie sera de ramener les cendres de ce dernier d’Espagne en Croatie et de les inhumer avec les honneurs de la guerre.
(3) Klaus Kinkel est chef du BND à partir 1979. Il est ministre des affaires étrangère de 1992 a 1998.
(4) Franco Tudjman, ami personnel de Tito et membre du parti communiste croate. Il entre en dissidence au début des années 70. Malgré son antisémitisme affirmé (« Je suis heureux que ma femme ne soit ni serbe ni juive. »), il bénéficia de nombreux soutiens en Occident, notamment celui d’Alain Finkelkraut.