J’ai choisi, cher Léon Wieseltier, chers amis, d’intituler cette communication « La Résistible ascension d’Arturo Poutine ». Je fais allusion là, bien sûr, au chef d’œuvre de Bertold Brecht, écrit en 1941, et intitulé La Résistible ascension d’Arturo Ui – lequel Arturo, chez Brecht, était à la fois Adolf Hitler et un minable bandit de Chicago, maître du gang des choux fleurs, aussi ridicule que terrifiant, aussi terrifiant que ridicule.
J’ai l’intention, autrement dit, de brosser un portrait de Vladimir Poutine. Et j’ai l’intention, pour ce faire, d’assumer, via Brecht, cette reductio ad hitlerum (pardon pour le latinisme ; mais Constantin Sigov me rappelait, à l’instant, qu’on a parlé latin, dans cette université, jusqu’à une date très récente – alors allons-y pour cette reductio !) contre laquelle Leo Strauss nous a, comme vous savez, solennellement mis en garde mais à laquelle se sont risqués, ces derniers mois, tant Gary Kasparov que l’ancien ministre des Affaires étrangères tchèque Karel Schwartzenberg ou Hillary Clinton – et je crois qu’ils ont eu raison.
Je comprends la mise en garde, naturellement. Je suis le premier à penser et à dire que le nazisme fut un phénomène unique, singulier, sans précédent ni succédant et qu’il y a toujours un risque à y « réduire » quoi que ce soit d’autre. N’empêche. À condition de faire la part des choses, à condition de ne pas tout mélanger et de bien garder à l’esprit ce qu’eut, donc, d’absolument unique l’hitlérisme, il est quand même vrai qu’il n’y a pas tant de modèles politiques que ça disponibles et qu’il y a, entre ceci et cela, entre le personnage de Poutine et celui d’Hitler, entre la stratégie du premier et celle de son prédécesseur, des points communs réels et qu’il serait absurde de passer sous silence.
Pour ce qui est du « côté Arturo », c’est assez évident. Hitler était un bandit – Brecht l’a démontré for ever. Mais Poutine l’est tout autant – et cela serait aisément démontrable. Prenez le cas d’Anna Politovskaïa, ainsi que celui de ses cinq collègues de la Novaia Gazeta, le seul vrai journal d’opposition en Russie, assassinés comme elle dans des conditions troubles. Prenez le cas de Serguei Magniski, cet avocat courage qui s’était mis en tête de dénoncer la corruption du système en voie de formation sous le premier Poutine et qui a été arrêté, jeté en prison et torturé à mort, en 2009, en plein Moscou – vraiment torturé à mort, torturé jusqu’à ce que mort s’ensuive, torturé parce que c’était la seule façon de lui faire rentrer dans la gorge les secrets qu’il était en train de découvrir. Prenez les oligarques éliminés un à un, parfois bannis, parfois assassinés, polonium or not polonium, nuit des longs couteaux larvée et de longue durée, étalée sur des années – prenez les Goussinski, Berezovski, Khodorkovski : tout ça, aussi, pue son gangstérisme, son arturo-uisme à plein nez ! Prenez Pavel Yourov cet artiste dont on est sans nouvelles, sans doute kidnappé, ou au secret, et dont le nom figure sur les petites pancartes brandies, ici, au fond de la salle, par des jeunes de l’Université. Prenez Ianoukovitch, l’ex-président ukrainien en fuite qui avait un passé de mafieux, qui a régné avec des méthodes de mafieux et qui s’est sauvé comme font les mafieux quand ils sont démasqués. Ou prenez encore la façon dont des voyous s’infiltrent, sans identité, le visage masqué, dans les villes de l’est du pays pour y cogner, bastonner, semer la terreur et, espèrent-ils, empêcher les gens de voter. Est-ce que ce n’est pas, chaque fois, du pur hooliganisme ? Est-ce qu’on n’est pas plus près de Chicago et de ses mœurs de bas-fonds que des méthodes en usage dans la politique normale, les relations internationales normales ? Même cette idée d’une « guerre civile » en Ukraine, je la récuse : le gang des choux fleurs, ce n’est pas la guerre civile ! des bourreaux de vote à l’assaut des bureaux de vote, ça n’a rien à voir avec une guerre civile !! Il n’y a pas besoin d’un Brecht pour en faire, cette fois, la démonstration : l’évidence est flagrante ; la dimension grand banditisme du poutinisme saute aux yeux et aux oreilles de quiconque a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ; c’est la première partie de la démonstration ; le premier volet du portrait ; le plus facile ; je passe.
Je me tourne maintenant vers la stratégie d’action extérieure mise en œuvre par l’ancien kagébiste devenu chef d’État et dont l’Ukraine est aujourd’hui le théâtre, hélas, privilégié. La séquence, en vérité, a commencé un peu avant l’Ukraine, en 2008, en Géorgie, avec l’occupation de l’Ossétie du Sud au motif qu’une prétendue offensive de l’armée de Saakachvili mettait en péril les populations de la province. Mais vous avez eu ensuite la Crimée avec le même type d’argument, légèrement affiné ou, cela revient au même, démesurément grossi puisque l’intervention russe était censée prévenir un « massacre », pour ne pas dire un « génocide », orchestré par « la junte de Kiev ». Et puis vous avez maintenant ces villes de l’est du pays où l’on prétend, de nouveau, venir au secours de minorités russophones menacées par les abominables assassins fascistes au pouvoir sur le Maïdan. Passons sur le fait que la menace, en Ossétie, était parfaitement imaginaire. Passons également sur le scandale qu’il y a, de la part de Poutine et de ses sbires, à comparer ce qu’ils ont fait en Crimée avec ce qu’ont fait les Occidentaux au Kosovo : les Kosovars étaient bel et bien victimes d’une épuration ethnique ; il y avait, au Kosovo, chez les musulmans « albanais » du Kosovo, des morts tous les jours ; je ne sache pas que le gouvernement de Monsieur Iatseniuk, ce gouvernement démocratique qui assure la transition depuis la fuite ignominieuse de Ianoukovitch, ait jamais menacé qui que ce soit ! Ce qui m’intéresse c’est que cette séquence en rappelle évidemment une autre : celle qui va de la remilitarisation de la Rhénanie à l’Anschluss puis aux Sudètes et à l’annexion de Klaïpeda, dans l’ouest de la Lituanie. Même discours sur la menace qui, donc, pèserait sur les ressortissants germanophones là, russophones ici. Même détournement, là du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ici du droit de secourir les civils, du devoir et de la responsabilité de protéger – bientôt Poutine, qui a tous les culots, nous parlera carrément de droit et de devoir d’ingérence ! Mêmes referendums bidon avalisant le coup et offrant à Arturo Poutine les mêmes scores nord-coréens que les 99 % d’après l’Anschluss. Même façon, après chacun de ces coups de force, de jurer, main sur le cœur : « C’est bon ; c’était le dernier ; la der des ders si l’on peut dire ; je suis rassasié ; apaisé ; je ne veux pas de l’Ukraine ; je ne veux plus rien ; je ne veux plus désormais que la paix, encore la paix, toujours la paix. » Et même façon chez les Occidentaux de gober le bobard avec un empressement au choix comique ou glaçant – vous vous souvenez du « Hitler est un gentleman » de Chamberlain ? Eh bien y fait sinistrement écho l’inénarrable phrase de Steinmaier, le ministre des Affaires étrangères de Merkel, s’exclamant sans rire, en pleine crise de Crimée, alors que Poutine avance ses pions avec une désinvolture, une insolence, une violence, qui en disent long sur l’impunité dont il pense pouvoir jouir : « Ne laissons pas Poutine devenir un adversaire. » Il a bien dit : devenir notre adversaire… L’homme du coup de force en Crimée, puis à Donetsk et Odessa, n’est pas encore notre adversaire, mais risque de le devenir…. Les gens disent toujours que Poutine est un grand joueur d’échecs. Elle est même, cette histoire de « grand joueur d’échecs », le poncif principal qu’ânonnent les gens à son sujet. Et j’ai même entendu des faux savants, ne connaissant visiblement rien ni aux échecs ni à Poutine, se gargariser du talent avec lequel il mettrait en œuvre les principes de la « défense Alekhine » – cette stratégie, bien connue des vrais joueurs d’échecs, où l’on sacrifie une pièce pour attirer le camp adverse sur son terrain et, une fois ses défenses dégarnies, le prendre à revers et le réduire. Eh bien ce cliché est une injure, et au jeu d’échecs en général, et à Alexandre Alexandrovitch Alekhine en particulier. Je ne sais pas ce que vous savez d’Alexandre Alexandrovitch Alekhine. Mais c’est un immense personnage. Cet homme qui disparaît à peu près au moment où Brecht écrit son Arturo Ui, est une sorte de Vitaly Klitschko, de super champion, des échecs. Et les amateurs d’échecs connaissent la partie historique qu’il joua, et gagna, contre ce redoutable joueur qu’était aussi Léon Trotski. Bon. Cette injure à Alekhine, cette façon de noyer le poisson en comparant ce mauvais stratège qu’est Poutine au grand et légendaire Alekhine, cette fascination ridicule, n’ont évidemment qu’un but : dissimuler la troublante analogie entre les deux triades. La triade Rhénanie-Anschluss-Sudètes. Et la triade Ossétie-Crimée-Donbass.
Tournons-nous maintenant vers l’idéologie. Ou, plus exactement, vers cet ensemble de réflexes, de postures ou d’attitudes qui, chez les politiques, constitue une sorte d’idéologie. Je regardais avant de venir les photos ridicules du maître du Kremlin exposant ses muscles, son torse, sa virilité, dans toutes les situations possibles et imaginables. Je regardais ces images de Popeye bodybuildé, tantôt aux commandes d’un bombardier d’eau, tantôt à cheval, torse nu, dans la taïga ou tantôt concentré sur un tatami de judo. Je regardais ces images assez comiques qui font irrésistiblement penser aux photos de Mussolini dans sa grande époque. Je songeais à son culte de la force érigé en règle d’or dans les relations internationales – « je fais ce que je peux ; je vais au bout de ce pouvoir ; tant que nul ne me dit stop, je suis une force qui va, et j’avance ». Je réécoutais aussi, à la toute fin de son entretien télévisé du 17 avril, cet aveu bizarre, très bizarre, qui aurait pu sortir, lui, de la bouche d’un kamikaze nazi ou, aujourd’hui, d’un djihadiste : « La mort est horrible ? Mais non, elle peut être belle ; la mort pour ses amis, son peuple ou sa patrie peut être belle » – oui ! belle, la mort ! viva la muerte ! Ça n’a frappé personne que le « rationnel » Poutine, l’hyper-calculateur Poutine, le soi-disant émule d’Alekhine, parle comme un héraut du « martyre » en politique et, je le répète, comme un héritier de la tradition fasciste. Et puis ces lois anti-gays, passées l’an dernier en Russie, et dont je ne suis pas sûr qu’on ait bien pris toute la mesure. Car, au fond, il s’en fout un peu des gays. Ce qui lui importe et à quoi il pense quand il s’en prend à eux c’est la féminisation de la société dont ils sont censés être les agents, sa décadence – c’est cet effondrement des valeurs viriles dont l’Occident aurait donné l’exemple et dont la Russie serait, par contamination, victime – ce à quoi il pense c’est ce renoncement aux valeurs traditionnelles et aux principes véhiculés par les grandes religions, c’est ce rejet des « principes moraux » et de toute « identité traditionnelle, qu’elle soit nationale, culturelle, religieuse ou sexuelle », c’est cette mise « sur un pied d’égalité » des « familles nombreuses » et des « familles homoparentales », de la « foi en Dieu » et de la « foi en Satan » qu’il évoquait, en septembre 2013, à Valdaï, près de Novgorod, au nord de la Russie, devant un aréopage de 250 pseudo-intellectuels venus débattre de « comment renforcer l’unité de la société, de l’État et de la nation » ; et, ça aussi, c’était du fascisme à l’état pur. De même que la volonté d’enraciner l’âme retrouvée du peuple dans une sainteté imaginaire, elle-même tributaire d’un sol, sang et d’une mémoire : c’est la définition même du volkisch allemand ; c’est la vieille question allemande de ce qui est volkisch et de ce qui ne l’est pas ; c’est la vieille obsession de l’âme du Volk venant régénérer une communauté humaine et nationale corrompue, dégénérée, minée par les forces sombres, féminines, qui sont au pouvoir. Poutine ne dit pas « Volk ». Mais il dit sainte Russie. Il parle de l’âme russe qui se caractérise par « la plus haute distinction morale ». Mais c’est évidemment la même chose. C’est, pour ne pas dire pire, les grands thèmes d’une révolution conservatrice passée de la langue allemande à la langue russe… Tout cela vous semble sommaire ? Vulgaire ? Bête ? Peut-être. Mais une politique n’a pas à être intelligente ou élégante pour marcher. Et celle-là marche, pour le moment, assez bien – malgré, ou peut-être à cause de, son inélégance et de sa bêtise.
D’ailleurs j’ai tort de parler de « réflexes ». J’aurais tort, plus exactement, de m’en tenir à cette histoire de « réflexes » rappelant l’époque Arturo Ui. Car il y a une idéologie poutinienne. Une vraie. Une structurée. Elle n’est pas totalement formulée. Ou, quand elle l’est, elle n’est pas toujours pleinement assumée. Mais elle existe. Elle inspire nombre de conseillers du Président russe. Et cette idéologie c’est l’eurarisme. Je vous rappelle, en quelques mots, ce qu’est l’eurasisme. C’est Timothy Snyder qui a attiré notre attention ou, à tout le moins, la mienne sur cette histoire d’eurasisme et sur le cas de ce professeur Alexandre Douguine qui en est l’inspirateur. Tout commence avec la création, en 1993, d’un PNB. Pas le PNB des économistes, non. PNB comme ce Parti national bolchévique créé, donc, en 1993 par un sinistre personnage que vous connaissez bien et que nous connaissons, nous aussi, finalement assez bien car un bon auteur français en a fait un personnage de roman – Edouard Limonov. Quelques années plus tard, le Professeur Douguine, allié et ami de Limonov, rompt avec lui dans des textes pittoresques où il écrit qu’ « il faut dissoudre le Parti national-bolchévique car son chef est un vampire » ou que le chef en question a été repéré en train de se laver avec du « sang de vierges » où il croit avoir trouvé le secret de l’éternelle jeunesse. Et, au début des années 2000, il refonde ce Parti national bolchévique sur des bases plus sérieuses qui sont celles d’aujourd’hui et qui reposent elles-mêmes sur deux livres qu’il publiera coup sur coup et qui donneront bientôt le programme de l’entreprise. Le premier s’intitule La Quatrième Théorie politique : la Russie et les idées politiques au XXIème siècle et sort en France en 2012. Le second, paru l’année suivante, s’intitule : L’Appel de L’Eurasie. Et l’idée est, en gros, d’opposer à l’ensemble géopolitique constitutif de l’Union européenne un ensemble géopolitique eurasien réunissant, autour de la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie, l’Ukraine et peut-être, un jour, davantage encore. Vous connaissez la fameuse phrase de Poutine sur la fin de l’URSS conçue comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » ? Eh bien Douguine, c’est la réponse à ça. C’est la réparation de la catastrophe. C’est l’instrument idéologique d’une revanche prise sur cette Europe qui porte, avec l’Amérique, la responsabilité de la dissolution de l’URSS. Poutine n’a pas toujours été anti-européen. Au début, quand il succède à Eltsine, il est même plutôt partisan d’un rapprochement avec l’Union européenne et avec l’OTAN. Aujourd’hui, Douguine est passé par là. Le poutinisme est devenu un douguinisme. Et je pense que le but ultime du poutinisme est la réponse du berger à la bergère, c’est-à-dire la déstabilisation, voire la dissolution, de cette Union européenne qu’il tient pour en grande partie responsable de la dissolution de l’URSS. Les premiers menacés sont les Polonais. Puis les Baltes. Mais, après eux, n’en doutez pas, c’est le projet européen comme tel qui est dans la ligne de mire de ce douguino-poutinisme qui, à l’européisme, oppose donc l’eurasisme. J’ai lu, il y a quelques semaines, un texte de Douguine justifiant le coup de force en Crimée en évoquant, comme ça, en passant, le cas d’une « minorité wallonne » menacée par hypothèse de « déportation » et de « génocide » par les Flamands et obligeant alors l’Europe à se porter à son secours. Il aurait pu évoquer les Catalans français… Les Transylvains de Roumanie… La Suisse avec ses trois « peuples » qui, eux aussi, pourraient trouver des chantres prônant leur rattachement, qui à la France, qui à l’Allemagne, qui à l’Italie… Il aurait pu – peut-être l’a-t-il fait ailleurs – citer toutes ces minorités, très nombreuses, à cheval sur deux ou trois pays constitutifs de l’Union… Le modèle est là. Le scénario est écrit. Et aussi la menace, à peine voilée…
J’exagère l’importance de ce douguinisme ? Je ne crois pas. Car j’ai regardé ces deux livres de près. Et, hélas, ils ne sont pas nuls. Pas nuls du tout. Je crois même qu’ils sont inintelligibles si on ne les lit pas comme une intervention significative, et de bonne tenue, dans le grand débat qui structure, depuis vingt ans, la discussion intellectuelle aux États-Unis et qui est le débat entre Fukuyama (l’Histoire est finie ; il ne va plus s’y passer grand-chose de décisif ; les affrontements que l’on observe ne sont que des effets de surface, des leurres, venant à peine troubler le consensus fondamental qui est la marque des économies de marché et des régimes démocratiques) et Huntington (erreur ! l’Histoire ne s’arrête jamais ! de nouveaux événements, des vrais, surgissent sous nos yeux même si nous avons du mal à en reconnaître la nouveauté ! et elle est même en train, là, sous nos yeux, avec, en particulier, l’apparition et le développement de l’islamisme radical, de connaître un nouveau départ, un regain !). Le Professeur Douguine s’inscrit, oui, à la jointure des deux. Il pense, lui aussi, que Fukuyama se trompe et que l’histoire est un procès sans fin. Mais il pense que Huntington se trompe tout autant quand il identifie l’islamisme radical comme étant la nouvelle alternative au capitalisme libéral. Et son idée est qu’il y a une autre alternative, une vraie, une solide, qui est son alternative à lui et qui s’appelle l’eurasisme. Est-ce une troisième Rome ? Un troisième Empire ? Juste une Troisième ou Quatrième « Formule » ? Ce qui est sûr c’est qu’il s’agit d’une autre hypothèse de civilisation et, donc, de quelque chose de très très sérieux qui vient s’inscrire en faux contre la démocratie libérale et sa prétention à s’étendre sur l’essentiel des terres habitées. Vous avez chez Douguine une réflexion sur les langues qui empruntent à ces grands linguistes que sont les gens du cercle de Prague. Vous avez une méditation sur ce peuple premier qu’est censé être le saint peuple russe. Vous avez tout un corps d’oppositions du type organicisme versus démocratie, ou naturalisme versus libéralisme, qui sont parfaitement articulées et dessinent une vraie configuration philosophique. Eh bien c’est ça, le socle du Poutinisme. Il y a la nostalgie du léninisme, bien sûr. La nostalgie du stalinisme. Il y a ce fameux grand père Spiridon, son grand père préféré, qui fut le garde du corps du premier et le gouteur du second, et auquel il a plusieurs fois dit son attachement. Il y a le fait, donc, qu’il connaît la soupe soviétique puisque son grand-père l’a goutée et lui en a transmis le gout. Il y a, encore, sa nostalgie du tsarisme – et attention ! pas n’importe quel tsarisme ! Je vous rappelle que, dans son bureau, au-dessus de sa tête, il y a le portrait d’un tsar, un seul, Nicolas premier, massacreur des décembristes, despote sans scrupule et abominable – la Russie a eu des tas de tsars convenables ; elle a eu des tsars philosophes ; elle a eu des tsars correspondant avec Voltaire, Diderot, les Lumières ; mais non ! le tsar que Poutine s’est choisi, celui dont il a mis le portrait au-dessus de sa tête, c’est le plus con de tous, le plus brutal, le plus anti-intellectuel, c’est comme ça…. Bref, il y a tout ça dans le poutinisme. Il y a tous ces mauvais grumeaux dans la soupe poutiniste. Mais il y a aussi, il y a surtout, Douguine, Alexandre Douguine, qui structure tout cela et donne à ce désordre de références ses grandes armatures. Le poutinisme est un douguinisme. Et c’est donc un fascisme. Stricto sensu un fascisme. Je ne fais pas de la polémique en disant ça. Ce n’est ni une formule ni un slogan. C’est de l’histoire des idées. Dans l’ordre strict, et froid, de l’histoire des idées, le poutinisme est un douguinisme, c’est-à-dire un fascisme.
D’ailleurs, il y a un signe qui ne trompe pas. Ces deux livres de Douguine que je viens de citer, je ne les ai pas lus en russe mais, évidemment, en français. Or je vais vous dire une chose qui va peut-être vous surprendre. Le premier, le plus théorique, celui qui contient l’entièreté de la vision du monde du douguinisme, donc, du poutinisme, Douguine a choisi pour en préfacer l’édition française un homme qui s’appelle Alain Soral, dont le nom ne vous dit probablement et heureusement rien mais que nous connaissons, nous, Français, très bien puisque c’est l’idéologue nazi par excellence de la France d’aujourd’hui. Et, quant à l’autre, le deuxième livre, en un sens le plus circonstanciel mais, en réalité, le plus intéressant politiquement, il se trouve que c’est un livre d’entretiens ; or avec qui les entretiens ? qui pour relancer Douguine, lui renvoyer la balle et le mettre en valeur ? un autre Français qui s’appelle Alain de Benoist dont le nom ne vous dit, j’imagine, pas non plus grand chose mais qui est, depuis trente ans, l’un des idéologues les plus articulés de l’extrême droite française. Voilà. L’inspirateur de Poutine s’est choisi pour parrains deux fascistes français. Il ne l’a pas fait, d’ailleurs, seulement pour la France puisque l’entretien avec de Benoist est « toutes éditions ». Et à ceux que cela étonnerait j’ai juste envie de recommander de regarder maintenant la scène politique visible, celle des grandes alliances et des correspondances entre partis. Le seul personnage politique d’importance qui, en France, soutient Poutine et ne perd aucune occasion de dire son admiration pour lui s’appelle Marine Le Pen. En Hongrie, même chose avec les dirigeants du Jobbik néonazi et antisémite et, dans une moindre mesure, avec l’ultra nationaliste Viktor Orban. En Bulgarie, c’est l’Ataka qui se veut le relais du poutinisme. En France encore, vous avez une télévision de propagande poutinienne, Pro Russia TV, dont le rédacteur en chef est un ancien responsable régional Front national et dont les moyens techniques sont fournis par l’« Agence2Presse » qui est la télévision du Bloc identitaire. Et, inversement, quand on demande à Poutine, dans l’interview télévisée déjà citée, ce qu’il pense de ces joyeux personnages qui passent leur temps à lui tresser des couronnes, il dit voir dans leur montée en puissance le signe d’une « reprise en considération des valeurs dans les pays européens ». Autrement dit, il leur retourne le compliment et leur rend à son tour hommage. Et si vous regardez qui étaient les 135 soi-disant observateurs, « issus de 23 pays » et « incluant des juristes internationaux et des militants des droits de l’homme » à qui il a demandé – Poutine toujours – de veiller au bon déroulement du referendum de Crimée, vous trouvez à nouveau, et pêle-mêle, des proches du FN français ou du FPÖ autrichien ; un conseiller de Marine Le Pen pour les questions internationales ; des gens du Jobbik ; d’autres, rattachés à une très douteuse ONG belge qui s’appelle OEDE (Observatoire européen pour la démocratie et les élections) et qui est présidée par un ancien néonazi français ; bref toute une nébuleuse d’identitaires, d’ultra-nationalistes et de néo-fascistes qui fait froid dans le dos. Il y a un livre d’un ancien correspondant de la Pravda, Vladimir Bolshakov, Marine Le Pen, pourquoi Poutine en a besoin ? dont je vous recommande la lecture. Il détaille, sur le cas français, ce que je suis en train de vous raconter. Il décrit ces « habits neufs » du fascisme que, pour parler comme Paul Berman, endosse Vladimir Poutine. Il y a une Internationale poutinienne et c’est une Internationale fasciste ! Quand je pense que ces salauds osent, comme Serguei Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, comparer le Maïdan à une révolution brune ! La vérité – mais ça, vous le savez mieux que moi… — c’est que c’est Arturo Ui le Petit, c’est-à-dire Ianoukovitch, qui a fait monter Svoboda. Et c’est lui qui, au plus fort du Maïdan, quand il demandait à sa police anti-émeute de charger, disait que le Maïdan était entre les mains des juifs et que c’était pour ça qu’il fallait nettoyer le Maïdan…
Alors je dis en même temps, comme Brecht, que cette ascension est résistible. Pas irrésistible, résistible. Et cela pour deux raisons. La première c’est que Poutine est faible. Et la seconde c’est que l’Occident est fort. Poutine faible ? Sa démographie est déclinante. Son économie est chancelante. Il assiste, depuis trois mois à une fuite des capitaux qui commence à inquiéter les observateurs qui lui sont les plus favorables. Son armée elle-même est beaucoup moins performante que ne nous le racontent les douguino-poutinistes occidentaux : on ne refait pas une armée comme ça ! on ne remédie pas d’un claquement de doigts à un désastre de l’ampleur que fut le soviétisme ! et, experts pour experts, la plupart des experts militaires estiment que c’est seulement 17 % de l’armée russe qui est, aujourd’hui, en pleine maîtrise de ses capacités offensives ! 17 %…. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat – ni, encore moins, terroriser les stratèges de l’OTAN… Il n’y a pas de quoi nous faire le coup, à nouveau, de l’irrésistible et implacable joueur d’échecs… Non. Poutine est faible, vraiment. Et il l’est, d’ailleurs, comme le sont toujours tous les fascistes. Rappelez-vous le portrait de Himmler dans le Kaput de Malaparte. Himmler est au sauna. Il est nu. Et Malaparte, en l’observant, comprend tout à coup une chose, une toute petite chose, mais qui le renverse et le réjouit : Himmler a peur ; Himmler est faible ; Himmler n’est si méchant que parce qu’il a peur et qu’il est faible ! Eh bien ainsi est, toutes proportions gardées, Vladimir Poutine. Et Vladimir Poutine, comme tous les dictateurs qui ont ce fond de faiblesse en eux, comme Napoléon et Hitler en Russie, comme les généraux argentins aux Malouines, comme tant d’autres, finira par livrer la guerre de trop et par échouer – vous verrez… Nous sommes forts ? Eh oui. Si Poutine est plus faible qu’il ne le croit, nous sommes, nous, beaucoup plus forts que nous ne le pensons. Un exemple. Nos contrats d’armement et, en particulier, ceux portant sur les deux Mistral français : pourquoi ne pas les mettre en suspens ? pourquoi ne pas user de cette arme que nous avons et qui est une arme forte ? Un autre. La coupe du monde de football de 2018 à laquelle Poutine, soyez en sûrs, ne tient pas moins qu’aux jeux Olympiques de Sotchi cette année : allons-nous, de nouveau, si rien ne bouge en Ukraine et qu’il persiste dans son projet de l’intégrer à son ensemble eurasien et fasciste, nous prêter à cette mascarade ? et pourquoi ne pas laisser planer, d’ores et déjà, la menace d’un possible boycott ? Un autre encore. Notre fameuse dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou. Imaginez que nous unissions, là aussi, nos forces. Nous, c’est-à-dire les Européens consommateurs de gaz russe. Imaginez, donc, que nous nous entendions pour grouper nos approvisionnements, constituer un consortium de négociation, diversifier nos sources et, accessoirement, engager tous ensemble un programme de diversification qui, même s’il ne prend effet que dans dix ans, aura au moins le mérite d’envoyer un signal clair au nouveau maître du gang des choux fleurs, c’est-à-dire au maître chanteur qui prétend nous prendre en otages. Un autre exemple. Mario Draghi. Imaginez que Mario Draghi retrouve le quart, que dis-je le dixième, et même moins encore, de l’imagination dont il a fait preuve quand il a fallu trouver 800 milliards d’euros pour sauver le système bancaire européen. C’était bien de sauver le système bancaire européen. C’était évidemment une urgence absolue, indiscutable. Mais non moins indiscutable est la nécessité d’aider l’Ukraine à desserrer l’étreinte du douguino-poutinisme et de déstabiliser, au passage, le plan de déstabilisation de l’Europe dont l’attaque contre l’Ukraine n’est que la première étape. Or cela coute, nous dit-on, 20 ou 25 milliards. C’est-à-dire quelques pourcents du plan de sauvetage de notre système financier. Croyez-vous vraiment que cela soit au-dessus de nos forces ? Croyez-vous réellement que l’Europe n’ait pas les moyens de s’opposer à Poutine pour défendre ces valeurs de droit, de démocratie et de liberté dont les Ukrainiens sont aujourd’hui les sentinelles ? Non. Nous avons ces moyens. Nous sommes aussi forts que Poutine est faible. Et c’est tout le sens de cette rencontre, de cette grande conférence, que de venir le rappeler. Merci, Léon Wieseltier et Timothy Snyder, merci cher Constantin Sigov, d’avoir pris cette initiative : ce n’est qu’un début – le combat continue.