Egalité et Réconciliation
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Brevet de tartufferie supérieure

En 1887 paraît le Dictionnaire de pédagogie d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, inspecteur général de l’instruction publique, proche de Jules Ferry, et inventeur du mot « laïcité ». Parmi les quelque 350 collaborateurs dont s’est entouré F. Buisson, Ernest Lavisse rédige l’article « Histoire », où les instituteurs sont encouragés à fortifier le sentiment patriotique des jeunes âmes qui leur sont confiées : Faisons-leur aimer nos ancêtres gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroi de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légende. Bref, une pédagogie de « gauche » qui fait encore bon ménage avec les Gaulois, les croisades ou Jeanne d’Arc.

En 1911, dans la 2e édition du même dictionnaire, le nouvel auteur de l’article « Histoire », A. Balz, déplore quant à lui que l’enseignement historique destiné aux enfants soit atteint du malaise général dont souffre l’école elle-même, l’invasion de la politique. L’auteur rappelle alors que l’histoire ne doit être, sous aucun prétexte, aux gages ou à la remorque des partis, mais qu’elle les domine, au contraire, et les explique.

Un siècle après, où en sont donc les recommandations pédagogiques plus ou moins officielles, à commencer évidemment par celles de l’éducation dite « nationale » ? C’est ce que nous allons voir à travers un exemple qui touche non plus les « petits », mais les « grands » — en l’occurrence les candidats au brevet de technicien supérieur (BTS) — et dans une matière —le français — a priori moins exposée que l’histoire aux tentations totalitaires…

Courant 2005, le BTS de français faisait l’objet d’une réforme inaugurée par la promotion 2006-2007, et touchant notamment les modalités de l’épreuve : désormais, les candidats réalisent une synthèse de documents, suivie d’une « écriture personnelle », le tout portant sur deux « thèmes » étudiés pendant l’année. Une fois décrypté le fameux bulletin officiel (dont l’article 1 s’ouvrait cette fois-là sur un référentiel des capacités du domaine de l’enseignement de la culture générale et expression), tout enseignant qui se respecte consulte les manuels proposés voire offerts par les éditeurs (on évalue à plus de 150 000 les candidats au diplôme de BTS…)

C’est ainsi que l’auteur de ces lignes trouvait dans son casier, pour la rentrée 2006-2007, un envoi gracieux de Nathan, Les techniques du français, dont la préface se donnait pour ambition de former à l’esprit critique, avoir une lecture consciente et distanciée… En feuilletant le manuel, on découvre un chapitre consacré à la « lecture » de l’image, et parmi les exercices proposés, deux reproductions en couleur placées sur la même page : en bas, le célèbre tableau d’Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple ; en haut, une photographie « couvrant », le 28 avril 2002 à Paris, sur la place de la Nation, la manifestation organisée entre les deux tours de l’élection présidentielle (face-à-face entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, va même jusqu’à préciser la légende, au cas où la génération Sarkozy ignorerait l’enjeu du 22 avril 2002, ce 11 septembre de la politique française…)

Juchés, place de la Nation, sur le Triomphe de la République, les jeunes de 2002 brandissent donc à l’intention des étudiants de 2006-2007 drapeaux noir ou tricolore, banderoles aux avertissements sans équivoque, dont le plus lisible alerte que Ça sent le gaz. Et pour chapeauter le tout, une question vient stimuler la lecture consciente et distanciée des étudiants, conformément aux promesses de la préface : Quelles significations nouvelles suggère le rapprochement avec le tableau de Delacroix ? Nul n’ayant le privilège du « détail » qui tue, nous avons laissé ce manuel faire sa propagande ailleurs, sans l’argent de nos étudiants, et poursuivi l’année avec la neutralité politique qui aurait dû rester la sienne.

Arrivent les épreuves de français le 15 mai 2007, après les élections présidentielles, cette fois-ci, mais tout de même avant les législatives. Et là, c’est carrément la synthèse proposée aux candidats qui vient leur distiller la bonne parole républicaine. En effet, que dit le tout premier et le plus long document, intitulé La France, championne du monde de football, publié en 1998 par le Ministère des Affaires Étrangères sous la plume d’Anne Rapin ? Après avoir décrit la liesse qui suivit la victoire des « Bleus », Anne Rapin s’interroge sur sa signification politique, avec comme intertitre : Un baptême national. On ne peut s’empêcher de penser — écrit savoureusement cette bien-pensante — qu’il est en train de se passer quelque chose d’important. (…) Cette victoire véritablement nationale est à l’image de la France réelle, c’est-à-dire multicolore et rassemblée derrière les valeurs d’une République tolérante et humaniste. (…) Cette équipe incarne le mythe du creuset à la française et incite les Français à s’identifier positivement à ce qu’ils sont vraiment, un pays pluriel.

Et pour mieux attiser ce deuxième souffle identitaire, Anne Rapin évoque alors une France qui s’ébranlait en dansant, un peu étonnée de cette soudaine promiscuité entre des univers normalement séparés, brandissant sans complexe un drapeau reconquis sur les forces xénophobes et racistes, restauré dans sa dimension universaliste. Les « forces xénophobes et racistes » que l’article désigne ainsi à la vindicte citoyenne, n’importe quel étudiant est capable de les identifier. Quant au drapeau, les candidats en auront mesuré toute la « dimension universaliste », puisque la journaliste raconte par ailleurs qu’il s’agissait du drapeau français mais aussi du drapeau algérien en hommage à l’origine kabyle de « Zizou ».

La synthèse est un exercice rigoureusement objectif : il appartenait donc aux dizaines de milliers d’adolescents majeurs planchant le 15 mai sur leur épreuve de français, d’expliquer ce qui s’était joué de correctement politique dans cette fête du sport. Restait la 2e partie de l’épreuve, l’écriture personnelle : allaient-ils pouvoir réagir, laisser entrevoir ne fût-ce que l’ombre d’un doute touchant les appréciations d’Anne Rapin ? Ce serait compter sans la vigilance de nos inspecteurs, comme va nous le montrer un dernier retour en arrière…

En 2005-2006, la refonte des épreuves de français avait donné lieu à des réunions interacadémiques sous la direction d’une autre Anne, Armand de son nom, inspectrice générale de l’Éducation nationale. Le compte-rendu de ces réunions fut publié sur le site pédagogique Éduscol. On y trouve notamment une « Charte des examinateurs », où sont précisés les critères de réussite de l’écriture personnelle. Et c’est là que se manifeste avec la pire mauvaise foi la vocation liberticide de l’enseignement actuel. Morceau d’anthologie :

Les discussions ont parfois été vives entre les tenants d’une copie qui montre que le candidat se passionne et ceux qui craignent les dérives possibles d’un point de vue personnel. Ainsi, si un candidat se livre à une apologie du racisme ou de l’intégrisme, même si c’est passionné et bien écrit, que faudra-t-il faire ? Certains ont été tentés d’ajouter l’adjectif « citoyen » dans la Charte des examinateurs (« point de vue personnel et citoyen »), mais on a craint alors que les étudiants ne se sentent obligés d’écrire dans le « politiquement correct », quel que soit le sujet.

Le dilemme se résout cependant. On souhaite que le candidat puisse élaborer un point de vue personnel, à partir d’une parole authentique, sans préjuger de ce que le correcteur pensera. Dans le même temps, toute la formation de l’année, et le travail collectif sur le thème auquel la synthèse et l’écriture personnelle seront référées, conduiront nécessairement au dépassement d’un simple point de vue personnel et intime. (…) Dans l’année, les étudiants seront conduits à percevoir clairement le passage entre une opinion personnelle au sens « d’opinion privée », et opinion personnelle au sens « d’opinion partageable et publique ».

C’est donc bien à un dédoublement de la pensée, que sont conviés nos futurs « techniciens supérieurs » de la citoyenneté. Les mots ne manquent pas pour désigner une telle hypocrisie : dissimulation, duplicité… Mais pourquoi ne pas leur préférer celui de Tartuffe, qui devrait rappeler aux professeurs de français que sous Louis XIV, on pouvait encore plaisanter — malgré quelques cabales — avec les femmes savantes et autres punaises de sacristie.

Par Alain Suller